Dogan Özgüden

Une Reconnaissance pour construire l'Avenir

Dogan ÖzgüdenTexte complet de l'intervention de Dogan Özgüden, journaliste et directeur de la Fondation Info-Türk, destinée à la conférence « Une Reconnaissance pour construire l'Avenir » du 18 avril 2005 dans la Maison des parlementaires de Belgique

La Turquie doit déchirer les mensonges de ses dirigeants et de ses médias, doit reconnaître le génocide arménien pour prendre une place honorable dans la famille des pays démocratiques.

Je suis très ému de voir la tenue de cette conférence dans cet édifice parlementaire de Belgique. Il y a plus de trente ans, nous étions souvent ici pour parler de la répression qui a suivi le coup d'état militaire de 1971. A cette époque, quatre pays européens se trouvaient sous dictatures fascistes: Portugal, Espagne, Grèce et Turquie. La solidarité avec les peuples de ce pays était évidente.

Les orateurs qui m'ont précédé ont rappelé que la Belgique vient de commémorer le 10e anniversaire du génocide rwandais et le 60e anniversaire de la shoah. Pourtant, on ne voit pas la même mobilisation dans les médias ni dans les milieux politiques belges par rapport au génocide arménien.

Laurent [Leylekian] vient de parler d'une réunion de solidarité avec le peuple arménien, tenue il y a plus de cent ans dans la commune de Schaerbeek à Bruxelles.

Ironie de sort: Aujourd'hui, dans la même commune de Schaerbeek, un membre d'origine turque du Conseil communal publie un livre négationniste pour prouver que ce sont les Turcs qui auraient été massacrés au début du siècle par les Arméniens. Les élus d'origine turque de tous les partis politiques belges (PS, MR, CdH, etc.) participent aux manifestations négationnistes pour obtenir la démolition d'un monument érigé à Ixelles à la mémoire des victimes du génocide de 1915.

Et les dirigeants de tous ces partis politiques ne réagissent pas contre ces "enfants chéris" de la politique belge, car ils s'occupent de calculs électoraux en vue d'assurer les votes des électeurs d'origine turque.

Dans ce contexte, je tiens à remercier vivement les sénateurs Vandenberghe, Galand et Destexhe et au bourgmestre Kuijpers qui manifestent sans hésitation une solidarité exemplaire avec le peuple arménien.

Depuis quelques années, le négationnisme d'Ankara et de ses serviteurs deviennent plus sophistiqués!

On ne peut plus nier totalement l'extermination des Arméniens, mais on cherche des excuses et on fait des propositions pour remettre la reconnaissance du génocide arménien aux calendres grecs.

Pour justifier cette extermination, on parle de trahison des Arméniens  à l'encontre l'Empire ottoman en réclamant la liberté et l'indépendance.

Alors qu'à la fin du 19e siècle toutes les nations opprimées luttaient pour regagner leur indépendance et dignité, comment peut-on accuser les Arméniens de trahison ?

D'ailleurs, comment peut-on nier le fait que la terre anatolienne appartenait aux Arméniens, Kurdes et Grecs avant l'arrivée des Turcs aux dixième et onzième siècles. Envahir les terres lointaines, massacrer leurs peuples et convertir les rescapés à l'Islam, n'était-t-il pas un crime contre l'humanité!

Il y a quelques semaines, s'est tenu à Munich, en présence du consul de l'Etat turc, une cérémonie devant les tombeaux de deux soldats turcs. Il ne sont pas de victimes de la deuxième guerre mondiale. Il s'agit de deux janissaires de l'Empire ottoman tombés pendant le deuxième siège de Vienne. Dans son discours, le consul turc faisait éloges à ces deux soldats en affirmant qu'ils étaient les martyres de la défense de la patrie!  Toujours la même mentalité de conquérant qui considère toutes les terres du monde une partie de la patrie turque.

Les Arméniens étaient au début les partisans ardents de la révolution de 1908 promettant libertés à tous les peuples du pays. S'ils se sont révoltés et s'ils ont réclamé leur indépendance, c'est en raison de la répression du Comité Union et Progrès après la révolution de 1908 qui a abouti finalement au génocide des Arméniens et des Assyro-chaldéens.

La terreur ultra-nationaliste et militariste déclenchée par l'Union et Progrès n'a jamais cessé depuis un siècle.

La discrimination raciale est toujours resté en vigueur. Les Arméniens et autres minorités chrétiens étaient sujets de second rang (réaya) à l'époque ottomanne. A l'époque républicaine, une poignée de rescapés de l'extermination sont toujours restés des sujets de second rang. La hiérarchie de la bureaucratie militaire et civile est réservée uniquement aux citoyens d'origine turque ou assimilés/convertis.

On a toujours dissimulé l'origine arménienne des plusieurs grandes figures de l'empire ottoman comme Sinan l'architecte. J'ai vécu quelques années de mon enfance au pied du Mont Argée (Erciyas) dans la province de Kayseri (Cesare), j'ai connu également le village natal de Sinan (Agirnas). On ne parlait jamais du fait que ces villages appartenaient au début du siècle aux Arméniens.

Pendant la deuxième guerre mondiale, j'ai vu le passage des trains transportant des citoyens chrétiens au camp de travail forcé à Askale car ils n'avaient pu payer les lourds impôts auxquels étaient assujettis seulement des non-musulmans.

A l'enseignement secondaire et au service militaire j'ai vu comment étaient maltraités mes camarades d'origine arménienne, grecque, kurde ou juive.

Non seulement l'histoire de l'Empire ottoman, mais également celle de la République turque sont pleines de souffrance des Arméniens et des autres minorités.

Un paranoïa chronique a continué de déterminer la politique des gouvernements successifs, même après le passage à un régime parlementaire en 1946 sous la pression des alliés occidentaux,  « La patrie est encerclée par des ennemis russes, arméniens, grecs et bulgares. Même nos coreligionnaires comme Kurdes et Arabes sont des ennemis du dernier Etat turc. Il faut la défendre à n'importe quel prix ».

En tant que journaliste, je suis un témoin oculaire des pogromes et pillages de 1955 contre les minorités chrétiennes à Izmir.

Ensuite, les pogromes de Hatay, Kahramanmaras et Corum dans les années 60 et 70 contre des citoyens de gauche ou de confession alévite.

Les coups d'état militaire de 1971 et de 1980.  Les putschistes sont responsables des pendaisons, de tortures, arrestations massives, de la répression des minorités ethniques et religieuses ainsi que du peuple kurde. Non seulement des non-Turcs et non-Musulmans, mais également des opposants d'origine turque ont été catalogués par les généraux putschistes comme « traîtres » et « dépourvus de sang turc ».

Le massacre par feu de plus de trente intellectuels à Sivas en 1992 est un des derniers exemples spectaculaire du lynchage des citoyens contestataires de ce pays. Il était précédé par un lynchage médiatique du plus grand humoriste du pays, Aziz Nesin, qui a pu se sauver de justesse de cet incendie criminel.

Le lynchage médiatique orchestré par l'Armée demeure toujours une des méthodes honteuses du système ultra-nationaliste et militariste de la Turquie. La campagne contre Orhan Pamuk, un des plus grands romanciers, pour ses paroles concernant l'extermination des Arméniens et Kurdes, en est le dernier exemple.

Pour pouvoir déformer les réalités historiques, les dirigeants d'Ankara proposent que l'évaluation des évènements de 1915-1921 soit confiée à des historiens au lieu d'en débattre sur le plan politique.

Or, le crime est tellement évident.

Je ne suis pas historien, mais en tant que journaliste et militant des droits de l'Homme, j'ai vécu ou témoigné de tous les évènements tragiques de cinq dernières décennies.

Surtout en exil, depuis plus de trente ans, nous avons gardé, jour par jour  et  cas par cas, des documents concernant toute  la répression en Turquie. Ces documents se trouvent dans les archives d'Info-Türk et des organisations des droits de l'homme internationales.

Personne ne pourra me dire un jour qu'il faudra confier aux historiens tous ces évènements que j'ai vécu ou témoigné personnellement.

Est-ce qu'on a attendu l'évaluation des historiens pour juger les responsables du régime nazi ?  Le crime était si évident que ces bourreaux ont été traduis devant un tribunal international juste après la deuxième guerre mondiale.

L'histoire est là et fort documentée. On n'a pas besoin de l'évaluation des futurs historiens pour juger et condamner les auteurs de cette répression.

Je me révolterai sans aucun doute contre une telle proposition absurde. C'est la raison pour laquelle je comprends très bien la révolte des amis arméniens contre les dernières propositions manipulatrices d'Ankara.

Depuis cinq ans, les dirigeants d'Ankara développent un autre show médiatique pour augmenter les recettes extérieures: le tourisme de la foi!

Après la disparition des Arméniens, Assyriens, Grecs de la terre anatolienne ainsi que des vestiges de leurs civilisations, les dirigeants turcs réclament que la Turquie est un carrefour des civilisations et des religions.

Ils réunissent de temps en temps des chefs spirituels chrétiens en Anatolie pour montrer à l'Union européenne que la Turquie est un état tolérant toutes les confessions.

Quand on leur rappelle les faits indéniables du génocide arménien, ils se défendent par l'affirmation que la république turque n'a rien à voir avec l'Empire ottoman.

Pourtant on inculque chaque jour aux jeunes turcs que la nation turque est fière d'avoir constitué depuis des siècles seize états glorieux dont l'Empire ottoman. Les drapeaux imaginaires de ces seize états turcs ornent toujours l'office du président de la République turque.

En plus, avec une hypocrisie sans précédent, les responsables du génocide arménien comme Talat, Enver et Cemal sont honorés sans cesse par les mêmes hommes politiques, militaires et les grands médias.

Tout récemment, le ministre de l'éducation nationale a imposé aux écoles  des manuels d'histoire dénonçant « les prétentions infondées » des Arméniens, Grecs et Assyriens.

Un autre exemple de l'hypocrisie relative au génocide arménien:

Il y a trois ans, un des musiciens importants de la Turquie, le pianiste Fazil Say, a réalisé un CD fort médiatisé avec le soutien du ministère de la culture. Dans ce CD, les poèmes de Nazim Hikmet, le plus grand poète de la langue turque, étaient lus par Genco Erkal, un de plus grands acteurs du pays.

Nazim Hikmet a souffert pendant plus de dix ans dans les prisons turques en raison des ses opinions politiques et est mort en exile. La réalisation d'un tel CD avait pour but de prouver à l'Union européenne que l'Etat turc valorise maintenant même ses opposants communistes.

Les réalisateurs restent fidèles aux textes Nazim Hikmet. avec une seule exception. Ils ont complètement censuré les vers faisant allusion au génocide arménien:

Les lampes de l'épicier Karabet sont allumées,
Le citoyen arménien n'a jamais pardonné
Que l'on ait égorgé son père
Sur la montagne kurde
Mais il t'aime
Parce que toi non plus tu n'as point pardonné
A ceux qui ont marqué de cette tache noire
le front du peuple turc

Par plusieurs articles et messages directes, j'ai protesté maintes fois contre cette insolence auprès des réalisateurs. Jusqu'ici aucune réponse.

Une telle auto-censure est mille fois plus honteuse que la censure de l'Etat.

Le peuple turc doit absolument briser ce tabou. Les intellectuels turcs notamment doivent se libérer de cette censure et auto-censure.

La Turquie doit déchirer les mensonges de ses dirigeants et de ses médias, doit reconnaître le génocide arménien pour prendre une place honorable dans la famille des pays démocratiques.

C'est la raison pour laquelle la reconnaissance du génocide arménien reste toujours indispensable pour l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

La conférence était annoncé dans le programme sous le titre : « La Turquie, un pays rendu otage de négationnisme par ses dirigeants politico-militaires et médias... »

Pour plus d'informations : http://www.armeniangenocide.be

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