Robert Fisk, journaliste anglais de renommée internationale, est correspondant au Moyen-Orient depuis 1976 (pour The Times puis The Independent).
Dans son dernier livre, La grande guerre pour la civilisation (oct. 2005, éd. La Découverte), il consacre un chapitre entier au génocide arménien, chapitre intitulé « Le premier holocauste ».
Une lettre de l'Ambassadeur de Turquie à la Cour St James m'a été adressée il y a quelques jours, l'une de ces missives qui font passer un frisson dans l'âme humaine. « Vous prétendez que le "génocide arménien" a eu lieu en Anatolie orientale en 1915 », me dit son Excellence Mr. Akin Alptuna. « Je pense que vous avez quelques idées fausses au sujet de ces événements… »
Oh, ça c'est bien vrai. J'ai une conception totalement fausse qu'un million et demi d'Arméniens ont été cruellement et délibérément menés à la mort par leurs maîtres ottomans turcs en 1915, que les hommes ont été abattus et tailladés, tandis que leurs femmes étaient violées, éventrées, brûlées vives, affamées par de longues marches à la mort, et leurs enfants dépecés. J'ai rencontré quelques-uns des survivants – menteurs à un homme et une femme, si l'on en croit l'Ambassadeur de Turquie en Grand Bretagne – et j'ai vu les photos des victimes prises par un courageux photographe allemand du nom d'Armin Wegner, dont les images doivent maintenant, je suppose être consignées dans des poubelles. Il doit en être de même des archives de tous ces diplomates qui ont courageusement catalogué les meurtres de masse infligés à la population chrétienne de Turquie selon les ordres de la bande de nationalistes qui dirigeaient le gouvernement ottoman en 1915.
Quelle aurait été notre réaction si l'Ambassadeur d'Allemagne avait écrit une note du même acabit: « Vous prétendez qu'un "génocide juif" a eu lieu en Europe de l'Est entre 1939 et 1945… Je pense que vous avez quelques idées fausses au sujet de ces événements… ». Naturellement, le temps qu'une telle lettre devienne publique, l'Ambassadeur d'Allemagne aurait été condamné par le Foreign Office, notre homme à Berlin aurait été rappelé pour consultations – même le pusillanime Blair se serait levé à cette occasion - , et l'Union Européenne aurait débattu si des sanctions devaient être prises à l'encontre de l'Allemagne.
Mais Mr Alptuna n'a pas besoin de se faire de tels soucis. Son pays n'est pas membre de l'Union Européenne – il n'a que le désir de l'être – et ce fut l'administration lâche de Mr. Blair qui pendant plusieurs mois a essayé d'empêcher la participation arménienne à la Journée de l'Holocauste en Grande Bretagne.
Au sein de ces chicaneries, brillent quelques rayons de lumière, et je dois dire tout de suite que la lettre de Mr. Alptuna est une représentation grotesque des points de vue d'un nombre croissant de citoyens turcs, dont j'ai l'honneur de connaître quelques-uns, et qui sont convaincus que l'histoire du grand mal qui a fondu sur les Arméniens doit être racontée dans leur pays. Alors je me demande pourquoi, oh pourquoi, Mr. Alptuna et ses collègues à Paris, à Beyrouth et dans d'autres villes sont en train de colporter ces absurdités?
Au Liban, par exemple, l'Ambassade de Turquie a envoyé un « communiqué » au journal francophone L'Orient Le Jour faisant référence au « soi-disant génocide arménien » et demandant pourquoi l'Etat moderne d'Arménie ne répond pas à l'appel turc à une étude historique commune pour "examiner les événements" de 1915.
En fait, le Président d'Arménie, Robert Kotcharian, ne veut pas répondre à une telle invitation pour la même raison que la communauté juive mondiale ne voudrait pas répondre à un appel à un examen semblable de l'Holocauste juif, de la part du président iranien – parce qu'un crime international sans précédent a été commis, dont le simple caractère discutable serait une insulte aux millions de victimes qui ont péri.
Mais les appels turcs sont concoctés avec art. A Beyrouth, ils ont rappelé la catastrophe alliée à Gallipoli en 1915, quand les troupes britanniques, françaises, australiennes et de Nouvelle-Zélande ont subi des pertes massives de la part de l'armée turque. En tout, y compris les soldats turcs, près d'un quart de million d'hommes ont péri aux Dardanelles. L'Ambassade turque de Beyrouth déclare avec raison que les nations belligérantes de Gallipoli ont fait après ces hostilités des gestes de réconciliation, d'amitié et de respect mutuel. Une belle tentative. Mais le bain de sang de Gallipoli ne comportait pas le meurtre planifié de centaines de milliers de femmes et d'enfants britanniques, français, australiens, néo-zélandais – ni turcs.
Venons-en maintenant aux rayons de lumière. Un groupe de« Turcs Justes » s'oppose au récit malhonnête de leur gouvernement sur le génocide de 1915: Ahmet Insel, Baskin Oran, Halil Berktay, Hrant Dink, Ragip Zarakolu et quelques autres proclament que le « processus démocratique » en Turquie va éclaircir l'obscurité, et ils demandent pour cela l'aide des Arméniens. Le dr. Fatma Gocek de l'Université du Michigan est parmi les plus courageuses de ces universitaires nés en Turquie, qui luttent pour faire découvrir la terreur de l'Empire Ottoman envers les Arméniens. Pourtant, elle aussi refuse d'employer le mot génocide – bien qu'elle reconnaisse son exactitude – sous prétexte que ce mot est devenu "politisé" et fait obstacle à la recherche.
J'ai une certaine sympathie pour cet argument. Pourquoi rendre la tâche des Turcs honnêtes plus difficile alors que ces braves hommes et femmes subissent le pouvoir du nationalisme turc ? Le problème est que l'autre partie du peuple, moins recommandable, demande la même suppression. Mr. Alputana m'écrit – avec une impressionnante fausse sincérité – que les Arméniens « n'ont soumis aucune preuve irréfutable pour soutenir leurs prétentions de génocide ». Et il continue en disant que : « le génocide vous en êtes bien conscient, a une définition légale tout à fait spécifique » dans la Convention des Nations Unies de 1948.
Mais Mr. Alptuna est lui-même très conscient – quoiqu'il n'en convienne pas, naturellement – que la définition du génocide fut inventée par Raphael Lemkin, un Juif, en se référant entièrement au meurtre de masse des Arméniens.
Et en fin de compte, de nouvelles archives diplomatiques sont en train de s'ouvrir en Occident, qui révèlent l'odeur de la mort – la mort arménienne – dans leurs pages. Je cite ici, par exemple, d'après le récit découvert récemment du Ministre du Danemark en Turquie pendant la Première Guerre Mondiale:
« Les Turcs entreprennent vigoureusement leur intention cruelle d'exterminer le peuple arménien », écrit Carl Wandel le 3 juillet 1915. L'évêque de Karpout reçut l'ordre de quitter Alep dans les 48 heures « et l'on a appris plus tard que cet évêque et le clergé qui l'accompagnait avaient été …tués entre Diyarbékir et Ourfa, dans un endroit où environ 1700 familles arméniennes avaient subi le même sort… A Ankara… environ 6000 hommes… ont été tués sur la route… même ici à Constantinople (Istanbul), des Arméniens ont été chassés et envoyés en Asie… »
Il y en a encore beaucoup, beaucoup plus. Or, voilà maintenant Mr.Alptuna qui m'écrit dans sa lettre: « En fait, les Arméniens qui vivaient hors de l'Arménie orientale, y compris Istanbul,… ont été exclus de la déportation. »
Le dernier mot à Mr. Wandel de Copenhague ? ou à l'Ambassadeur turc à la Cour de St James ?
Traduction : Louise Kiffer