un petit village situé au centre de la Turquie, où naquit et habita ma mère jusqu’en 1915
Le 20ème siècle fut témoin de progrès spectaculaires en matière de technologie, dans les sciences, la médecine, améliorant ainsi grandement l’existence des populations qui vivaient en Occident. Et pourtant il fut aussi témoin des pires massacres de l’Histoire. Non seulement les deux conflits mondiaux entraînèrent la mort de millions de gens, mais certaines nations mirent en œuvre une politique systématique d’extermination de certains groupes ethniques à l’intérieur de leurs frontières. Le génocide était né. Shoah, Rwanda, Bosnie et Cambodge : autant de génocides qui se présentent à l’esprit. Moins connu, le génocide des Arménien de 1915, lorsque le gouvernement turc tenta de se débarrasser lui-même du « problème arménien » en massacrant plus d’un million et demi d’Arméniens de Turquie. Cet article tente d’évaluer de quelle manière le génocide arménien a affecté et changé à jamais un petit village situé au centre de la Turquie, le village d’Ichmé, où naquit et habita ma mère jusqu’en 1915. Ce qui s’est passé à Ichmé fut loin d’être unique. Les massacres et les déportations en masse advinrent dans plusieurs centaines de villages arméniens à travers toute la Turquie en 1915 et même les villes, comme Istanbul, ne furent pas épargnées.
Les sources principales concernant les événements d’Ichmé proviennent des survivants eux-mêmes au travers d’entretiens que j’ai menés il y a quelques années. Il existe aussi des rapports établis par des Occidentaux témoins des massacres, dont le consul américain à Harput (Kharpert), principale agglomération de la région, et plusieurs missionnaires alors en poste là. J’ai aussi utilisé pour un aperçu général les nombreux ouvrages qui ont été publiés ces vingt dernières années sur le génocide arménien. Bien qu’il y ait quelques différences dans la foule de témoignages sur ce génocide, les faits sont là : en 1915, le gouvernement turc mit en œuvre des mesures qui ont conduit à l’élimination des Arméniens d’Anatolie, laquelle fait partie de la Turquie moderne en Asie.
Cet article est pour moi comme une sorte de périple pour en savoir un peu plus sur mon passé : en particulier, sur cet événement en 1915 qui laissa une lourde empreinte sur ma famille. De nombreuses recherches ont été menées concernant la manière dont la Shoah affecta non seulement les survivants, mais aussi la génération suivante de Juifs. Malheureusement, l’on a accordé peu d’attention aux effets du génocide arménien sur les générations qui ont suivi. Les Arméniens nés dans ce pays de parents qui furent survivants savent fort bien que cet événement les définit sous de multiples aspects. Mon père, Puzant Ajemian, arriva aux Etats-Unis avant le génocide, si bien qu’il n’en subit pas les conséquences ; mais ma mère, Zartoohy (Kooyumjian) Ajemian, qui avait 11 ans en 1915, perdit son frère et sa mère lors du génocide. Elle ne survécut que grâce à la volonté inébranlable de sa mère, laquelle fit en sorte que sa fille ne soit pas victime des Turcs. Or la survie physique de ma mère ne la protégea en rien d’autres dommages, émotionnels. Ses moments de désespoir, ses difficultés à exprimer une émotion, son désir de stabilité, son incapacité à évoquer en détail le génocide, son mépris absolu de tous les Turcs et sa profonde foi en Dieu résultaient directement du génocide, c’est certain, mais il est non moins évident que le génocide l’emplit d’inquiétude sa vie durant. Ce qui, en retour, eut un impact sur ses enfants.
J’ignore précisément quand j’ai développé un intérêt pour mon passé, mais cela commença avant l’université, où je décidai de m’inscrire en histoire du Moyen-Orient. Bien qu’il y eut des périodes dormantes, le désir d’en savoir plus sur mes origines refaisait toujours surface. Entendant ma mère parler en termes si élogieux de son village en Turquie, je me mis en quête d’histoires orales auprès d’autres survivants du village. Puis, bien plus tard, lorsque l’occasion se présenta concrètement de visiter ce village tel qu’il existe aujourd’hui, je m’y rendis avec empressement. Ce fut un voyage véritablement stupéfiant dans mon passé. Bien que ma famille et mon travail absorbaient l’essentiel de mon temps, mon intérêt à l’égard de ce petit village en Turquie demeurait constant, bien que mis de côté durant des années. Cet article est une tentative pour aider à préserver et peut-être ajouter aux témoignages sur ce qui arriva à une famille, un peuple et un village. Il représente le prolongement d’un périple sans fin pour comprendre plus profondément mon passé et combien cela me touche aujourd’hui.
L’époque exacte où Ichmé fut établi est inconnue, bien qu’il semble avoir été fondé durant les premiers siècles de la Chrétienté. Il existe en fait deux agglomérations appelées Ichmé – Ichmé le Haut (Veri Ichmé) et Ichmé le Bas (Vari Ichmé) près de l’Euphrate. Ichmé le Bas, créé en 1860, était, et est encore, une ville de fermiers. Les deux agglomérations sont très proches, à une demie heure de marche, aujourd’hui séparées par une route nationale, se trouvant au centre de seize villages environnants, et comptent un chef de village (turc) avec des gendarmes. Le mot Ichmé est un mot turc, qui signifie « ne pas boire ». Il semble que dans les temps anciens, les autorités gouvernementales turcs aient bu l’eau d’une des sources minérales et n’en apprécièrent pas la saveur, d’où le nom. (L’usage ultérieur du mot « Ichmé » dans cet article renvoie à Ichmé le Haut.)
Les Arméniens existaient dans la région avant la période chrétienne. En fait, durant les premiers siècles avant Jésus-Christ, les Arméniens dominèrent même brièvement cette zone. Cette région du Moyen-Orient se trouvait au croisement de l’Orient et de l’Occident et de nombreux peuples puissants – Romains, Perses, Arabes, Mongols et Turcs – en prirent successivement le contrôle. Les Arméniens survécurent néanmoins, devenant dans de nombreux cas la population majoritaire de cette région. En dépit des invasions, ils restèrent, apprenant à s’adapter aux différents gouvernants. Au 16ème siècle, les Turcs ottomans conquirent et s’établirent sur le plateau anatolien, se mêlant aux peuples déjà présents : Kurdes, Grecs et Arméniens. Au 19ème siècle, la Turquie centrale était peuplée de villages composés de Turcs et d’Arméniens, mais aussi de Grecs et de Kurdes.
Lorsque Theresa Huntington Ziegler, une missionnaire originaire de Boston, s’approche d’Ichmé en 1900, elle décrit le village comme « le plus hospitalier de tous les endroits que j’ai vus depuis longtemps ». Ichmé, parmi des centaines d’autres villages de la région, est situé dans un lieu quasi idyllique. Du flanc de la montagne il offre à ses habitants une vue merveilleuse sur la vallée de l’Euphrate, inondée maintenant par le barrage de Keban, et sur Kharpert à l’ouest, restant plus au frais l’été que les autres villages situés plus bas, dans la plaine. Theresa Huntington Ziegler poursuit : « Vendredi dernier, Mary, Ada et Madame Knapp sont venus à Itchmé rendre une petite visite, sur invitation. Il semble que ce soit maintenant un lieu populaire de villégiature. Nous sommes à la saison des roses et les jardins sont magnifiques. »
Ma mère se souvenait que dans son enfance, elle regardait vers l’ouest le matin et voyait le soleil qui se levait se refléter sur les fenêtres à Kharpert. Ichmé comptait aussi de nombreux arbres fruitiers, produisant mûres, abricots et prunes. Mais son atout essentiel était une source merveilleusement fraîche, qui non seulement procurait au village une excellente eau potable, mais aussi actionnait les moulins en aval. Comme jadis, les visiteurs qui entrent aujourd’hui dans le village peuvent voir des hommes assis au café, près de la source et de son bassin, sirotant du thé ou du café à l’ombre des arbres. En 1915, l’on pouvait voir des pots de yaourt mis au frais dans l’eau froide ; aujourd’hui ce sont des bouteilles de Coca-Cola. L’endroit est rafraîchissant, en particulier lors des chaudes journées d’été. Cette source était, et reste, le point central du village. Bien que ce ne soit pas la seule du bourg, c’est la principale. Les rues rayonnent à partir de cet endroit tels les rayons d’une roue, composant curieusement une réplique en réduction de la ville de Détroit où ma mère passa ensuite la plus grande partie de sa vie adulte.
Bien que l’agencement et la dimension d’Ichmé n’aient pas changé depuis le début du 20e siècle, tel n’est pas le cas de sa population. En 1915, Ichmé comptait environ 300 familles réparties à égalité entre Turcs et Arméniens. A cause des différences ethniques, religieuses et sociales, les deux populations, bien que vivant dans un même bourg, vivaient séparément. Directement voisines, mais situées plus bas sur le flanc de la montagne, se trouvaient les maisons des Arméniens. La source et son bassin se trouvaient dans la partie arménienne.
Tandis qu’Ichmé le Bas était uniquement une communauté de fermiers, Ichmé, bien que produisant aussi de nombreuses autres récoltes, était une bourgade d’artisans. Il y avait des cordonniers, des forgerons, un coiffeur et d’autres artisans, qui non seulement fabriquaient les produits nécessaires au village, mais les vendaient aussi aux villages environnants. Ichmé était connu dans toute la province, en particulier pour la quantité et la qualité des chaussures produites. Au début du siècle, lorsqu’on parcourait la rue la plus longue à gauche de la source, on découvrait les échoppes des cordonniers qui se suivaient. Les artisans étaient généralement tous Arméniens, et les Turcs pratiquement tous fermiers. Ichmé était aussi réputé pour ses moulins qui étaient mus par l’eau de la source. Les fermiers, y compris ceux d’autres villages, apportaient leur grain à moudre pour la farine.
A Ichmé les Arméniens ne semblent pas avoir constitué une société stratifiée. Les villageois étaient généralement pauvres à bien des égards, bien que certaines familles fussent plus aisées, comme celles qui possédaient les moulins. Il semble aussi que l’enseignement les élevait dans l’échelle sociale. A l’opposé, existaient quelques familles qui n’arrivaient pas à s’en sortir, mais dans un village où chacun dépendait d’autrui, ces familles étaient assistées, ordinairement par l’Eglise. Les survivants se souviennent d’un couple de mendiants au village ; ils recevaient toujours quelque chose, habituellement de la nourriture, plutôt que de l’argent.