La question arménienne
De la question turque découle la question arménienne. Loti a pris position en 1919 avec une telle hostilité que les Arméniens ont pu parler du crime de Pierre Loti: « Il est plus criminel que le Turc massacreur. Le couteau turc a massacré des individus, tandis que la plume de Pierre Loti, qui a la prétention d’être un homme juste et civilisé, veut tuer tout un peuple »
(L. Baronian).
Le peuple arménien, Loti ne s’en est pas toujours défié. Il le connaît bien d’ailleurs. Des Arméniens apparaissent dans son œuvre dès son premier roman, Aziyadé.
On trouve là un prêtre arménien qui donne au « héros» des leçons de turc 9, et surtout Achmet, providence des amants imprudents, qui initie Loti aux charmes de l’Orient. Encore que Loti le présente comme turc et qu’il faudra attendre Fantôme d’Orient pour qu’il révèle sa qualité arménienne: Mihran-Achmet (Mihran est un nom arménien) s’appelait en réalité Mehmet10. Ce sont donc des Arméniens qui ont ouvert à Loti les clefs de la vie et de la langue turques. Le premier roman “turc” de Loti, un peu “arménien”, se montre favorable à une communauté ottomane multinationale. Lors d’une assemblée des dignitaires de l’Empire, «on vit pour la première fois cette chose insolite: des chrétiens siégeant à côté des musulmans, des prélats arméniens à côté des derviches et du cheik-ul-islam ». L’écrivain cite même intégralement l’«étrange discours guerrier» d’un prélat arménien catholique qui se termine ainsi : « En face de l’intérêt de tous, en face de l’ennemi public soyons et demeurons tous unis ! » C’était en janvier 1877... En 1887 encore, c’est une vieille femme arménienne, Anatar-Chiraz, au sourire «très bon, très honnête» qui met Loti sur la piste d’Achmet et de Hatidjè. La clef de Fantôme d’Orient (I et IV) est donc également arménienne.
Pendant son voyage en Terre sainte, Loti aura de fréquents contacts avec la communauté arménienne, « cette attachante Arménie, dont l’histoire n’a cessé, depuis l’Antiquité, d’être tourmentée et douloureuse ». Il rencontre à Jérusalem son patriarche, dont il dresse un portrait sympathique et distingué, et est autorisé à visiter leur quartier et leur Trésor.
À Bethléem, il en rencontre au Saint Sépulcre, en cagoules de deuil, sans autres commentaires. Et plus tard, à Ispahan, il évoque le faubourg arménien «où grouille une population pauvre», immigrée là de force, comblée de privilèges puis persécutée. À Istanbul enfin, Loti se mêle pendant son séjour de 1903-1905 aux milieux arméniens. Il y connaît particulièrement bien Mme Ouzounian, fille de Noradounghian effendi, ministre des Affaires étrangères en 1912 : une correspondance exista entre l’admiratrice et l’écrivain, et c’est sur sa demande que Loti inséra dans Les Désenchantées certaines atténuations et notes infrapaginales 11.
Mais il y eut 1912 : rupture brutale qui place les Arméniens parmi les suspects. Loti suggéra que les premières défaites turques pouvaient être imputées à des défections de soldats arméniens, à Kirk-Kilissé notamment 12. Ces allégations, qui allaient d’ailleurs à l’encontre de la volonté officielle ottomane de se montrer unie face à l’adversaire, ne furent pas développées. Il tint même ensuite « à faire amende honorable, sincère et spontanée aux Arméniens, du moins en ce qui concerne leur attitude dans les rangs de l’armée ottomane. Ce n’est certes pas à cause des protestations qu’ils ont insérées, à coups de pièces d’or, dans la presse de Constantinople, non, mais j’ai pour amis des officiers turcs, j’ai su par eux, à n’en pas douter, que mes renseignements de la première heure étaient exagérés » (Gil-Blas, 27 décembre 1912). Plates excuses, mais le doute est posé : entre Loti et l’Arménie, la défiance est apparue. Il suffira qu’en 1920 le traité de Sèvres prévoie une grande Arménie amputant la Turquie pour qu’il s’acharne sur ce peuple.
Surgit alors plus que jamais une question grave : le problème des massacres d’Arménie, ceux de 1894-1896 comme ceux de 1915. En 1913, il concédait: « Oh ! je sais bien, il y a eu les massacres d’Arméniens! Ici, ce n’est plus de la calomnie ; ce n’est plus de la légende, c’est l’effarante réalité. Ici, c’est la grande tache dans l’histoire de ceux que, en mon âme et conscience, je crois infiniment dignes d’être défendus mais que cependant je ne saurais soutenir envers et contre tous lorsqu’ils sont coupables [...]. Oui, les massacres d’Arméniens, c’est peut-être le crime qu’ils expient si affreusement aujourd’hui, en tout cas, c’est en souvenir de ces néfastes journées de 1896 que l’Europe détourne sa pitié de leurs souffrances.
Ici, je ne puis les absoudre, mais seulement plaider pour eux les circonstances atténuantes. À Dieu ne plaise que je veuille accabler la race arménienne. Elle a dégénéré aujourd’hui comme il arrive à toutes les races qui ont eu le malheur suprême de perdre leur patrie, son courage a faibli, elle s’est jetée dans le mercantilisme et l’usure, beaucoup plus même que la race juive qui y avait été poussée avant elle par un sort pareil au sien.
Mais elle a été, dans le passé, grande et glorieuse, et, malgré ses tares, acquises dans la servitude, ses malheurs, tant de malheurs inouïs qui n’ont cessé de l’accabler doivent nous la rendre plus sacrée13. » Et de regretter « cette haine si farouche » entre Turcs et Arméniens «qui semblaient jadis des peuples faits pour se tolérer et s’unir». Ce jadis renvoie à l’époque d’Aziyadé. Les premiers massacres, dont il accuse autant les Kurdes que les Turcs proprement dits, dans les régions de Zeïtoun et Sassoun, si « l’histoire n’en est pas clairement connue», il les compare volontiers à ceux qui se déroulent alors en Thrace et en Macédoine, la répression étant cette fois du côté chrétien. Les massacres de Constantinople en 1896 « qui furent les plus retentissants» lui paraissent le résultat de l’action «terroriste » arménienne, mais il ajoute: « Un massacre n’est jamais excusable, et je ne prétends pas absoudre mes amis turcs, je ne veux qu’atténuer leur faute.»
Force est de constater qu’à cette époque, et contrairement à ce qu’on avance généralement, Loti ne s’acharne pas contre les Arméniens. Turcophile certes, mais pas encore aveuglé au point d’ignorer ces massacres.
Mieux, il les reconnaît et les désapprouve publiquement. D’ailleurs, il n’est pas sans avoir des relations personnelles avec les milieux philarméniens français, de Paul Cambon à Jean Jaurès, d’Anatole France à Ernest Lavisse.
Massacre pour massacre, il confond volontiers toutefois ce génocide à usage interne et celui provoqué par une guerre de conquête coloniale: « Si c’est pas malheureux ! Parce que nos pauvres Turcs ont eu un petit mouvement de vivacité regrettable, je le confesse – contre la racaille arménienne, prétendre que ça excuse les Italiens, dits chrétiens, d’aller massacrer – et de la façon la plus lâche, avec des canons de grande distance – non seulement 5 000 Turcs, mais 35 000 Bédouins, innocents comme l’enfant qui vient de naître 14!»
On remarque cette fois les termes péjoratifs plutôt agressifs. Le fait est qu’ils annoncent insensiblement l’attitude hostile de l’après-guerre. Une confidence de son secrétaire, Gaston Mauberger, montre bien en 1918 l’embarras de l’écrivain envers les derniers massacres: «Il se disposait à reprendre sa défense pour ses pauvres amis les Turcs, quand lui arrive la nouvelle d’un nouveau massacre des Arméniens. Il regrette cette sinistre récidive qui l’empêche vraiment de continuer sa campagne commencée15.»
Aussi attend-il le début de 1919 pour affronter ce problème dans une brochure intitulée sans ambages Les Massacres d’Arménie, reconnaissance publique de nature à déplaire aux Turcs, mais aussi à choquer les Arméniens, et nouvel engagement politique qui l’expose directement à la censure: «Il y a des années cependant que j’hésitais à aborder de front ce sujet sinistre, retenu par une compassion profonde malgré tout pour »), d’une réponse adressée le 22 nov. 1918 à des Turcs. cette malheureuse Arménie dont le châtiment a peut-être dépassé les fautes... Ces massacres, des esprits malveillants se figurent, paraît-il, que j’ai la naïve impudence d’essayer de les nier, d’autres me méconnaissent jusqu’à croire que je les approuve! Oh! si l’on retrouvait quelque jour mes lettres de 1913 à l’ancien prince héritier de Turquie, ce Youzouf Izeddin, assassiné par les Boches, ce prince ami de la France qui avait autorisé mon franc-parler avec lui, on verrait bien ce que je pense de ces tueries ! [...]. Hélas! oui les Turcs ont massacré! Je prétends toutefois que le récit de leurs tueries a toujours été follement exagéré et les détails enlaidis à plaisir, je prétends aussi, et personne là-bas n’osera me contredire, que la beaucoup plus lourde part des excès commis revient aux Kurdes dont je n’ai jamais pris la défense 16. Je prétends surtout que le massacre et la persécution demeurent sourdement ancrés au fond de l’âme de toutes les races, de toutes les collectivités humaines quand elles sont poussées par un fanatisme quelconque, religieux ou antireligieux, patriotique ou simplement politique.»
Ces dernières lignes, presque prémonitoires avec vingt ans d’avance, ne sauraient être des excuses valables, et Loti le sent bien qui recherche dans l’histoire mondiale des massacres des précédents allant des dragonnades à la Tripolitaine : « Mais, voilà, les Turcs sont les seuls à qui on ne le pardonne pas », gémit-il. « Mais tous ces griefs – et tant d’autres encore – sont-ils des raisons pour les exterminer? À Dieu ne plaise qu’une telle idée m’ait effleuré un instant ! Au contraire, si mon humble voix avait quelque chance d’être entendue, je supplierais l’Europe, qui a déjà trop tardé, je la supplierais d’intervenir, de protéger les Arméniens et de les isoler; puisqu’il existe entre eux et les Turcs, depuis des siècles, une haine réciproque absolument irréductible, qu’on leur désigne quelque part en A s i e une terre arménienne où ils seront leurs propres maîtres, où ils pourront corriger leurs tares acquises dans la servitude, et développer dans la paix les qualités qu’ils ont encore – car ils en ont, des qualités; j’accorde qu’ils sont laborieux, persévérants, que certain côté patriarcal de leur vie de famille commande le respect. Et, enfin, bien que ce soit peut-être secondaire, ils ont la beauté physique, qui en Occident s’efface de plus en plus par l’excès de l’instruction, le surmenage intellectuel, l’usine meurtrière, et l’alcool; je ne puis penser sans une spéciale mélancolie à ces femmes 16. D’après Baronian, ouvr. cité, p. 69, qui cite le journal turc Tasvir, le comité turco-kurde chargea Pierre Loti de défendre sa cause, lui proposant même les fonds nécessaires, mais Loti aurait refusé. Aucun document n’est connu sur ce point massacrées qui, pour la plupart sans doute, avaient d’admirables yeux de velours.»
Certes, Loti écrit « qu’on leur désigne » et non « qu’ils choisissent » – et qui « on » ? –, mais cette proposition lucide et généreuse pour une Arménie indépendante mérite toute l’attention. C’est le principe des nationalités qui est ici revendiqué, à condition dans l’esprit de Loti de respecter celui des Turcs, sur Constantinople en particulier. Les massacres d’Arménie, Loti les clôture par une phrase choc : «On sait à présent que, s’ils ont été massacrés, ils ne se sont jamais fait faute d’être massacreurs. »
On imagine sans peine les réactions violentes des milieux philarméniens à cette accusation, d’autant plus que Loti récidivait dans sa plaquette Les Alliés qu’il nous faudrait, affirmant avoir entre les mains «d’écrasants dossiers, contrôlés, signés et contresignés» sur les agissements arméniens au début de la guerre mondiale, et leurs éventuels liens avec les envahisseurs russes17.
Manifestement Loti n’a pas pris conscience – ou n’a pas voulu prendre conscience – de l’ampleur de ce qui s’était passé en Arménie et n’a pas cru aux millions de morts de 1896 ni aux 600 000 victimes de 1915-1917.
Quant à dire qu’il les a niés, c’est pure malhonnêteté. Les milieux arméniens ont bien sûr violemment réagi aux articles de Loti. Un industriel d’origine arménienne, fixé en Suisse, L. Baronian, publia une brochure intitulée Pierre Loti... politicien et les massacres d’Arménie, vendue au profit des orphelins arméniens. À un journaliste de La Tribune de Genève, il précise le sens de son travail: «J’ai eu l’occasion de constater que souvent des X.Y.Z. écrivent sur les affaires d’Orient, les ayant étudiées simplement dans leurs bureaux, dans les livres. Depuis les guerres balkaniques, j’ai écrit quelques articles (dans la Tribune de Genève) pour mettre les points sur les “i”... Pour Pierre Loti il a fallu que je fasse une brochure documentée pour dévoiler au public le véritable Pierre Loti 18.»
L’auteur ne mâche pas ses mots. Pour lui, « voilà un homme qui, au vingtième siècle, ne craint pas de faire l’apologie du massacre », « son adoration pour tout ce qui était turc l’a rendu coupable de toute sorte de stupidité et d’excentricité et l’a poussé jusqu’à la lâcheté [...]. La calomnie fut l’une de ses armes favorites.» S’il apporte d’excellentes remarques, l’auteur conteste de façon certaine diverses allégations de Loti, dont il remet en cause les qualités d’avocat et d’historien mais s’égare aussi dans des accusations douteuses, déformant à l’occasion les dires du romancier. Car Loti n’a jamais écrit que les Turcs « ne sont pour rien dans les massacres des Arméniens ». Il n’a pas fabriqué «de vieux proverbes turcs, pour la défense de sa cause», il n’a jamais voulu innocenter Enver pacha, trop germanophile pour qu’il s’y risque. Autres accusations : en 1914-1918, « le gouverneur français aurait refusé à Pierre Loti tout service actif sur le front d’Orient [...] car Pierre Loti par sa turcophilie aurait pu devenir un dangereux défaitiste», et il possédait un «immense terrain» à Konya! Tout cela est faux. S’il y a beaucoup à prendre dans cette brochure, elle souffre d’être elle-même une brochure de propagande avec ses excès et ses raccourcis, et l’on comprend que Loti – qui l’a lue – ne l’ait guère appréciée !
Comme il n’apprécia sans doute pas la brochure collective Réponses à Pierre Loti, ami des massacreurs publiée par la Commission de Propagande arménienne et regroupant des textes et des documents de journalistes. Là aussi bien sûr, on s’offusque : Pierre Loti «gardant intactes son affection et son estime pour le Turc, a continué, contre toute logique et contre toute convenance, à prendre en pleine guerre la défense d’un des principaux ennemis de l’Entente puis s’est acharné à calomnier, à noircir les peuples chrétiens du Levant, au moment même où ceux-ci étaient odieusement persécutés et massacrés par le Turc». Pour les signataires, la campagne de Loti a toutefois perdu «beaucoup de sa nocivité», ne demeurant plus que «le phénomène bizarre d’un grand artiste [qui] a terni sa gloire en prenant, dans la grande tragédie de l’Orient, le parti des massacreurs ». La conclusion étant: «Pierre Loti considère apparemment l’extermination de centaines de milliers d’Arméniens comme quelque chose qui ne mérite pas qu’on s’y arrête longuement.»
Le 6 avril 1920, dans L’Avenir, Loti mettra un terme à cette polémique : «J’ai déjà dit et redit tout ce que, en mon âme et conscience, je crois être la pure vérité sur les massacres d’Arménie – ou plus exactement sur les exécutions d’Arménie; à Dieu ne plaise que je les aie jamais approuvés! J’ai prétendu seulement avec preuves à l’appui qu’ils avaient toujours été impudemment exagérés [...]. Je me suis toujours défié particulièrement des “massacres d’Arménie” chaque fois qu’ils arrivent à point pour servir la politique vorace des peuples d’Europe acharnés à la curée de la Turquie . »
De toute évidence, Loti a eu connaissance de ce qui s’était passé en Arménie mais il a cherché par tous les moyens à en réduire l’écho au moment où se décidait à Versailles le sort de sa «seconde patrie».
Plutôt que d’atténuer la responsabilité des Turcs dans les faits incriminés – ce qu’il fit souvent avec maladresse, son souci était d’assurer à la Turquie dans l’opinion publique française et francophone une image d’amitié et de dignité. Les événements ne lui rendirent pas la tâche facile.
Sitôt terminées les grandes négociations d’après-guerre et certainement aussi à la lumière d’éléments confirmant la réalité des massacres, Loti préféra le silence. Au lieu de prendre la défense d’une cause devenue impossible, comme après la déchéance d’Abdül-Hamid, il choisit de parler d’autre chose. Or, l’actualité lui en fournissait la matière.
NDE
Courrier reçu de l'auteur, Alain Quella-Villéger* :
" Je suis historien et, entre autres, biographe de Pierre Loti, et je suis toujours surpris de voir à quel point il est régulièrement pris à partie au sujet de l'Arménie et du génocide. Qu'il soit clair que je ne suis pas son avocat, moins encore un quelconque négationniste, mais j'ai par le passé étudié sérieusement sa turcophilie inconditionnelle et ses propos relatifs aux "massacres d'Arménie". Et, comme souvent dans l'histoire politique et culturelle, on gagne à entrer dans la complexité d'une pensée et dans le contexte d'un moment. Vous ne trouverez dans mes écrits aucune complaisance à le défendre, aucune ambiguïté, mais le débat gagnerait à ce qu'on ne cite pas de lui des propos partiels ou uniquement à charge."
Extrait de : Pierre Loti, le pèlerin de la planète,
2ème édition revue et augmentée, Aubéron, février 2005, 535 p.
© Alain Quella-Villéger
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