dans l'Empire ottoman face au génocide des Arméniens
Raymond Kévorkian est historien et directeur de recherche émérite
En inventoriant le cas d'une quinzaine de personnes qui peuvent éventuellement être qualifiés de « justes » nous avons été confronté à une logique qui s'apparente plus à un jugement moral ou éthique qu'à l'histoire. Il reste que la méthode historique et les sources d'archives peuvent aider à préciser le rôle de ces individus durant le génocide des Arméniens. On imagine cependant que tous ces individus qui se distinguent d'une manière ou d'une autre de leurs concitoyens, n'ont pas eu un comportement identique ou des motivations similaires. Il importe donc d'essayer de dégager des profils types dans cet ensemble. Outre ces critères éthiques et objectifs, on ne peut toutefois pas ignorer les fonctions ou la position sociale occupée par ces « justes » puisque celles-ci conditionne en quelque sorte le degré de courage dont ils firent preuve. C'est donc en nous référant d'une part à leur comportement éthique et d'autre part en tenant compte du contexte dans lequel ils ont agi que nous allons tenter ici de dresser une typologie des « justes » ottomans.
Notons par ailleurs qu'en abordant l'action de ces « justes » durant le génocide des Arméniens, on ne peut qu'être saisi par le contraste existant entre eux et une frange non négligeable de la société ottomane — nous nous garderons de parler de responsabilité collective. En examinant de près le comportement des justes, on ne peut en effet qu'observer son extrême opposée, c'est-à-dire l'état et son administration qui mirent en œuvre ce crime contre l'humanité. Pour finir de cerner la question qui nous occupe, il faut enfin distinguer, aussi arbitraire que puisse être ce découpage, les « justes » sujets ottomans, directement soumis à l'autorité d'un régime habitué aux pratiques occultes et violentes, et les « justes » citoyens étrangers vivant en Turquie — en l'occurrence des ressortissant de pays alliés de l'Empire ottoman (missionnaires ou civils allemands notamment) ou de nations neutres (comme les Etats-Unis d'Amérique ou la suisse). De part son statut d'« intouchable » la deuxième catégorie avait évidemment une plus grande autonomie de comportement et était moins tributaire du Comité jeune-turc. Majoritairement missionnaires protestants ou catholiques (plus rarement), parfois diplomates, ces citoyens étrangers travaillant dans l'Empire ottoman, étaient en quelque sorte des « justes » potentiels, voire professionnel. Il n'y a donc rien d'étonnant au fait que l'immense majorité des Justes actifs durant le génocide des Arméniens se recrutent dans leur sein. Cette catégorie, bien symbolisée par le pasteur Johannes Lepsius ou l'officier des services sanitaires allemands Armin Wegner, peut assez facilement faire l'objet d'un inventaire presque exhaustif grâce notamment aux archives consulaires (plus que diplomatiques) et missionnaires. On peut enfin classer dans une troisième catégorie les personnalités occidentales issues de cercles politiques ou civils, comme Lord Bryce en Angleterre, Anatole France dans l'hexagone ou Angelo Maria Dolci, délégué apostolique à Constantinople, dont l'action intérieure ou extérieure visait à sauver de l'extermination autant d'Arméniens que possible ou à interpeller l'opinion publique sur ces crimes contre l'humanité. Nombre de cas sont déjà connus et ont notamment été mis en évidence grâce à l'action de Piero Kucukian et de ses amis. Il nous a toutefois semblé qu'il serait plus intéressant pour nos travaux d'aborder le cas du premier groupe, que nous qualifierons, pour les commodités de notre exposé, d'ottoman car, comme nous l'avons déjà souligné, il est confronté à un appareil d'état répressif, de surcroît en temps de guerre.
Les hauts fonctionnaires constituent, avec quelques Belediye reisi (maires), un premier groupe de « justes » dont l'action principale a consisté à refuser d'appliquer les ordres d'extermination. C'est curieusement parmi les fonctionnaires de l'état, c'est-à-dire parmi ceux qui avaient à mettre en œuvre le crime, que se sont recrutés le plus grand nombre de « justes ». Cela fut d'autant plus méritoire que ces préfets et sous-préfets étaient sous la surveillance étroite du Comité jeune-turc et de ses inspecteurs-délégués et risquaient ainsi de se voir écartés de leurs responsabilités, voire de perdre la vie.
Dans cette catégorie, le cas de Moustapha agha Aziz oglou1, maire (belediye reisi) de Malatia, est exemplaire à plus d'un titre. Issu d'une famille originaire de Bagdad établie dans la région depuis plusieurs générations, Moustapha agha avait, avant guerre, facilité la création dans sa ville d'établissements humanitaires allemands destinés aux aveugles ottomans. A la veille de la Première Guerre mondiale, la citée comptait alors 60 000 habitants, dont un tiers d'Arméniens. Durant le génocide arménien, Malatia est devenu pendant plusieurs mois, de juin à septembre 1915, le principal centre de transit des convois de déportés venus du nord et de l'ouest. Le maire s'est donc trouvé au milieu d'un dispositif criminel dont il a rapidement pris la mesure et a travaillé à atténuer les effets des dispositions appliquées sur place par le sous-préfet (mutessarif) désigné par Constantinople. Nous possédons nombre d'éléments sur son attitude grâce au Journal du pasteur allemand Hans Hans Bauernfeind qui dirigeait par intérim l'établissement pour aveugle de Malatia connu sous le nom de «Bethesda ». On nous décrit Bauernfeind comme ayant les plus grandes difficultés à distinguer, en ces temps de guerre et de confusion, victimes et meurtriers. Tiraillé entre loyauté politique et humanisme chrétien, il prit souvent le parti de la fidélité à l'alliance germano-turque. Sa foi aveugle en l'autorité et son manque de courage civique l'empêchaient d'agir comme le faisait un Moustapha agha qui « hébergeait parfois jusqu'à quarante Arméniens »2.
Exceptés ceux qui s'étaient convertis à l'islam, tous les Arméniens de Malatia furent déportés dès le 11 août 1915, le jour même du départ des missionnaires étrangers de la ville3. Si bien que Bethesda restait le seul refuge possible et « le nombre de nos protégés dépassa rapidement les deux cents, pour monter jusqu'à deux cent quarante personnes [grâce à ] Moustapha Agha [qui] nous avait prêté trois tentes qu'on avait montées dans notre jardin — nous avions ainsi un peu plus de place en été ». Ce comportement n'était pas du goût des Jeunes Turcs locaux et, confesse le pasteur Ernst Christoffel, « son nom figurait avant même les nôtres sur la liste de ceux qu'on voulait assassiner avant le massacre général. Notre évolution tranquille avant la Guerre mondiale aurait été impensable sans son encouragement. Et on était toujours sûr que c'était par la grâce de Dieu que notre mission était comblée par des amis pareils». Le directeur de la mission ajoute que le maire était menacé parce qu'il était au nombre «des personnalités turques influentes, connues pour leur engagement pour la paix entre les nations »4. Hans Bauernfeind vécut des situations semblables avec Moustapha agha. Le maire fut toujours le premier, et le seul, à aider les missionnaires allemands à prendre la mesure des événements, notamment au début des persécutions arméniennes, et à s'efforcer de les informer des faits survenus en ville. Mais il se heurta encore une fois à leur scepticisme. Mais, à la différence de Christoffel, et jusqu'à son départ en août 1915, Bauernfeind ne fut jamais en état de reconnaître combien les prétendues prophéties de Cassandre du maire touchaient au plus près la triste réalité. Pire encore, plus les informations et les appréciations du maire étaient conformes à la réalité — en pleine période de préparatifs des déportations et d'anéantissement général des Arméniens —, plus Bauernfeind qualifiait simplement le maire d'aliéné. Bauernfeind critiquait d'autre part l'attitude humaniste du maire. Il était d'après lui «[...] complètement sous influence arménienne et avait pris leur parti» (Journal, 9 juin 1915), tandis que «du fait de sa sympathie pour les chrétiens, il est haï comme un giavur [infidèle] et constamment en danger» (Journal, 7 juillet 1915). Ce maire intègre, qui voyait clairement quelle catastrophe s'annonçait pour le peuple arménien, ne comprenait pas l'attitude passive des missionnaires allemands. Ses propos comme «Tous les Arméniens attendent de vous leur délivrance » (Journal, 9 juillet 1915) se heurtaient à l'incompréhension du couple Bauernfeind.
Dans son Journal (p. 29), le directeur intérimaire rapporte aussi que «Moustapha agha a en outre prétendu savoir, de manière sûre, que récemment les [membres] d'un bataillon de travailleurs arméniens, qui étaient occupés à des travaux de voirie à Tchiftlik, entre ici et Tchoghlou, sur l'Euphrate, avaient été arrêtés, puis fusillés et jetés dans l'eau par les prisonniers [de droit commun] libérés »5. Dans les pages consacrées au 7 juillet 1915, il ajoute : « Vers 10h30, Moustapha agha, le maire, est subitement arrivé. Il nous a appris les faits suivants : il considère que le nombre des Arméniens tués ces quinze derniers jours dépasserait les deux mille. On les aurait pour la plupart enterrés à Indära — non plus ici, sur le versant, par crainte de nous —, environ cent cinquante à Tach tépé [et] deux cent cinquante du coté de Kundebeg. Le remplaçant du mutessarif, le kaïmakam d'Arha, serait le principal responsable. On en aurait déjà tué un certain nombre sous son administration, dans le bâtiment de la préfecture, à coups de fouet [...] »6. Toujours sceptitque, le pasteur souligne : «j'ai hier matin fait venir Moustapha agha [...] Son manque de toute capacité de jugement s'est de nouveau révélé. Il prétend que Malatia est un piège meurtrier; qu'on les fait venir de toutes parts pour les assassiner; que personne n'arrive à Ourfa, etc. »7 et qu' « Au cours de l'entretien, il se révéla clairement qu'il a presque complètement perdu la raison et qu'on ne peut guère plus le prendre au sérieux. Que pas un seul Arménien ne gagnerait Ourfa, que tous et toutes, hommes, femmes et enfants seraient tués en chemin, que les alentours seraient couverts de cadavres [...] sont chez lui des idées fixes».
Mais Moustapha agha ne se bornait pas à informer les missionnaires, il travaillait lui-même à sauver la vie de nombre d'Arméniens. Après le retour de Christoffel, il le soutint de toutes ses forces pour sauver Bethesda et lui fournit une aide matérielle.
Moustapha agha fut assassiné en 1921 de la main d'un de ses fils pour son engagement en faveur des «Giavur». Parmi tous ces éléments révélateurs de la bienveillance du maire de Malatia, le seul détail un peu négatif concerne le fait que le cheval «de l'évêque catholique, tué pendant la nuit, a été donné en cadeau à Moustapha agha: il l'a monté aujourd'hui même »8. Le Mutessarif Ali Souad bey, que la plupart des sources nous présentent comme un homme éduqué et bienveillant, constitue un second exemple de haut fonctionnaire ottoman ayant contribué à sauver des Arméniens. Sous-préfet de Deir-Zor, il avait en charge la région de l'Euphrate abritant les camps de concentration les plus importants :
Meskéné, qui abrita jusqu'à 100 000 personnes jusqu'à l'automne 1916 — on y dénombra environ 80 000 morts ; Dipsi, qu fonctionna de novembre 1915 à avril 1916 - 30 000 morts ; Rakka/Sébka qui fonctionna de l'automne 1915 à l'automne 1916 et enfin celui de Deir-Zor/Marat qui fut ouvert en novembre 1915 — 192 750 personnes y furent exterminées à partir de juillet 1916. Il faut dire que dès le mois de février 1916, tous les camps situés sur la ligne de l'Euphrate étaient méthodiquement vidés de leurs derniers occupants et expédiés vers Zor, en plein désert syrien. Dans ces conditions, Ali Souad bey fut confronté à des problèmes d'intendance considérable. Officiellement, ces déportés étaient « gérés » par la Sous-direction des déportés d'Alep, dite Sevkiyat Müdürü. Dans une note de l'ambassadeur autrichien datée du 31 novembre 1915, Abdulahad Nouri bey, directeur de cet organe, révèle au diplomate le rôle effectif dévolu à cette officine : Sa « charge consistera à s'occuper de l'expédition de tous les Arméniens vers la Mésopotamie [...] De tous les points de Turquie, les Arméniens doivent être dirigés sur le sandjak de Zor et en Mésopotamie. ça découle d'une décision irrévocable du Comité Union et Progrès »9 Cependant, dans les faits, c'est l'administration locale, c'est-à-dire les préfets et sous-préfets comme Ali Souad qui en avaient la charge. Habituellement, les hauts fonctionnaires ne se préoccupaient pas de ravitaillement, se concentrant plutôt sur l'expédition des convois ou leur élimination dans les coins les plus isolés. Or, Deir-Zor constituait une sorte d'objectif final pour les déportés. En conséquence son sous-préfet devait en principe régulièrement « dégraissée » la ville pour faire place aux nouveaux convois arrivant chaque semaine. Au cours des mois de février, mars, avril et, surtout, en mai et juin 1916, la ligne de l'Euphrate fut envahie par les convois de rescapés des camps du nord. Les Archives ottomanes recensent l'arrivée à Zor de 4 620 déportés pour les 7, 8, 11 et 12 février 191610. C'est dire à quel point Ali Fouad était sous pression. Mais au-delà des aspects matériels, cet augmentation rapide du nombre de déportés internés à Zor attira l'attention de la Sous-Direction des déportés basée à Alep et il reçut à plusieurs reprises des ordres stricts lui intimant d'agir. Les témoignages de rescapés — il y eut moins de 5 000 Arméniens sur 200 000 qui échappèrent au carnage dans Zor et ses environs — attestent des efforts qu'il entreprit pour sauver les déportés, en organisant notamment un orphelinat improvisé pour deux mille enfants dont les parents avaient déjà été exterminés et en tentant d'intégrer dans le bourg nombre d'entre eux , les invitant à y pratiquer leurs métiers ou toutes activités utiles. Un inspecteur civil arriva alors à Deir-Zor, porteur d'un ordre de massacre. Devant son refus, il fut radié des cadres de l'administration ottomane et remplacé, au début de juillet 1916, par un certain Salih Zéki, personnage qui avait déjà fait ses preuves en exterminant les Arméniens d'Everek quelques mois auparavant et qui allait mener à son terme la tâche à lui confiée par le Comité jeune-turc. Parmi le personnel administratif et militaire présent à Zor sous le mandat d'Ali Souad, il faut aussi signaler l'action bienveillante de Noureddine Bey, inspecteur délégué (menzil mufettich) et Naki bey, commandant de marine, qui se sont tous deux battus avec Ali Souad pour qu'un grand nombre de déportés restent à Deir-Zor11; Hadji Faroz et son parent Ayial, notables originaires de Deir-Zor, qui avait une grande influence sur les tribus des énézés de la route Zor-Alep et qui était en étroites relations avec tous les cheïkh (chefs de tribus) de cette région ; le kaïmakam Hadji Fadıl, inspecteur civil, qui protégea nombre d'Arméniens ; le commandant de marine Naki bey et le colonel Noureddine bey, inspecteur délégué militaire, se trouvèrent d'accord pour conserver à Deir-Zor une forte population émigrée arménienne. Noureddine bey montra toujours beaucoup de bienveillance à l'égard des Arméniens. Il s'était marié à Deir-Zor avec une femme arménienne originaire de Bilédjik dont il eut un enfant. Un rescapé arménien rapporte que « La protection dont Ali Souad couvrit les Arméniens du coin était connue, comme une fable, jusqu'à Alep et les milieux turcs le surnommait ironiquement le “patriarche arménien”. Par la suite, lorsque les massacres eurent lieu, certains, à l'hôtel [Baron d'Alep], lui disaient en plaisantant qu'il avait également une part de responsabilité dans les massacres, car s'il n'avait pas réuni tant d'Arméniens à Zor, Zéki n'aurait pas eu l'occasion de les massacrer »12.
Nous venons de présenter le cas de deux individus exemplaires à plus d'un titre qui furent directement confrontés à la politique génocidaire du pouvoir jeune-turc et tentèrent de s'y opposer concrètement. Mais il existe aussi une autre catégorie de fonctionnaires s'apparentant à des « justes » en ce sens qu'ils préférèrent être démis de leurs fonctions plutôt que d'appliquer les ordres d'extermination.
Le premier, Djelal bey, à ne pas confondre avec son homonyme qui fut préfet d'Alep de 1911 à 1915, était directeur de Sciences politiques de Constantinople (Mulkiye) en 1895, à l'époque où se produisirent les massacres d'Arméniens et sauva plusieurs personnes de la mort. Par la suite, il occupa les fonctions de préfet d'Erzeroum (1908-1912), ville dans laquelle il laissa le souvenir d'un homme intègre et loyal. Lors de la déclaration de guerre, il était préfet de Konia, mais « il fut obligé de quitter son poste par suite de son refus d'exécuter l'ordre de déportation. Il resta en disponibilité jusqu'à sa nomination au vilayet d'Adana » [en 1919]13. Il s'agit peut-être du seul membre du parti jeune-turc ayant refusé de participer à l'extermination des Arméniens, dont la carrière fut précisément relancée après l'Armistice, lorsque les forces anglaises et françaises prirent le contrôle de la capitale ottomane. Réchid pacha, préfet de Castamouni, fut lui aussi démis de ses fonctions, à la demande du délégué responsable du Comité jeune-turc, pour avoir refuser d'ordonner le massacre des Arméniens de son vilayet14. C'est pourquoi il fut nommé à la tête du vilayet d'Adana lorsque les troupes françaises prirent possession de la Cilicie en 1919.
Mais c'est Hassan Mazhar qui est incontestablement, parmi les préfets de l'Empire ottoman, la figure la plus emblématique. Préfet d'Angora/Ankara en 1915, il fut révoqué pour avoir refusé les ordres de massacres reçus du Dr Atif, le délégué du Comité Union et Progrès à Malatia15. Connu comme un des rares hauts fonctionnaires non impliqué dans l'extermination des Arméniens, il fut nommé à la tête de la commission d'enquête instituée le 23 novembre 1918, après la signature de l'armistice et la fuite des principaux criminels jeunes-turcs, pour instruire le dossier à charge contre les personnes impliquées dans la destruction des Arméniens. Investie de large pouvoir, la Commission « Mazhar » — c'est ainsi qu'on a coutume de l'appeler — accomplit un travail remarquable d'instruction des dossiers, auditionnant nombre de témoins à tous les niveaux de la hiérarchie de l'état, et rassemblant des ordres et des instructions secrètes ayant trait aux massacres, conservés par certains hauts fonctionnaires pour prouver qu'ils n'avaient fait qu'obéir. Mazhar lui-même eut une action déterminante et instruisit, malgré les pressions de tous ordres, le dossier de plus de cent-trente criminels, qui furent transmis au procureur de la Cour martiale dans la deuxième quinzaine de janvier 1919. Il a, à ce titre, contribué avec constance et détermination à la mise en évidence des crimes contre l'humanité commis par les principaux dirigeants jeunes-turcs. Grâce à son action, malgré la mauvaise foi des inculpés encore présents à Constantinople et le fait que le procès n'alla jamais jusqu'à son terme, le procès des Unionistes apporta des révélations essentielles et mis en évidence des documents qui seraient probablement restés secrets jusqu'à nos jours. Le dossier Mazhar, dont nous savons qu'il est conservé dans les Archives turques à la différence des « papiers » du Comité jeune-turc largement détruit lors de la fuite de ses dirigeants, pourrait d'ailleurs être une base sérieuse de travail si les autorités turques acceptaient de le rendre public ou du moins de le mettre effectivement à la disposition des chercheurs sans restriction ou harcèlement administratif. Le Service de renseignement, ou Deuxième Bureau, de la Marine française, dont plusieurs membres suivaient de près le procès des Unionistes nous rapporte par exemple, dans le compte rendu de la quatrième séance, en mai 1919 : « Parmi les documents qui avaient été saisis dans les archives du Comité et qui se trouvent dans le dossier de la cour, i y a des cartes des provinces d'Anatolie indiquant, en détail, le plan des massacres. Les localités où la population arménienne était la plus dense, ainsi que celles où il y avait des mines exploitées par des Arméniens sont marquées de façon à montrer la nécessité de massacres plus acharnés qu'ailleurs. Les routes que devaient suivre les convois des déportés y sont également indiquées »16. En contrepoint de Hassan Mazhar, nous pouvons évoquer le cas du vali de Kharpout (Mamuret ul-Aziz), Sabit bey, dont le consul américain local, Leslie A. Davis, nous dresse un portrait tout en nuance. Originaire du Dersim, Sabit bey « était extrêmement ignorant et tout à fait inculte [...] Il avait passé toute sa vie parmi les Kurdes du Dersim ». Toujours est-il qu'il appliquât les ordres de déportation et de massacre des Arméniens de son vilayet, mais sans faire preuve d'un zèle particulier. D'après le consul américain, « il m'expliquait toujours qu'il était obligé d'exécuter les ordres [et] il est fort possible que son souhait personnel n'ait pas été de faire souffrir les gens et qu'il n'ait été qu'un exécutant contre son gré [...] En tout cas, j'ai le sentiment qu'il était plus humain que bien d'autres ». Ces quelques lignes révèlent toute l'ambivalence de certains hauts fonctionnaires ottomans et soulèvent la question de la responsabilité personnelle. Même s'il est difficile de classer parmi les « justes » ce type d'individu, ce genre de témoignages nous rappelle qu'un même homme a pu faire périr des dizaines de milliers d'Arméniens et en même temps « fermer les yeux » devant des milliers d'autres qui parvinrent à s'enfuir, ainsi que le souligne Leslie Davis17. Nous pourrions ajouter, pour compléter notre étude du comportement des hauts fonctionnaires locaux, que certains préfets ou sous-préfets ont sauver des Arméniens ou leur ont épargné la déportation en échange de sommes énormes, tandis que d'autres récupéraient effectivement une rançon tout en envoyant à la mort les «donateurs». La nuance entre ces deux types de comportement n'est pas négligeable. Avec l'expérience, certaines familles en mesure de payer pour garder la vie sauve avaient du reste trouvé une sorte de parade à ces comportements cyniques en utilisant des lettres de change qui n'étaient signées par les l'intéressés que chaque mois. Ce système d'allocation mensuelle, ou jeux du chat et de la sourie, permit à certains de survivre pendant plus d'un an, ou du moins jusqu'à épuisement de leur budget. S'apparentant plus ou moins à des « justes » il faut enfin souligner le cas de musulmans qui acceptèrent par exemple d'adopter un ou plusieurs enfants de familles arméniennes voisines. Là aussi, il faut toutefois nuancer le comportement de ces gens en soulignant d'abord que ces pratiques étaient officiellement interdites, mais qu'il était de notoriété publique que les notables locaux transgressaient impunément les ordres. Si quelques familles musulmanes adoptèrent des enfants arméniens par pure charité humaine, sans contrepartie, bien d'autres obtinrent en échange les actes de propriété ou une compensation quelconque des voisins déportés ; dans quelques cas, les enfants furent fort bien traités, comme les enfants de la maison, tandis que dans d'autres cas ils étaient littéralement mis en esclavage : on relève fréquemment, dans les témoignages de rescapés, que les jeunes garçons faisaient office de bergers et les jeunes filles de servantes avant d'être mariées à un des fils de la maison ou vendue. Notons à cet égard que plusieurs dizaines de milliers d'enfants arméniens furent convertis à l'islam durant ces événements, sans qu'un rejet racial ne soit perceptible.
Outre son travail de renseignement à caractère politique, le Deuxième Bureau de la Marine française rassembla justement nombre d'informations sur les « orphelins arméniens qui se trouvent actuellement [le 30 décembre 1918] dans des maisons turques, aux environs de Constantinople ». Le rapport recense le cas de quarante-sept familles turques de la capitale ayant recueilli des enfants arméniens18. Et que remarque-t-on ? Que les personnes qui les ont recueil lis sont des médecins, des officiers, des hauts fonctionnaires, des pachas, des magistrats, des avocats, le commandant militaire de la sûreté publique, Ali bey, le commandant de la gendarmerie de Sivas, des députés comme le député de Salonique Faradji, le commandant de la VIe armée, Hachid pacha, etc. Ce qui signifie que c'est l'élite de la société ottomane qui recueillait ces enfants — pour l'immense majorité d'entre eux des jeunes filles âgées de 7 à 14 ans — en prenant toutefois soin de les convertir (les prénoms signalés dans le rapport en témoignent).
Parmi les sujets ottomans, on peut aussi distinguer une catégorie de « justes » se recrutant parmi la population civile, et ayant accompli des actes de courage à titre individuel ou en groupe — par exemple un village ou une tribu. Les populations zazas du Dersim, région majoritairement de confession alévi, fit globalement preuve de beaucoup de bienveillance à l'égard des Arméniens qui s'étaient réfugiés dans leurs localités montagneuses pour échapper à la mort. Les témoignages de rescapés abondent en détails montrant des comportements d'une grande noblesse que certains de ces hôtes payèrent de leur vie. Le déni du génocide des Arméniens pratiqué par les gouvernements turcs successifs depuis la création de la République turque et la vérité officielle qui a été imposée par l'état à toute la société explique en grande partie qu'il n'y ait que de rares cas d'intellectuels ou d'historiens qui ont osé transgresser ce qui est devenu un tabou national. Il nous faut toutefois faire une mention spéciale pour l'historien Ahmed Refik [Altınay] qui fut, il faut le souligner, officier du renseignement attaché à l'état-major turc durant toute la durée de la Première Guerre mondiale et fut, à ce titre, le témoin de nombreux crimes et un observateur perspicace. En publiant un ouvrage dénonçant ces crimes et mettant en évidence le rôle de l'Organisation spéciale, mise sur pied par le comité central jeune-turc, dans l'extermination des Arméniens ottomans19. Ami personnel de Moustapha Kémal, il fut invité par ce dernier à renoncer à publier ce genre de témoignages. Devant son refus, il fut exclu de l'université et vécut dès lors dans la marginalité jusqu'à sa mort, privé de toutes fonctions officielles. A notre connaissance, il est le seul historien turc à avoir assumé le passé criminel de son pays et à avoir révélé les grandes lignes de la politique génocidaire du régime jeune-turc, sans jamais se dédire. Ce courage moral fait évidemment de lui un « juste » de la mémoire, refusant avant la lettre les pratiques négationnistes.
Loin d'être exhaustive, cette étude pose les premiers jalons d'une recherche plus systématique qui nécessiterait le dépouillement des nombreux témoignages de rescapés du génocide et la consultation de matériaux d'archives turques, notamment des services du ministère de l'Intérieur ottoman ; elle dresse une typologie encore sommaire des « justes » ottomans, tout en soulevant la question de l'ambiguïté de certains comportements, à cheval entre l'intérêt financier et l'acte d'humanité.
Atti del convegno internazionale, I Giusti contro i Genocidi degli Armeni e degli Ebrei - (Padova, 30 novembre-2 dicembre 2000), Université de Padoue 2001, pp. 67-78