Préface d'Yves Ternon extraite du livre Le Golgotha de l'Arménie Mineure de Jean-Varoujean GURÉGHIAN
C'était à la Sorbonne, le 13 avril 1984, devant le Tribunal des Peuples, qui consacrait une session au cas du génocide arménien. Je venais d'achever devant cette assemblée l'exposé de mon rapport sur l'histoire de ce crime. J'avais été chargé de présenter au terme de ce rapport quatre témoins survivants du génocide. Deux venaient des États-Unis, deux habitaient en France, trois hommes et une femme. Ils vinrent devant le tribunal dire, debout, refusant le siège qu'on leur proposait, simplement, ce qui leur était arrivé, comment leur bonheur d'enfant avait été brisé. Un jour, ils avaient dû tout abandonner, prendre la route, une route qui ne menait nulle part. Les hommes furent d'abord enlevés. On ne les revit jamais. Puis les plus faibles moururent. Tous disparurent, tous, sauf quelques-uns, comme eux, les survivants. Ces enfants étaient devenus des vieillards. Ils avaient parlé, ils avaient dit ce qui s'était passé. Dans la famille, on les écoutait, même si, les années passant, le récit tournait à la mélopée. Dans la communauté, ils étaient la première génération, les pères fondateurs de la grande diaspora, celle d'après la Première Guerre mondiale. Ce jour-là, ils parlaient devant un tribunal qui ne pouvait que les écouter, rendre un verdict, sans être en mesure de leur accorder réparation. Ils venaient accuser des criminels depuis longtemps disparus d'avoir détruit un peuple. Rescapés de ce naufrage qui aurait dû les engloutir, ils racontèrent leur incroyable odyssée, comment ils étaient parvenus à se maintenir en vie dans cet environnement hostile que tous, famille, amis, voisins avaient dû quitter, parce qu'ils étaient Arméniens. Ils avaient un message à délivrer à un monde insoucieux, incrédule et sceptique.
Le premier de ces récitants était Aram Guréghian. Né à Sébaste (Sivas) en 1904, il mourut à Paris en 1993. Son fils, Jean-Varoujean Guréghian me fait l'honneur de me demander de préfacer ce livre. Il advient parfois, lors d'un enterrement, que l'on prie un ami étranger de porter avec les hommes de la famille le cercueil jusqu'à la tombe. Le cercueil est lourd, il ne faut pas défaillir. C'est cette charge que je ressens. Je crains de ne pas trouver les mots que le vieil homme aurait été en droit d'attendre de l'historien venu le présenter. L'archéologue qui reconstitue, avec une patience infinie, ce vase brisé dont les fragments ont été dispersés le long des chemins et dans les ravins d'Anatolie, sait la valeur de chacune de ces pièces. Mais elles ne sont, pour lui, que les éléments d'un ensemble. Chacune, cependant, est aussi un tout, ce qui reste d'une histoire interrompue, des étincelles de vie, pour la plupart aussitôt éteintes.
Quelle résonance prend en cette fin de siècle cette étincelle préservée ? C'est la même histoire qui s'est répétée ailleurs, tant de fois, en partie parce qu'on n'avait pas voulu écouter les premiers naufragés. Ils étaient venus, policiers, soldats ou miliciens, cogner à la porte des maisons désignées. Ils leur avaient donné quelques instants pour tout quitter. Ils les avaient rassemblés en convoi. Cette année-là, dans l'Empire ottoman, en 1915, la déportation avait été la méthode de mise à mort. Ils partaient mille ; quelques dizaines, parfois plus, parvenaient en un lieu qui était nulle part, des camps improvisés, échelonnés le long d'un trajet qui conduisait au désert, à la disparition. Ceux qui parvinrent à s'écarter de ce parcours fatal firent le récit de leur aventure. Dans cet environnement de violence et de cruauté, où des « hommes ordinaires » expulsaient sans chercher à le contenir tout le mal qu'ils avaient en eux, il avait suffi, ici et là, d'une main tendue, d'une bouffée d'humanité pour que quelques-uns pussent s'évader et survivre, une survie sans cesse remise en cause, dépendant d'un hasard, d'une humeur, de « nouveaux maîtres » qui tenaient ces destins entre leurs mains.
Alors que la perspective du désastre s'ébauche rapidement, il faut bien longtemps pour recueillir quelques récits, pour tenter de reconstituer l'événement sous cet éclairage différent, avec le regard des victimes. Tant de moments ont disparu, anéantis, sans un survivant, pas même un enfant surgi des charniers. Faute d'un seul témoin, le silence retombe à jamais sur les lieux de la catastrophe. Au contraire, plus la vie a été préservée, plus les témoignages sont précis. Certes ils disent l'horreur, mais elle est moins absolue que celle qui fut engloutie. On ne sait presque rien des circonstances du génocide dans les vilayet de Diarbékir, de Bitlis et d'Erzeroum : il y eut si peu de survivants. Il y a une géographie de la survie. Plus on se rapproche des grandes voies de communication, du centre, de l'ouest et du sud de l'Anatolie, plus nombreux sont les spectateurs étrangers, plus la déportation s'efforce de ressembler à un transfert et non à une extermination, plus nombreux sont ceux qui s'en sortent vivants. Pour un moment, car la mort reprend ses tours, d'Alep à Deir ez-Zor, le long de l'Euphrate, pour escamoter les derniers survivants dans les déserts de Mésopotamie.
Lorsque Jean Guréghian me remit le manuscrit de son père en me priant de le commenter, je réagis d'abord maladroitement. Je fis la comptabilité des jours et des semaines, égrenés dans le récit de l'enfant et je constatai qu'entre juillet 1915 où la famille Guréghian avait quitté Sivas et septembre où le petit Aram se trouvait à Ourfa pris dans la tourmente du mouvement d'autodéfense, deux repères fixes, il ne s'était écoulé que douze semaines, alors que, si l'on s'en tenait au texte, cet enfant en aurait vécu au moins le double. C'était là une remarque stupide. Le temps se transforme avec le temps. La mémoire fait jaillir des images, sélectionne des moments, marqués par un détail infime, puis enfouit le reste. Elle ne confond pas les visages, elle les estompe. Elle ne retrouve pas les mots, elle donne un ton à quelques instants forts et construit un discours qui a le même sens mais qui n'était pas celui-là. La chronologie est la première victime du souvenir. C'est l'erreur dans la reconstitution exacte du déroulement du temps qui, paradoxalement, confère aux récits d'exode, de déportation, de massacres, aux péripéties de l'improbable survie, leur cachet d'authenticité. Les récits des rescapés d'un massacre plongent brutalement le lecteur dans un univers manichéen. Les assassins portent le Mal, répandent la terreur. Le Bien disparaît pour ne subsister, ça et là, que sur des îlots que la tempête a tôt fait de submerger. Le récitant parcourt un monde sinistre, avec les mots d'avant, comme si tout s'était transformé à l'exception des paroles. Le lecteur éprouve un étrange sentiment. Il sait que la fin du récit sera heureuse. Mais l'histoire est tellement saturée de détresse, de misère, de souffrance que le rescapé en demeure imprégné. Comment serait-il le même quelques années plus tard cet enfant qui, hier, vivait insouciant au milieu des siens et qui, au lendemain du désastre, se retrouve, choqué, blessé, mais vainqueur dans l'épreuve de la lutte pour la vie, chargé de plus de souvenirs que s'il avait mille ans ? Lorsque, plus tard, convaincu que le témoignage et la vengeance ne font qu'un, il racontera, pour accuser, ces moments qu'il a vécus, il retrouvera le fil, démêlera une partie de l'écheveau, mais le temps se sera étalé. Ces jours si lourds seront devenus des semaines, les semaines des mois.
Aram avait onze ans. Il avait, comme tous ses camarades, vécu entre la famille et l'école. Brusquement, son univers s'était écroulé. Chaque jour, il avait connu une nouvelle aventure, affronté de nouvelles épreuves. Il avait été maintenu trois ans dans la peur, puis était resté quatre ans dans un orphelinat avant de partir pour la France. Ce récit qu'il avait commencé à Constantinople en 1920 et achevé plus tard n'était pas un journal, un recueil des moments du jour rapporté ponctuellement le soir avant de se coucher, mais des cauchemars éveillés, des visages entrevus, tueurs lourds de haine, villageois accordant l'aumône d'un morceau de pain, maîtres turcs, kurdes ou afghans, exploiteurs d'enfants esclaves, mais à qui l'on doit la vie, puis une explosion de joie, les retrouvailles inespérées avec le frère.
Les récits de déportation sont malheureusement trop rares pour permettre d'accomplir le véritable devoir de mémoire qu'impose une telle tragédie : donner un nom à chacune des victimes, nommer les morts afin que, faute d'avoir eu une sépulture, ils obtiennent une commémoration individuelle. Les rares rescapés peuvent citer les membres de leur famille, quelques connaissances rencontrées parmi les convois, leurs compagnons d'orphelinat. On possède les listes des réfugiés qui ont quitté la Turquie pour un pays d'accueil. Ils ont aussi été enregistrés dès leur arrivée. Mais les autres ! La plupart des familles arméniennes ont entièrement disparu dans la tourmente. S'il n'y a pas de registres administratifs ou paroissiaux, s'il n'y a plus de traces de leur recensement avant 1915, seules les cendres de leurs maisons incendiées, seules les pierres des chemins de la déportation se souviennent encore d'eux.
L'ouvrage que publie Jean Guréghian ne se résume pas aux Mémoires de déportation de son père. Non seulement il y inclut les témoignages des autres survivants de sa famille, mais il brosse un panorama de ce qu'en référence au livre, non encore publié en français, du Père Grégoire Balakian, « Le Golgotha arménien » – sans doute, avec le témoignage d'Andonian, le récit le plus documenté sur les pérégrinations d'un des rares survivants de la grande rafle de Constantinople, le 24 avril 1915 —, il nomme le « Golgotha de l'Arménie mineure ». Appuyé par des témoignages d'autres survivants et par celui d'un bourreau, ce chapitre offre une vue précise sur la déportation des Arméniens du vilayet de Sivas.
La chronique d'Aram Guréghian décrit, trop brièvement, l'installation en France des membres de sa famille qui ont survécu, l'influence d'un frère aîné, proche du parti communiste, puis de la Résistance et qui, en 1947, entraîne toute la famille dans l'aventure du retour en Arménie soviétique. Le récit du père s'interrompt là et c'est le fils, Jean, qui prend la plume. Il raconte les dix-huit années de leur séjour soviétique, la crainte de s'être trompé ressentie dès l'embarquement à Marseille sur un navire soviétique, puis le désenchantement, les tracasseries de l'administration soviétique, les misères quotidiennes, la peur des arrestations, une vie triste que vient seulement éclairer, un jour de mars 1953, l'annonce de la mort de Staline. Cet autre chapitre est une contribution précieuse à l'histoire mal connue de ces familles qui ont perdu tant d'années dans la quête vaine d'un avenir radieux qu'elles ne trouvèrent pas en Arménie soviétique et qui n'eurent qu'un désir, celui de revenir dans cette terre d'accueil qui, sans être le « pays », était, elle au moins, un lieu de liberté.
L'histoire d'un génocide n'est jamais achevée. Certes, on était en mesure, dès le début des massacres, d'affirmer, sur les seuls rapports des diplomates neutres et alliés de l'Empire ottoman, qu'il s'agissait d'un plan, concerté au plus haut niveau de l'État, de destruction des citoyens arméniens de l'empire. Lorsque tout fut consommé, ou presque, il n'y eut plus de doute. Les témoignages continuèrent à être recueillis, rompant le silence des autorités ottomanes. Ils étaient si nombreux, venant de lieux et de personnes si divers, que les négations ottomanes, puis turques ne trompèrent personne. C'est sur ces seuls témoignages, à l'épreuve du déni, que les historiens ont construit un bloc de certitudes, la vérité établie du génocide arménien.
Les récits des survivants sortirent peu à peu, textes en arménien retrouvés dans des bibliothèques, témoignages sollicités par des amis, des associations arméniennes, ou, plus pieusement recueillis, déposés dans les archives familiales, le récit du père ou de la mère, que l'on se décide à publier, parce que c'est un devoir de mémoire, parce que c'est un ultime hommage à la vie de ces morts vénérés. Ces récits n'ont pas, bien entendu, la rigueur et l'impartialité que requièrent l'historien et le juriste, le premier pour être certain que c'est là la vérité historique, le second pour administrer la preuve au-delà du doute raisonnable. La puissance du négationnisme turc est si forte que les historiens se gardent d'utiliser ces documents comme des preuves. Ils craignent que les sceptiques, ceux qui exigent pour être sûrs la preuve ultime, ne les accusent d'utiliser des documents partiaux, imprégnés de racisme antiturc, des récits isolés, unilatéraux, douteux en un mot. Ce sont là des scrupules inutiles. Il ne s'agit plus aujourd'hui de s'interroger sur la réalité du génocide - elle est établie -, mais de poursuivre la recherche documentaire afin de comprendre dans quelles circonstances ce drame s'est déroulé. Dans cette perspective, tous les témoignages sont utiles. Au spécialiste de les passer au crible de sa critique. Le récit du survivant, c'est un autre regard, plus proche de l'événement, à la fois plus flou, gratté par le temps et plus précis dans le détail, en prise directe avec l'assassin, dans les yeux duquel la victime a perçu les éclairs meurtriers, dont elle a entendu les aboiements haineux. Ce récit, c'est un apport indispensable à la compréhension d'un génocide. Il rétablit le lien entre la multitude et l'individu. Chaque destin est unique, mais celui du survivant présente la particularité de ne s'être pas interrompu là, dans la destruction d'une multitude. Il est une de ces épaves qu'au lendemain de la tempête, la vague vient déposer sur le sable pour révéler l'étendue de la catastrophe et porter, écho répercuté de génération en génération, le dernier cri des en-allés : « Ne nous oubliez pas. »
Grâces soient rendues à votre fils, Monsieur Aram Guréghian, pour vous avoir offert cette parcelle d'éternité. Vous vous tenez toujours debout, comme ce jour-là, à la Sorbonne, où je vous entendis témoigner.
LE GOLGOTHA DE L'ARMENIE MINEURE, Le destin de mon père
de Jean-Varoujean GUREGHIAN
Préface d’Yves Ternon
Rescapé du génocide arménien, Aram Gureghian témoigne. Plus tard témoin devant le Tribunal des peuples, il avait onze ans au moment des faits : « Il y avait des cadavres d’arméniens par milliers, par dizaines de milliers, à perte de vue. Leurs corps étaient souvent affreusement mutilés et gonflés sous le soleil »... L’impunité des auteurs (le gouvernement Jeune Turc allié aux allemands) du premier génocide (1915) laisse la porte ouverte à d’autres génocides... ISBN : 2-7384-7995-2 • octobre 1999 • 208 pages