Il est de la responsabilité des Juifs devant l'Histoire que de témoigner de la Shoah avec vigilance et constance et de lutter contre le négationnisme. Pourtant nous sommes actuellement complices de la négation d'un génocide antérieur : celui des Arméniens.
Entre 1915 et 1916, environ 1 million d'Arméniens ont été systématiquement massacrés par la Turquie ottomane. Entre 200 000 et 500 000 ont en outre exterminés entre 1917 et 1922 par les révolutionnaires Jeunes Turcs. Ce peuple chrétien a été la cible d'une entreprise de déshumanisation, de marches de la mort et de massacres. Un Juif américain, Henry Morgenthau, alors ambassadeur des Etats-Unis en Turquie, a laissé des témoignages précis : « Lorsque les autorités turques donnaient les ordres pour ces déportations, ils signaient tout simplement l'arrêt de mort de toute une race ; ils le comprenaient fort bien et au cours de leurs conversations avec moi, n'essayaient pas de s'en cacher. » Morgenthau décrit une marche de la mort en direction d'Alep : sur 18 000 qui partirent, 150 femmes et enfants arrivèrent. « Tous les autres, écrit-il, étaient morts. »
Deborah Lipstadt affirme que « la négation du génocide est la phase ultime du génocide ; c'est ce qu'Elie Wiesel a appelé 'un double meurtre'. » Pour autant, la Turquie continue de mener une campagne négationniste incluant menaces, intimidation politique, coercition et mensonges éhontés. Cette campagne s'est montrée efficace. Les administrations américaines successives ont cédé aux pressions et empêché le vote de lois faisant explicitement référence au génocide des Arméniens et appelant la Turquie à reconnaître sa responsabilité dans cette page honteuse de l'Histoire de l'humanité.
Hélas, les organisations juives continuent à garder le silence, et même à apporter des apaisements au gouvernement turc. Le Turkish Daily News a rapporté avec une évidente satisfaction que le Comité juif américain, membre de l'influent lobby juif américain, a envoyé une lettre au Sénat pour demander aux sénateurs d'exclure du budget [2004] toute référence au prétendu génocide. Il s'agit du projet de loi émanant du Département d'Etat, auquel un article se référant explicitement au génocide des Arméniens a été ajouté par quelque 33 sénateurs, qui réaffirment leur soutien à la Convention sur les génocides. Le vote est prévu pour septembre.
Adolf Hitler comptait sur le silence de l'Histoire pour mener ses campagnes génocidaires. Le 22 août 1939, quelques jours à peine après l'invasion de la Pologne par les nazis, il demandait : « Après tout, qui parle encore de l'extermination des Arméniens ? » Aujourd'hui, l'Histoire nous commande la même chose que la Torah, v'dibarta bam - tu parleras d'eux - non seulement de la destruction qui nous a frappés, mais aussi de l'anéantissement qui les a frappés.
Fort heureusement, quelques uns ont refusé de se taire. Le 9 juin 2000, 126 spécialistes de la Shoah ont publié dans le New York Times une pétition affirmant que « le génocide des Arméniens est une réalité incontestable » et insistant pour que « les démocraties occidentales le reconnaissent officiellement. » En mars de cette année, le Dr Yair Auron, un spécialiste israélien des génocides, a publié un article dans lequel il écrit qu' « Israël a systématiquement éludé le problème arménien. » L'attitude d'Israël et plus largement celle des Juifs « profane la mémoire de la Shoah et sa portée », commente le Dr Auron. Il conclut de façon poignante en ces termes : « En tant que Juif israélien, je ne peux que demander pardon à tous les membres du peuple arménien et les assurer qu'il existe en Israël des gens qui n'abandonneront pas, aussi longtemps que leur Etat n'aura pas changé son attitude immorale et anti-historique à l'égard d'un génocide subi par un autre peuple. » Environ 15 organisations juives, dont l'American Jewish World Service, le JCRC de Boston et sa banlieue et de Palm Beach, le Reconstructionist Rabbinical College, et l'Union des Rabbins orthodoxes ont aussi brisé le mur du silence. Nous aussi, nous devons commencer à commémorer le génocide des Arméniens et à apporter un soutien sincère et entier au vote de la Résolution sur la reconnaissance de génocide.
En 1992, au cours d'une visite du quartier arménien de la vieille ville de Jérusalem, je remarquai des tessons de bouteilles fichés en haut des murs, des deux côtés de la rue. Notre guide nous rappela que la Palestine s'était trouvée sous le joug ottoman et que les Arméniens, ici aussi, vivaient dans une peur constante. Les morceaux de verre étaient destinés à empêcher les Turcs d'escalader les murs. « Remarquez la taille des fenêtres également, » continua le guide, « presque miniature, pour empêcher toute incursion de l'extérieur. Imaginez comme le monde dans lequel ils vivaient devait être sombre. » Ces mots sont restés marqués dans mon âme juive. Imaginons combien le monde doit être sombre encore aujourd'hui pour les Arméniens, quand les gens refusent de reconnaître leur passé.
Rester silencieux ou indifférent, c'est faire preuve, pour reprendre les termes émouvants d'Abraham Joshua Heschel, d'un manque tragique de « grandeur morale ». Pis encore, rester silencieux, c'est admettre qu'un génocide peut et va se produire de nouveau.
Titre original : « The Dark World of the Armenians »
par le rabbin Matthew Berkowitz
paru le 22 septembre 2003
Traduction : Dalita