s'exprime sur le génocide des Arméniens
Monsieur le Président,
J'apprends avec intérêt que votre honorable Tribunal va tenir une session sur le génocide des Arméniens.
Cette question ne saurait laisser indifférents les hommes épris de justice et encore moins ceux, comme moi, originaires de la Turquie. Voilà pourquoi je me permets de soumettre à votre réflexion quelques remarques :
1. La réalité de ce génocide ne fait, à mon avis, aucun doute. Les dirigeants turcs de l'époque, animés par un nationalisme virulent, rêvaient de bâtir un Empire pantouranien allant de la Turquie jusqu'aux steppes de l'Asie centrale.
Or les territoires turcs de Turquie et ceux habités par les turcophones du Caucase et d'Asie centrale étaient séparés par des régions à peuplement kurde et arménien. Pour éliminer cet « obstacle », le gouvernement du comité Union et Progrès avait décidé de liquider physiquement les deux peuples. A partir de 1915 une politique planifiée et systématique, faite de massacres collectifs et de déportation massive, a abouti à la disparition des Arméniens de la Turquie. Au cours de la Première Guerre mondiale, dans le cadre de cette même politique, plus de 700.000 Kurdes ont été déportés en Anatolie centrale ;
2. Si ce génocide avait été reconnu en son temps par la communauté internationale, si dès les années 1920 la Société des Nations avait jugé et sanctionné sévèrement ce crime contre l'humanité, il est probable que les dirigeants kémalistes n'auraient pas tenté de faire subir aux Kurdes le sort des Arméniens, de massacrer et déporter, de 1924 à 1940, plus du tiers de la population kurde placée sous son administration.
3. Un régime démocratique aurait sans doute reconnu la vérité historique, condamné les auteurs de ce crime qui, au demeurant, ont failli, dans leur aventure insensée, conduire le peuple turc lui-même à la catastrophe. Il se serait pour le moins incliné devant la mémoire du peuple arménien martyr. Son souci de justice et d'honneur l'aurait sans doute conduit à réunir à Ankara un tribunal comme le vôtre, pour établir et proclamer toute la vérité
Malheureusement le régime turc qui opprime son propre peuple, qui règne par la terreur, est loin de s'apprêter à adopter une telle attitude honorable. Comment pourrait-il d'ailleurs en être autrement quand on sait que ce régime continue de nier, contre toute évidence, l'existence sur son sol de millions de Kurdes, qui forment pourtant au moins le quart de la population de la Turquie. Et quand les Kurdes revendiquent des droits spécifiques, les autorités d'Ankara les menacent tout simplement du sort des Arméniens. En vérité la dictature fait peu de cas des mensonges distillés par sa propagande destinée à l'étranger, à ses alliés et bailleurs de fonds.
4. Je constate que la dictature militaire turque, loin de craindre les sanctions des grandes puissances, continue d'être aidée par celles-ci, notamment par les Etats-Unis et l'Allemagne fédérale qui, par ailleurs, ne tarissent pas de proclamations solennelles sur la liberté et les droits de l'homme.
5. La reconnaissance de la vérité historique ne devrait pas attiser les haines raciales, opposer les uns aux autres les peuples déjà si éprouvés de la région. Les Turcs d'aujourd'hui ne sauraient être tenus pour responsables des crimes perpétrés il y a plus de soixante ans par leurs ancêtres, par le régime despotique, criminel, d'un Empire finissant. Le racisme anti-turc me semble tout aussi condamnable que l'hystérie anti-arménienne et anti-kurde des dirigeants d'Ankara.
Ces observations faites, permettez-moi encore, Monsieur le Président, de formuler le vœu que le verdict de votre Tribunal sera pris en compte par les instances internationales et que ce qui est arrivé dans le silence et l'indifférence au peuple arménien ne puis plus jamais se reproduire.
Yilmaz Güney
Tribunal Permanent des peuples, Le Crime de silence, préface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, Flammarion, 1984.