à la recherche de ses racines arméniennes.
« L'histoire de la famille Sevim Erdem n'est pas ordinaire. C'est l'histoire d'une femme de 46 ans, née en Turquie, dans une petite ville appelée Aghen, en Arménie occidentale, située entre Sébaste et Kharbert. La grand-mère paternelle de Sevim était une Arménienne. Pendant le génocide toute sa famille fut massacrée avec la population arménienne de la ville. Sa grand-mère, qui avait 8-9 ans à l'époque, fut miraculeusement épargnée avec deux autres femmes, par les bourreaux. »
L'une de ces femmes était une prostituée, profession interdite par l'islam, et l'autre teinturière. Les bourreaux avaient jugé ces deux métiers indispensables ! Sevim ne sait pas pourquoi sa future grand-mère a été épargnée.
« C'était peut -être le destin » dit-elle. Elle sait seulement, que le Turc qui a massacré la famille de sa grand-mère, et devenu son grand-père en épousant la jeune fille arménienne.
« C'est mon grand-père qui a tué toute la famille de ma grand-mère. Il était l'un des organisateurs des massacres, à Aghen. Je ne sais pas s'il a exécuté les ordres provenant du gouvernement ou s' il a agit de sa propre initiative. Sachant qu'on massacrait partout les Arméniens, beaucoup de Turcs prenaient eux-même l'initiative d'en massacrer aussi autour d'eux », dit-elle.
Sevim a connu son grand-père, Ismail Arden. Ce dernier qui est mort en 1964 à Aghen, à l'âge de 105 ans, a toujours inspiré la peur à son entourage. « J'avais peur de mon grand-père, de ses yeux, quand il me regardait, de sa voix, de sa mimique, de tous ses gestes. En plus, il détestait les filles et les femmes en général. Tout le monde le craignait. Il était monstrueux ». Sa femme, la grand-mère de Sevim, ne faisait pas exception. Elle a eu peur de son mari pendant toute sa vie. Elle ne pouvait même pas manger sans son autorisation. « Il y avait plein de nourriture dans le garde-manger à la maison, mais mon grand-père gardait la clé dans sa poche », raconte Sevim.
« J'avais quatre ans, en 1959, lorsque ma grand-mère est morte. Juste avant sa mort, nous étions partis la chercher à Aghen et l'avions ramenée chez nous à Istanbul. Elle était devenu aveugle, mais mon grand-père était toujours vivant ».
Comme par hasard, c'est dans l'un des quartiers arméniens d'Istanbul, à Cutuluche, que s'installa la famille de Sevim. « Ma grand-mère était assimilée, elle était devenue musulmane et avait pris un prénom turc, Aiché. Je n'ai jamais connu son prénom arménien. Un jour, elle a entendu notre voisin parler en arménien, mais elle n'a rien dit. C'est juste avant sa mort seulement qu'elle a parlé sa langue. Khatchik... Khatchik disait elle ! Je crois qu'elle parlait à ses proches en ce moment-là... C'est très triste », dit Sevim qui se souvient que son père, Osman, inquiet, posait des questions à sa mère, pour savoir ce qu'elle disait.
Osman, que Sevim décrit comme quelqu'un de très gentil, est, contrairement à son père, très aimé par son entourage. Il savait que sa mère était arménienne. Mais Sevim ne sait pas si c'etait consciemment qu'il avait choisi d'habiter le quartier arménien d'Istanbul.
« Quand j'ai eu 17 ans, j'ai commencé à parler des événements de 1915 dans la famille. Au début ce n'était pas facile, et tout le monde s'étonnait. Mais petit à petit, j'ai réussis à ce qu'on en parle normalement. Dans ma tête, il y avait beaucoup de questions, notamment comment ma grand-mère avait pu vivre toute sa vie avec un homme qui avait assassiné ses parents »
C'est aussi à 17 ans, que Sevim commence sa vie de militante dans un groupe appartenant au mouvement de gauche. Communiste, anarchiste, elle luttait notamment pour la défense des droits de la Femme. Une action illégale, puisque « il n'existe pas de gauche légale en Turquie ». Une action qui l'a conduite en prison pour cinq ans en 1987. Devenue journaliste, elle avait signé un article dans un journal de gauche, appelé « Politika » qui n'était pourtant pas interdit systématiquement Mais comme le constate Sevim, « il n'y a pas d'équilibre en Turquie ».
C'est en 1992 que Sevim Erdem arrive en France pour faire des études à Paris, en anthropologie. « En même temps, pour chercher tranquillement dans les bibliothèques et par Internet des documents concernants l'histoire des Arméniens. » C'est à Paris qu'elle rencontre plus tard, à l'occasion d'un colloque consacré au génocide, la psychanalyste arménienne Hélène Piralian avec laquelle elle devient très amie. Hélèné Piralian est très connue pour ses travaux analytiques sur les conséquences psychologiques des génocides et de leur déni sur les descendants des survivants. Sevim l'a interviewée sur ce thème et a fait publier l'article en turc, le 21 octobre 2000 dans un quotidien d'Istanbul, « Yeni Gundem ». C'est un journal de gauche dont le rédacteur en chef n'est autre que Ragip Zarakolu, bien connu pour son engagement en faveur de la cause arménienne.
Et c'est à sa manière à elle que Sevim s'engage pour la même cause. En se penchant de plus en plus sur ses origines, Sevim essaie de reconstituer la vie de ses ancêtres à Aghen et en Anatolie en général, avant le génocide arménien de 1915. C'est dans ce but que Sevim retournera dans son pays en 1999 et visitera la région accompagnée des membres de sa famille.
« C'est à cheval que je suis allée un peu partout en Anatolie. J'ai visité de 30 à 35 villages où j'ai rencontré quelques Arméniens assimilés. J'ai visité des cimetières turques et arméniens et curieusement je n'ai trouvé aucune inscription en arménien. J'ai pris des photos de ces cimetières, et des restes des églises, qui prouvent, s'il en était besoin, que le peuple arménien existait bien là-bas avant 1915 ».
C'est sa rencontre avec Omar qui semble très importante pour Sevim. Omar un Arménien qui avait peur de parler, mais qui se confia finalement à Sevim après que cette dernière lui eut raconté sa propre histoire. Omar, qui vit seul et isolé du reste du monde, avait découvert ses origines très tard, à la mort de son père qui, converti à l'islam pendant le génocide de 1915, avait, sur son lit de mort, révélé à son fils sa véritable identité, tout en lui demandant tout de même de l'enterrer selon le rite musulman. Une révélation qui avait amené Omar à revenir à sa religion chrétienne d'origine. Il avait construit une sorte de chapelle à l'intérieur même de sa petite maison pour se consacrer à ses pratiques religieuses. Un retour aux sources qui lui a valu le surnom de « guiavour » (infidèle), adjectif utilisé tant pour les Arméniens que pour tous les autres non-musulmans.
« Bonjour, guiavour Omar! », saluaient les passants du village où il habitait », raconte Sevim. Ce qui l'a frappé surtout, c'est que Omar répondait à ces gens-là de la même manière : « Bonjour guiavour Hasan, bonjour guiavour Ali. C'était très impressionnant », dit Sevim. « En leur retournant ce même adjectf populaire et vulgaire Omar voulait dire aux Turcs que s'il était étranger pour eux, ils l'étaient autant pour lui. »
Aghen est devenu aujourd'hui un village presque mort. « En arrivant à Aghen, j'ai contacté le chef du village, qui ne m'a pas autorisé à faire des recherches. Il est clair que les autorités ne veulent pas qu'on sache le nombre des Arméniens qui vivaient dans ce village avant 1915 », conclut Sevim.
Ce qu'on peut dire, c'est qu'en 1880, Aghen était une ville (et non un village) rayonnante et sa population dépassait les 10 000 habitants. En 1896, les Turcs y ont massacré près de 3000 Arméniens et le génocide de 1915 a anéanti le reste.
Grâce à la route de la soie et des épices, cette région était très développée. Au milieu du XIXe siècle, les Ottomans y avaient installé un grand nombre de Tchétchènes et de Tcherkesses, chassés par les Russes après la défaite de leurs chefs militaires. Ils nourrissaient une haine farouche envers les chrétiens. Le grand-père de Sevim faisait partie de ces émigrants.
Les Arméniens étaient majoritaires dans la région. Le commerce et l'artisanat étaient entre leurs mains. Cela provoquait la convoitise des Turcs. Ce fut l'une des raisons des massacres, comme l'explique Sevim. Cinquante-huit métiers ont complètement disparu aujourd'hui. Des métiers tels que la tapisserie, la bijouterie, l'architecture, etc.
Que les Arméniens étaient majoritaires à Aghen ne fait aucun doute pour Sevim. Comment expliquer autrement l'utilisation par les habitants turcs de ce village, jusqu'à aujourd'hui, de nombreux mots arméniens tel que « lolik, kettots ou petkaran » (tomate, corbeille, toilette) pour ne citer que ceux-là. Par ses recherches, qu'elle dirige dans toutes les directions (économique, politique et culturelle), Sevim veut rétablir la vérité sur le rôle majeur que les Arméniens ont joué dans tous les domaines de la vie de son village natal, ainsi que de la région. « Pour contrer les affirmations de certains Turcs selon lesquelles Aghen était depuis des siècles un village turc, je veux prouver que les Arméniens, non seulement ont existé mais aussi ont été l'élément majoritaire dans ce village, qu'ils avaient une culture et que maintenant il n'y a plus personne sauf... Omar le guiavour !»
Sevim a découvert par exemple que c'est un Arménien d'Aghen qui a introduit la clarinette à Istanbul d'abord, et ensuite à Aghen. Et que c'est comme cela qu'on peut expliquer le fait qu'à Aghen on utilise le doudouk et la clarinette pour jouer de la musique folklorique turque, alors que dans le reste de l'Anatolie on utilise le doudouk et le davoul.
Dans l'architecture aussi : on constate la présence de nombreuses maisons typiquement arméniennes, qui sont complètement différentes des maisons turques. Si ces dernière sont plates construite d'une seul matière, la terre, la pièrre ou le bois, les maisons arméniennes, habituellement de 2 à 3 étages, plus élaborées, sont faites à la fois de ces trois matières différentes. Les fenêtres ont des volets et les façades sont conçues avec des volumes variés. De même, Sevim a retrouvé les noms des architectes arméniens qui ont construit les trois ponts d'Aghen, sur l'Euphrate.
Le résultat de toutes ces recherches, qu'elle complétera notamment pendant son prochain voyage en Anatolie, en été de cette année, Sevim le publiera dans un livre spécialement consacré à son village et à la région en général. Cela viendra pallier le manque de publications dans ce domaine.
Ce sera surtout une sorte d'hommage rendu par Sevim à sa grand-mère arménienne à laquelle elle se sent très liée, même si elle préfère encore « réfléchir avant de pouvoir trouver les mots précis pour en parler ». Avant de mourir, cette dernière avait laissé un ultime message à sa petite-fille, une sorte de testament qui devait la ramener à ses racines arméniennes et que Sevim n'a jamais oublié. Elle lui avait dit, alors qu'elle n'avait que quatre ans, qu'il faudrait que Sevim prenne plus tard des cours de danse qui s'organisaient à... l'église arménienne
Article publié dans le Bulletin du CRDA, N° 8, pp 1-3, Avril 2002 sous le titre :
« Aghen, la ville arménienne d'antan ».
Propos recueillis par Rousane Guréghian