René Dzagoyan

La grande peur des biens-pensants

Le débat des historiens

René Dzagoyan, l'auteur de cet article paru dans le journal Hachkhar du 21 janvier 2006, est économiste et écrivain (« Le système Aristote », « Vadim Bronsky: dernière mort avant l'oubli »)

Dans la mesure où il s’agit de qualifier un fait de « crime », c’est aux législateurs d’apporter cette qualification, c'est-à-dire à ceux qui ont été élus par la nation pour légiférer.

Pétition de 19 historiens, contre-pétition d’intellectuels, déclaration du président et du premier ministre, formation d’une commission par Sarkozy présidée par Klarsfeld, mise en place d’une contre-commission présidée par Jean-Louis Debré, la France se débat avec son héritage. Shoah, collaboration avec les Nazis, complaisance envers les Turcs ottomans, commerce triangulaire et colonisation, les souvenirs de l’Histoire reviennent à la mémoire de la classe politique dans une sorte de névrose collective. Allongés sur les velours freudiens de l’Assemblée nationale, les députés de droite et de gauche ne savent plus s’ils doivent liquider à coup de lois les traumatismes laissés par leurs ancêtres ou envoyer le tout aux orties en laissant libre cours aux pulsions subites des historiens professionnels, soudain baptisés porteurs de vérité. Pourquoi ce brusque psychodrame ? Un peu comme ces quinquagénaires dont la carrière piétine, dont le couple vole en éclats et que le temps use lentement, la France, percluse par un chômage qui ne se résorbe pas, vidée par des délocalisations, paralysée par une Europe usée avant terme, se tourne vers son passé comme pour oublier son présent. Comme l’écrivait Pierre Viansson-Ponté en 1968, la France s’ennuie . Mais reste tout de même le problème de fond : la loi doit-elle se prononcer sur l’Histoire ? La liberté des historiens doit-elle être bridée par la loi ?

Les historiens ont raison : les textes de loi sont faits pour protéger les citoyens, pas pour écrire l’Histoire. Mais il faut souligner ici que ni loi Gayssot, ni la loi du 29 janvier 2001 sur le génocide des Arméniens, ni la loi Taubira sur l’esclavage n’ont dictés de vérité historique.

La Shoah a été qualifiée comme crime contre l’Humanité par l’article 6 du statut du tribunal militaire international réuni de Londres le 8 août 1945. Cette qualification comme crime de l’Humanité a été confirmée par l’ONU en 1948. Qu’ont dit les historiens contre ces deux qualifications ? Rien. Pourquoi ? Parce que, s’il appartient aux historiens d’établir et décrire un fait historique, il ne leur appartient pas de le « qualifier » en droit. D’ailleurs ils ne l’ont jamais revendiqué. Dans la mesure où il s’agit de qualifier un fait de « crime », c’est aux législateurs d’apporter cette qualification, c'est-à-dire à ceux qui ont été élus par la nation pour légiférer. C’est ce droit à légiférer qu’ont revendiqué les politiques. Quand ils l’ont exercé, ils n’ont fait que remplir la mission qui leur a été confiée.

Aujourd’hui, les historiens contestent ce droit aux politiques. Mais regardons les textes. Que dit la loi Gayssot ? Lisons : « Art. 24 bis. (L. n. 90-615, 13 juillet 1990, art. 9). - Seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l’article 24 ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l’article 23, l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 ». Punir ceux qui contestent la réalité d’un crime contre l’Humanité. En votant cette loi, les députés ont-ils répondu à la mission que leur ont confiée les Français ? Est-il juste de punir ceux qui nient un crime contre l’Humanité ? Etre victime d’un crime contre l’Humanité crée des droits pour ceux qui en ont été les victimes. Nier un crime contre l’Humanité revient d’abord à leur refuser les droits que ce crime a générés : leur droit à défendre leur mémoire, leur droit à des réparations, leur droit à en traduire les auteurs en justice. Edicter une loi qui punisse les négationnistes revient ainsi à protéger les victimes ou de leurs ayant-droits. Protéger le droit des citoyens qui sont victimes d’un crime, tel est le rôle, et le seul, des élus du peuple. En votant cette loi Gayssot, les parlementaires français n’ont fait que remplir leur mission. Les historiens, quelque légitime que soit leur droit à l’expression, ne sont pas investi par la nation de la mission de limiter le droit des gens.

Il en est de même de la loi Taubira sur l’esclavage. Que dit-elle en réalité ? En voici quelques extraits : « Article 1er : La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'océan Indien d'une part, et l'esclavage d'autre part, perpétrés à partir du xve siècle… constituent un crime contre l'humanité. Article 2 : Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent… » Là encore, les élus ont qualifié l’esclavage de crime, et là encore ils ont eu raison. Faut-il considérer que donner à l’histoire de ces crimes « la place conséquente qu’ils méritent » dans les programmes scolaires est une atteinte à la liberté d’expression ? Depuis Jules Ferry, les programmes scolaires sont définis par les pouvoirs publics. Ce sont eux qui, depuis toujours, ont décidé qu’il y aurait un enseignement de l’Histoire et des professeurs pour l’enseigner. Pas les historiens. Faut-il donc, au nom de la liberté d’expression, laisser les enseignants libres de parler de tel ou tel événement historique, selon leur bon vouloir ? Faut-il laisser, comme au bon vieux temps de l’enseignement religieux, la liberté aux enseignants de passer sous silence les faits qui leur semblent néfastes et de n’enseigner que ceux qui leur semblent bon ? Le devoir de l’Etat est précisément de protéger les enfants et les citoyens contre l’arbitraire des enseignants et de leur fixer des règles définies par ceux que la nation a investis du pouvoir de légiférer.

Quid maintenant de la loi du 29 janvier 2001 sur le génocide des Arméniens ? Souvenez-vous : « Article unique : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. La présente loi sera exécutée comme loi de l'Etat. » Contrairement à la loi Taubira, celle du 21 janvier ne dit pas «  La République française reconnaît que les événements de 1915 constituent un crime contre l’Humanité. » Elle va droit au but. Elle reconnaît leur nature de génocide, le plus horrible de tous les crimes contre l’Humanité. Pourquoi une telle économie de mots ? Parce pour l’immense majorité des historiens, les événements de 1915 était un génocide et rien d’autre. La France ne fait que le reconnaître à son tour. D’ailleurs, en 2001, aucun historien ne s’est élevé contre cette loi. S’ils le faisaient, ils déferaient simplement ce qu’ils ont contribué à faire.

Mais là, contrairement à la loi Gayssot, par cet article unique, la loi ne protège pas les droits de ceux qui ont été victimes de ce génocide ni leurs descendants. Les législateurs ne sont pas allés au bout de leur logique. Que faudrait-il de plus ? Un crime crée un droit : un droit à le protéger contre sa négation, un droit à des réparations et un droit à traduire devant la justice ceux qui, Etat ou autre, en sont les auteurs. Cette protection n’existe pas dans le cas arménien. C’est là notre prochaine tâche. Mais qu’on ne s’y méprenne pas : rétablir les Arméniens dans leur droit à la protection de son histoire et de sa mémoire, leur permettre de revendiquer des réparations, quelle que soit leur nature, et leur donner pouvoir de traduire les auteurs du Crime en justice n’est pas seulement un acte de pur communitarisme. C’est aussi et surtout donner à la loi du 21 janvier 2001, à la fois par la proclamation d’une vérité et la protection de ses citoyens, tout le caractère de ce qu’elle doit être, c'est-à-dire une vraie loi de la République.

laquo; Le débat des historiens - LA GRANDE PEUR DES BIEN-PENSANTS »
par René Dzagoyan

Publié dans ACHKHAR [Monde] 
n° 2048 du 21 janvier 2006
achkhar

Pour mieux comprendre le cadre dans lequel s'inscrit cette réflexion, on peut consulter la pétition Liberté pour l'histoire, la contre-pétition Ne mélangeons pas tout, ainsi que le rapport d'Arno Klarsfeld (rendu un mois après la parution de cet article)

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