Intervention d'Yves Ternon lors du colloque « Apprendre et se souvenir : Holocauste, génocide et crime d'Etat organisé au vingtième siècle », qui eut lieu à Berlin, du 12 au 15 mars 2003.
Depuis plus de trente ans que je conduis comme historien des recherches sur le crime de génocide, je me heurte à la même difficulté : quelle est la définition du génocide ? En effet, entre la formulation initiale de Raphael Lemkin et l'adoption par l'Assemblée générale des Nations Unies de la Convention du 9 décembre 1948, se situent une série de débats qui – et d'abord pour des raisons politiques – ont modifié ce concept. La définition du génocide telle qu'elle est formulée dans les articles 2 et 3 de la Convention est, pour un historien, incompatible avec la réalité des faits. Les listes élargies des actes qui constituent un génocide, que contiennent ces deux articles, ôtent à ce crime son sens premier de « crime absolu ». Elles permettent à la fois de qualifier de génocide des crimes qui, à l'évidence, ne relèvent pas de cette infraction tout en refusant cette qualification à d'autres événements qui sont réellement des génocides. C'est pourquoi, dès 1948, les chercheurs, et en particulier les juristes et les historiens se sont efforcé de contenir ce concept.
Parallèlement, le lent et patient travail des juristes internationaux qui, répondant à la demande incluse dans la Convention, de constituer une cour criminelle internationale compétente pour juger les personnes accusées de génocide, a permis, cinquante ans après et au terme d'un long parcours d'obstacles, la création d'une Cour pénale internationale. Or, cette instance est tenue de se référer pour définir le crime de génocide aux articles 2 et 3 de la Convention de 1948, ce qui lui permet de qualifier de génocide des infractions qui relèvent d'autres catégories criminelles, comme les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité - qu'elle est, par ailleurs, habilitée à juger et sanctionner. La problématique que je voudrais ébaucher se résume ainsi : le XXe siècle a, de la Conférence de la Haye de 1899 à la Conférence de Rome de 1998, créé un instrument juridique permettant de prévenir et de sanctionner l'infraction majeure que représente le crime défini en 1948 comme génocide, mais un fossé s'est creusé entre la définition légale de ce crime et sa signification réelle. C'est pourquoi, avant de parler de prévention de crimes qui pourraient conduire au génocide, il convient de définir les crimes qui constituent un génocide.
Qu'est-ce qu'un génocide ? Je pense qu'ici, entre chercheurs, nous ne nous entendrons pas sur une définition. En effet, le concept de génocide est l'objet d'analyses tellement divergentes qu'il convient, avant de le cerner, d'examiner les obstacles qui se présentent. Le premier obstacle est le risque de banalisation par extension du concept. Le mot «génocide» véhicule une telle charge émotive que tous les groupes victimes de meurtres collectifs considèrent que ce qu'ils ont subi était un génocide. Dans le seul XX e siècle les destructions massives de populations civiles sont si nombreuses qu'en considérant chacune comme un génocide on dépouillerait le concept de son caractère d'exception. Si on ne contient pas le concept de génocide, si on ne le perçoit pas comme un événement d'une gravité exceptionnelle, si, pour ne pas établir de hiérarchie des malheurs et pour ne pas créer de concurrence des victimes, on qualifie chaque massacre de génocide, alors on vide le mot de son sens premier.
Les débats qui ont eu lieu depuis cinquante ans sur le sens de ce mot permettent de définir les critères requis pour parler de génocide. Le premier est la destruction physique, en totalité ou en partie, d'un groupe humain, quel que soit l'adjectif que l'assassin accole à ce groupe pour le détruire. Il est sous-entendu que la partie anéantie est importante, sans qu'il soit nécessaire de fixer un pourcentage pour définir un seuil. Le second critère concerne l'identité des victimes : chaque membre de ce groupe est assassiné, quel que soit son âge ou son sexe, pour son appartenance au groupe ; il est tué pour ce qu'il est, non pour ce qu'il a fait.
C'est ce critère que soulignait la définition, par ailleurs incomplète, proposée en 1959 par le juriste hollandais Pieter Drost afin de refuser à des États criminels la possibilité d'exterminer des groupes humains en les étiquetant différemment : « Le crime de génocide, sous sa forme la plus grave, est la destruction délibérée d'êtres humains pris individuellement en raison de leur appartenance à une collectivité humaine comme telle ». Enfin, et c'est sans doute là le point le plus difficile à établir, le génocide relève d'un plan concerté. Bien que l'identité de l'assassin ne soit pas mentionnée dans la définition du crime, ce meurtre est, à l'échelle d'une nation, un meurtre au premier degré. Le coupable est un État, un parti ou un groupe politique qui s'est substitué à l'État. Les trois composantes requises pour qualifier un crime de génocide sont donc : la destruction physique massive d'un groupe humain, l'identification des victimes « comme telles » - le as such de la définition de Lemkin - et l'intention criminelle du meurtrier.
Cette approche du génocide laisse certes dans l'ombre d'autres composantes essentielles du crime comme le mobile, les préparatifs, le déni. Mais ces composantes sont variables et elles ne sont pas nécessaires à la qualification de l'infraction. La définition du génocide que je retiens est celle-ci : « Le génocide est la destruction physique massive, en exécution d'un plan concerté, d'un groupe humain dont les membres sont tués en raison de leur appartenance à ce groupe ». Une telle définition permet, à mon sens, de contenir le concept de génocide.
Contenir un concept ne signifie pas le réduire à l'excès. Le second obstacle se dresse en effet dans un sens opposé : c'est le refus de comparer les génocides pour préserver l'unicité de la Shoah. C'est seulement après deux décennies d'explication que les chercheurs travaillant sur le crime de génocide ont commencé à vaincre les réticences de leurs collègues, historiens de la Shoah, et à leur démontrer qu'une comparaison honnête entre deux événements constituant un génocide facilite la compréhension de ce crime en révélant à la fois des différences et des similitudes. Plusieurs génocides ont été perpétrés au XX e siècle. La Shoah représente l'archétype de ce crime et possède des caractères spécifiques, mais il y eut aussi un génocide des Arméniens, un génocide des Tsiganes, un génocide des Tutsi au Rwanda. La plupart des historiens s'accordent sur deux autres cas : l'Ukraine et le Cambodge. D'autres meurtres de masse ont été perpétrés qui, tout en présentant un ou deux critères requis, ne les réunissent pas tous, du moins dans l'état actuel de l'enquête criminelle. C'est dans ces cas que l'on peut parler, non de génocide, mais de massacres génocidaires, de crimes contre l'humanité ou de crimes de guerre. L'inclusion dans l'une ou l'autre de ces catégories ne réduit ni la souffrance des victimes ni la responsabilité des assassins, elle situe simplement le crime dans un autre registre d'infractions.
Le dernier obstacle rencontré par le chercheur n'est pas le moindre : c'est la négation. Ce phénomène est observé dans toutes les destructions de populations civiles au XX e siècle, qu'il s'agisse ou non d'un génocide. Quel que soit le mode de négation adopté - et il est différent dans chaque cas -, le négationnisme recourt aux mêmes artifices dialectiques, dont le plus ignoble est le retournement des victimes en coupables. Dans tous les génocides, dès leur préparation, l'innocence des victimes – dans le double sens du terme : elles n'ont pas nui et elles ne sont pas en mesure de nuire – est niée. Les négationnistes accusent leurs victimes soit d'invoquer de prétendus meurtres, soit de les avoir poussé à les tuer, ce qui retourne un meurtre prémédité en un acte de légitime défense. Avec le développement de l'Internet, le négationnisme devient un fléau que l'on n'est pas actuellement en mesure d'éradiquer et qui rend plus difficile la prévention.
La communauté internationale est seule en droit d'intervenir pour prévenir un génocide et c'est dans ce cadre qu'il faut examiner cette prévention. Si elle intervient dans l'urgence, lorsque les massacres ont commencé, il est bien souvent trop tard et pourtant, elle ne peut être sûre d'avoir levé une menace de génocide. Elle aura en tous cas la satisfaction d'avoir sauvé des vies. Si elle n'intervient pas et qu'un génocide est perpétré, elle est complice. Elle l'est tout autant, sinon plus, si le Conseil de sécurité a mis en place une force de dissuasion et qu'il la retire lorsque le génocide a commencé, ce qui s'est passé au Rwanda en avril 1994. A l'inverse, au Timor oriental, en 1998, la menace de génocide était réelle. Les milices massacraient et déportaient la population civile. La mise en place d'une force d'interposition, maintenue tant qu'elle serait nécessaire, a évité un massacre génocidaire, voire un génocide. Ce fut un succès, et il faut s'en inspirer pour penser la prévention dans l'urgence.
Au Kosovo, la problématique était différente. L'armée serbe et les milices serbes avaient un lourd passé criminel. Après Srebrenica, l'on pouvait craindre le pire, c'est-à-dire un génocide. Les massacres avaient commencé et les déportations d'Albanais étaient massives. Il était légitime d'intervenir. Mais l'occupation du Kosovo fit surgir un problème latent, en partie sous-estimé : la criminalité de l'UCK. Les francs-tireurs étaient, à leur tour, prêts à massacrer. La conclusion que l'on peut tirer de l'analyse de ces trois cas - Rwanda, Timor oriental, Kosovo -, qui se situent dans la dernière décennie du XX e siècle , est qu'en intervenant pour prévenir un massacre ou un génocide, on devient partie dans le conflit et que la force d'intervention doit être maintenue sur place jusqu'à ce que la menace soit réellement levée, dans ses multiples paramètres. En fait, il serait plus efficace de penser la prévention plus tôt, dès qu'un État viole les droits de l'homme. En 1982, Israel Charny et Chanan Rapaport avaient proposé de mettre en place un système d'alarme précoce - early warning system - qui permettrait de dépister le risque de survenue d'un meurtre collectif et qui fonctionnerait comme un appareil de contrôle physiologique, un biofeedback system , qui réagirait à un ensemble d'informations. Le principe fut retenu. Depuis, des instituts de prévention ont été créés, dont le premier fut l'International Alert de Leo Kuper. Je ne reviendrai pas sur ces réalisations dont Gregory Stanton fut, à maintes reprises, l'initiateur. De même, je ne détaillerai pas les indicateurs sociaux qui permettent de situer un environnement génocidaire et de révéler une transformation des mentalités rendant les membres d'une société coupables de participer à un génocide. Je me permettrai cependant de remarquer que les huit étapes du génocide, identifiées par le docteur Stanton, en complément des propositions initiales de Leo Kuper, ne correspondent pas toujours au déroulement d'un génocide. Ce sont des comportements criminels qui, loin de se succéder, s'interpénètrent dans le temps, voire se télescopent : l'extermination des Juifs allemands est redoutée dès 1933 et les stades se succèdent alors ; celle des Juifs d'Union soviétique commence dans les premiers jours de l'occupation. On peut examiner dans cette perspective les deux cas les plus exemplaires des génocides du XX e siècle, le génocide des Juifs et celui des Arméniens. A partir du 30 janvier 1933, il était évident pour tout observateur qu'un régime potentiellement criminel avait pris le pouvoir en Allemagne. Bien avant les « lois scélérates » de septembre 1935, l'État nazi promulguait des décrets et des lois qui mettaient le droit national en infraction du droit naturel et du droit des gens. Comme les nazis refusaient toute ingérence, qu'ils avaient brisé toute opposition intérieure, qu'ils se préparaient ouvertement à réarmer, la seule solution pour éviter les catastrophes futures eût été d'intervenir de l'extérieur pour renverser ce régime, une hypothèse inconcevable dans le contexte politique de l'entre-deux-guerres. On ne pouvait donc empêcher ce qui s'est produit dès 1940 : l'action T4, qui annonçait la Shoah et le génocide des Tsiganes. La communauté internationale, sous la forme précaire qu'elle avait alors, la Société des nations, n'avait ni la volonté, ni les moyens d'empêcher le développement du monstre. Le cas du génocide arménien pose une autre question : celle de l'utilisation de l'ingérence comme prétexte politique. Dès la fin du XVIII e siècle, la Russie s'était donné, dans un traité, le droit d'intervenir dans l'Empire ottoman pour protéger les minorités orthodoxes. Au cours du XIX e siècle, ce droit d'intervention fut étendu aux autres chrétiens de l'empire et il fut largement utilisé par les puissances européennes. Lors des massacres d'Arméniens en 1895 et 1896, le sultan dosa les massacres : il les interrompait lorsque les Puissances menaçaient d'intervenir. Le déclin, puis le morcellement de l'Empire ottoman, contribuèrent à l'émergence d'un nationalisme turc qui prit le pouvoir en 1908. En dépit de ses promesses de tolérance, ce régime s'orienta rapidement vers un panturquisme fanatique. L'engagement de l'Empire ottoman au côté des Puissances centrales en novembre 1914 fournit aux Jeunes-Turcs l'occasion de régler définitivement la Question arménienne par l'extermination des Arméniens, ce qui fut fait en 1915 et 1916. L'événement fut connu immédiatement. Mais c'était la guerre. L'Entente menaça les Jeunes-Turcs de traduire les coupables devant une cour pénale internationale ; l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie dénoncèrent le crime, pour la forme mais sans envisager de rompre une alliance nécessaire à leur stratégie d'isolement de la Russie. Une analyse de la période 1878-1914 montre que les Puissances, qui représentaient alors les pouvoirs d'une communauté internationale, étaient divisées et que chacune préservait ses propres intérêts. Les alliances n'étaient que conjoncturelles et la décision d'intervention était pensée en fonction des intérêts de chaque nation. Dans ce contexte de cynisme politique, il n'y avait aucune chance de prévenir un génocide.
La volonté commune des États est la condition préalable à une prévention, comme le souligne Gregory Stanton. Cette volonté suppose que l'éthique l'emporte sur le politique et que, lorsque la communauté internationale est confrontée à une menace de meurtre de masse, aucune considération politique ne puisse être avancée pour renoncer à amorcer un processus de prévention. La prévention la plus efficace serait la plus précoce, un système d'alerte qui recueillerait des indices puis les traiterait pour déterminer si un seuil critique a été franchi. Mais la première réaction ne saurait être une intervention militaire. Il y a d'autres instruments à utiliser avant d'en venir à cette solution extrême : d'abord la médiatisation, une dénonciation des violations des principes élémentaires sur lesquels repose la civilisation des droits de l'homme ; puis, devant la montée des périls et l'émergence d'États criminels, des pressions diplomatiques et des mesures de rétorsion économiques afin de contraindre ces États avant qu'il ne soit trop tard. Ce n'est qu'après l'échec de ces moyens que l'intervention d'une force internationale peut être envisagée, mais il faut être clair sur son opportunité et conscient de ses limites. En effet, la menace de génocide ne doit servir ni de prétexte, ni de justificatif moral au déclenchement d'une entreprise militaire qui sert d'autres fins. D'autre part, les possibilités d'intervention sont limitées : on ne peut intervenir partout au même moment et on doit tenir compte du rapport de force. Il n'est pas possible d'empêcher de nuire un État qui dispose d'une puissance de feu supérieure à celle que l'on pourrait lui opposer et qui est résolu à l'utiliser.
Je voudrais terminer sur un commentaire de l'actualité. C'est l'Amérique de Thomas Jefferson et de Woodrow Wilson qui a, la première, rappelé aux nations les principes qui permettaient de renverser le primat du politique sur l'éthique et c'est elle qui, aujourd'hui, va éliminer un dictateur criminel, au mépris du droit international que les nations ont mis un siècle à édifier. Ce sont les mêmes nations qui, en 1988, après que des Mirages vendus par la France à l'Irak aient gazé 5 000 Kurdes à Halabja, n'ont rien fait pour freiner la politique génocidaire de cet assassin. Une prévention à ce stade, à l'évidence génocidaire, eut évité à la communauté internationale de se trouver dans cette situation impossible où le pays qui, le premier, a proposé un ordre mondial fondé sur l'éthique bafoue ces principes parce qu'il a la force de le faire et ruine la construction d'un droit pénal international. Nous sommes tous d'accord sur ce point : il faut prévenir le génocide. Mais il faut aussi être lucide et admettre qu'on ne pourra le faire que lorsque les puissants de ce monde auront la volonté de le faire, en toutes circonstances. Et ce n'est pas aujourd'hui le cas.
« Lernen und Erinnern - Holocaust, Völkermord und staatliche Gewaltverbrechen im 20. Jahrhundert » [ « Apprendre et se souvenir : Holocauste, génocide et crime d'Etat organisé au vingtième siècle »], du 12 au 15 mars 2003.
Colloque organisé par :
- Georg-Eckert-Institut für internationale Schulbuchforschung International Committee of Memorial Museums for the Remembrance of Victims of Public Crimes
- Stiftung Topographie des Terrors