Que s'est-il passé entre-temps ? Quatre-vingt huit années.
Elles pourraient tenir en quelques lignes. La mémoire est ainsi faite. L'esprit paraît capable de stocker indéfiniment des milliards de choses, et dès qu'il s'agit de les allonger, les coucher, les consigner, les expliquer, les détailler, les mots viennent au compte-goutte, les images apparaissent en transparence, entre l'écran et mes yeux, mais il est plus difficile de les figer que d'attraper un pigeon sur la place Saint-Marc.
Il y a quatre-vingt huit années, il fut poussé par le vent de la mort, jeté dans ce bateau parce qu'il ne voulait pas avoir de chaînes aux pieds. Il avait quinze ans, vingt-neuf à eux deux, ils en avaient déjà vu trop ; la souffrance de la fuite. Voir tomber les siens sous la chaleur, le nez dans la poussière. Les mains arrachées, les corps pendus au bord du chemin. Les balles tirées dans des têtes, tout simplement parce qu'elles étaient à portée de fusil. Les ventres trop ronds ouverts pour conjurer les descendances et les bâtardises infamantes des viols autorisés. L'odeur de ceux qui pourrissent déjà, alors que lui, poussé par l'épouvante, la rage, guidé par l'injustice commune et la providence qui s'est arrêtée sur eux, prend ses jambes à son cou et disparaît. Les deux sont devenus un tout, l'ensemble n'est plus rien et meurt sans lui.
Le bateau quitte le port.
Il est malin le bougre. Il l'a prise sous son aile et se sont enfermés dans cette caisse ; devenus denrée commerciale, produit de l'orient qui débarquera bientôt dans les Balkans.
Combien de temps sont-ils restés enfermés, avec la peur au ventre, la crasse pour se tenir chaud la nuit, les larmes pour boire, la solitude partagée pour oublier tout ça ?
Et je vois ces dockers qui saisissent la boîte, l'amarrent à un filin et la déposent à quai.
Pied de biche enfoncé entre deux planches, ouverture, soleil ou pluie, surprise, trop tard pour la mort. Ils sont sauvés.
Ils ne sont pas les seuls bien sûr, d'autres ont fait la même chose, par n'importe quel moyen, ils ont survécu. Ils se sont livrés à cette nouvelle vie, cette vie où la peur existe, mais la peur de l'avenir, pas celle de ne plus en avoir.
Alors ils ont choisi. On leur a demandé leurs papiers. Pour quoi faire ? Patrie démantelée, cachets sans valeur. Ils n'existent pas. Alors on leur a proposé de continuer, sous d'autres cieux, sous d'autres noms. Ils ont dû choisir leur nouveau pays. Beaucoup ont compris leur drame, (ils ont vécu au même instant) et ne pouvaient ignorer tout ça. Alors, l'humanité de ces gens-là a parlé, ils ont donné les clefs, celles d'une autre existence à choisir, sur ce quai, encore un quai, celui d'une arrivée pour un nouveau départ.
Ils ont choisi le pays qui m'a appris à écrire ces mots. Quatre vingt huit années, quatre vingt huit rides profondes comme un abîme, que j'ai appris à compter une par une, car je les ai toujours vues. Il a eu un jour quinze ans, je n'ai jamais pu le croire. Je le voyais souvent, et toujours je le vis vieux. Son accent qui roulait, les pauvres mots qu'il prononçait dans sa nouvelle langue, celle qu'il n'a jamais su maîtriser, pour vite les remplacer par ceux qui l'ont vu naître, pour que ses fils, assis là, répondent avec ces mots étranges, et l'aident à ravaler ses larmes. Car je l'ai vu pleurer, souvent. Des larmes sèches, des larmes que j'entendais dans sa voix chevrotante mais que je ne vis jamais ; les sillons trop profonds les avalaient aussitôt.
Ses mains, larges comme la mer qu'il a traversée, larges pour saisir des caisses et les charger sur des bateaux, ironie de son propre sort, larges pour jeter par dessus bord ceux qui ne le respectaient pas, larges pour tenir dans ses bras la mère de ses fils. Larges et inutiles désormais, mais imposant un respect qui ne fut jamais démenti.
Quatre vingt huit années au quatre vingt huit de sa rue, où quatre vingt huit noms ressemblant au sien ont partagé quatre vingt huit souffrances identiques et si différentes.
Quatre vingt huit descendances, dépositaires de sa mémoire et involontaires dilapidatrices de ce qui fut.
Issu de la troisième génération, celle qui n'a connu l'Arménie qu'au travers de ceux qui l'ont fuie un jour, à cette époque maudite, j'arrive doucement sur la planète des quarantenaires. Et que me reste-t-il de tout ça ? Une querelle géo-économique qui me laisse malheureusement tiède, à la vue de cet étouffement historique dont mon peuple subit les affres parce que nous n'avons jamais voulu prendre les armes, parce que nous avons juste souhaité vivre heureux !
Alors, fidèle aux préceptes de celui qui arriva un jour à Marseille, je ne veux pas être violent, je ne veux pas entretenir stérilement ce débat qui ne l'est pas moins ; une chaîne de télé a voulu un jour faire parler un témoin du génocide, on y a vu un pauvre vieillard presque inaudible, et dont le récit fut incompréhensible. Je ne crois pas qu'on doive parler de cette ignominie de cette façon.
Nous n'avons pas de Vaclav Havel, nous n'avons pas de Spielberg pour parler de tout ça. Juste un chanteur très respectable.
Nous vivons une époque mièvre, et cette mièvrerie profite à nos frères turcs. Où sont les politiques, que s'est-il passé depuis le 29 janvier 2001 ? Certes, une loi est passée, et mon grand-père en serait fier.
Mais cela a-t-il été suivi d'effet, hormis quelques stèles par-ci par-là que seuls les pigeons apprécient ?
Alors, génération troisième bientôt diluée dans une société au goût d'aspartam, je voudrais simplement dire que je souffre de ne plus me souvenir, je souffre finalement de n'avoir pas choisi la voie d'un intégrisme sociétal, qui aurait peut-être, comme une autre communauté, conduit à retrouver notre pays entier, et non pas parcellé.
Agop Karamanoukian (Avril 2003)