L’association « Liberté pour l’Histoire », composée de 19 historiens de renom, a publié le 6 mai 2006 un communiqué relatif à la proposition de loi sur la sanction de la négation du génocide des Arméniens, notant que « Pareille disposition aggraverait les atteintes à la liberté d’expression. Elle prendrait une nouvelle fois les enseignants en otages. C’est affligeant. »
En voilà une belle indignation ! Défendre la liberté d’expression, quelle belle cause ! Mais c’est un peu vite oublier que la liberté d’expression est une valeur universelle, que ceux qui souffrent de sa privation dans le monde méritent autant de compassion que les enseignants français qu’on prétend défendre, et que, donc, sa défense n’a pas de frontière.
Cela dit, où étaient donc nos dix-neuf historiens grands défenseurs de la liberté lorsqu’en mai 2005, il y a un an de cela, les femmes turques étaient rouées de coups devant toutes les télévisions du monde pour la seule faute d’avoir revendiqué leur droit à la parole dans les rues d’Istanbul durant la Journée Internationale de la Femme ? Sur quelle pétition ont-ils apposé leur signature le jour de l’inculpation de Hrant Dink ? Quand les a-t-on vus protester contre les autorités turques après les condamnations de la cinquantaine de journalistes qui ont revendiqué la liberté d’écrire ? Eux, ces grands pourfendeurs de lois liberticides, ont-ils jamais proféré un seul mot contre les articles 301 et 305 du Code Pénal turc qui permettent de traduire n’importe qui n’importe quand devant un tribunal pour un simple mot de travers ? Mesdames et messieurs les généreux historiens de renom, êtes-vous donc incapables de défendre une autre liberté que la vôtre, alors même que l’essence même de la liberté est en danger partout ailleurs et particulièrement en Turquie ? Ah, la belle indignation que voilà, qui consiste à se donner des frayeurs pour les droits des cinq cents professeurs d’histoire signataires de votre appel et de mépriser souverainement les droits des cinq cent mille ou des cinq millions de Turcs qui réclament le simple droit de s’exprimer en payant ce droit du prix de leur liberté ou de leur vie !
Mais au fait, voilà maintenant onze ans que la loi Gayssot est promulguée et qu’il est interdit de nier l’existence de la Shoah. A-t-on jamais entendu un seul professeur d’histoire se plaindre de cette impossibilité ? Un seul d’entre eux a-t-il d’ailleurs jamais revendiqué ce droit ? Ah si, j’oubliais, M. Bruno Gollnisch et un de ses amis, Jean-Marie Le Pen. Mais est-ce donc pour leur droit de négationnistes professionnels que vous dépensez tant d’énergie ? Les Juifs ont lutté quarante ans pour qu’enfin la loi protège leur mémoire et leur histoire. La voilà en lieu sûr depuis onze ans. Est-ce que pour l’exposer à nouveau à l’abjection et à la haine des néo-nazis que vous remettez en cause avec tant de liberté une loi que le peuple français a voulu et que leurs élus ont votée ?
Qu’on ne s’y trompe pas ! Ce n’est pas la liberté d’expression que défendent les historiens, car ils ont eu, avec les événements de Turquie, un million de fois l’occasion de la défendre. Non, au centre de toutes ces déclarations de vierges outragées, il y a un enjeu de taille : la volonté d’une corporation d’intellectuels de se substituer aux élus de la Nation chaque fois que ceux-ci délibèrent sur un terrain qu’ils considèrent comme étant leur propriété exclusive, l’Histoire.
Mais l’Histoire n’appartient pas aux historiens. Elle appartient à ceux qui la font, elle appartient à ceux qui sont morts à cause d’elle, elle appartient au peuple et à ceux qu’il a élu pour le représenter. Que la Shoah soit qualifiée de « génocide », c’est à ceux qui l’ont subi de le revendiquer, c’est à ceux qu’ils ont élu d’en décider et à personne d’autre.
Attribuer aux historiens le privilège exclusif de dire l’Histoire revient à priver tous les autres de la liberté de penser, de revendiquer et de voter. Accepter leur monopole n’aura jamais qu’un seul effet : mettre l’Histoire sous la seule juridiction d’un petit groupe que n’importe quelle puissance politique peut mettre en coupe réglée en un clin d’œil. La preuve de tout cela se trouve sous nos yeux, en Turquie, où nul autre que les historiens à la botte n’ont le droit de proférer autre chose que la vérité officielle. Après ça, comment s’étonner que les dirigeants turcs soutiennent et citent avec tant d’enthousiasme les historiens français ? Le modèle que proposent ces derniers est exactement le même que celui en vigueur en Turquie. Voilà qui va faire plaisir aux historiens turcs condamnés pour avoir proclamé la réalité du génocide des Arméniens. Quelle aide magnifique que vous leur offrez là, mesdames et messieurs les Historiens. Face à la bêtise des historiens français qui justifient leur condamnation par leur atermoiements alors que leur devoir est de les défendre, j’imagine assez bien un historien turc démocrate crier du fond de sa cellule : « Seigneur, préservez-moi de mes amis, car de mes ennemis, je m’en charge. »
« Les historiens français ou la liberté de condamner »
ACHKHAR du 20mai 2006