Cette photo date de 1913. Elle a été tirée d'un acte notarié officiel turc, encore écrit en lettres arabes. Malgré la chéchia fièrement dressée sur son crâne et sa grosse moustache, ce n'est pas un turc. Il s'appelle Arménak Arapian. Si je l'avais connu, je l'aurais appelé « babou », grand-père en arménien. J'aurais dû avoir le même prénom, mais les employés de mairie de Marseille, en 1953, n'ont pas accepté que j’aie un prénom qui ne soit pas dans le calendrier. Alors mon père a choisi le prénom français le plus proche, et c'est pour cela que je m'appelle Armand. Ceci dit, Arman existe aussi en arménien et signifie nostalgie...
Arménak a dû naître en 1875. Son père s'appelait Artin. Il avait cinq frères et une sœur. Toute la famille vivait à Ak-Chéhir, dans le centre de la Turquie. Elle avait fait fortune dans l'import-export de fourrure et d'opium, dont la culture n'était pas encore interdite. La légende familiale dit que lorsqu'on sortait de la gare d'Ak-Chéhir, il y avait trois immenses hangars qui appartenaient à notre famille. Arménak était le comptable de l'entreprise familiale. En 1912, il se marie avec Myriam Mesdjian, ma grand-mère, âgée de 16 ans. Les festivités ont duré une semaine entière comme c'était la tradition dans les familles riches. En 1913 naît Verkiné, ma tante, qui est suivie de Movsès, mon père, en juin 1915.
C'est avec ces deux tout jeunes enfants que la famille a été déportée à travers la Turquie vers Deir-el-Zor. Pendant ce premier exode, le frère de Myriam meurt du typhus. En cours de route, Arménak arrive à sauver sa famille en se cachant dans les sous-sols de la maison d'une famille turque. La légende ne dit pas si ces gens qui les ont protégés étaient des Justes ou non. Ils retournent, à une date indéterminée, à Ak-Chéhir, pensant que leur calvaire avait pris fin. Ils y achètent une grande maison blanche et carrée dont l'architecture était radicalement différente de celle des autres maisons de la ville. C’était, paraît-il, la plus belle maison d’Ak-Chéhir.
Cette maison devint, plus tard, la mairie d'Ak-Chéhir et abrite actuellement, ironie du sort, le musée Atatürk.
Au rez-de-chaussée, ils ouvrent leurs magasins. La maison est grande et toute la famille y habite, celle d'Arménak et celle d'une partie des autres frères. Les affaires reprennent. On essaye d'oublier ce qui vient de se passer. Je pense qu'ils ont surtout occulté le problème. En 1918, au procès des Unionistes, la clique sanguinaire des Jeunes Turcs est condamnée à mort par contumace. Tout cela n'aurait-il été qu'un cauchemar? Une toute jeune République d'Arménie venait d'être créée au delà du Caucase, mais les Arapian, comme tant d'autres arméniens, vivaient en Turquie depuis des générations, leurs racines étaient à Ak-Chéhir. Pas question pour eux de rejoindre une Arménie qui ne les concernait pas.
Un jour de l'année 1920, la gendarmerie turque intime l'ordre à la famille Arapian et aux autres arméniens survivants d'Ak-Chéhir de partir sur le champ avec toutes leurs affaires. Ne voulant pas y croire, les Arapian ne partent pas. Le lendemain des gendarmes décapitent sous les yeux de sa mère un des cousins de mon père. Mon père et le reste de la famille ont été les témoins impuissants de cet acte de barbarie innommable. Dans la nuit, les hommes sont partis dans la montagne. Les femmes ont chargé une charrette de toutes les affaires dérisoires qu'elle ont pu prendre, et le lendemain matin, elle ont rejoint leurs frères et maris, non sans avoir payé mille livres d'or de dette d'impôt foncier sur la maison.
La famille alors se disperse aux quatre coins du monde. La légende ne dit pas comment Arménak, Myriam, Verkiné, Movsès et Kourkèn, mon oncle qui venait de naître, sont arrivés à Salonique. Ils y demeurent six mois. Craignant une invasion de la Grèce par la Turquie d'Atatürk, ils se réfugient, tout à l'est de la Grèce, sur l'île de Corfou. En 1922, l'Italie déclare la guerre à la Grèce, et on entend, au large de l'île, quelques coups de canon. La guerre n'aura pas lieu cette fois-ci, mais Arménak et Myriam prennent peur et montent dans un bateau qui les amènera, finalement, à Marseille.
De leur ancienne fortune, il ne reste rien. Entre pots de vin et droits de passage, les trois caisses d'or de la légende familiale se sont vidées. Ils louent un studio sordide Rue Tapis Vert et y habitent tous les six, puisqu'il y avait avec eux la mère de Myriam. Plus tard, ils déménageront au 1, Rue de l'Etoile. Myriam y habitait encore en 1975, quand elle est décédée.
Ne parlant pas un mot de français, Arménak ne peut plus faire son métier de comptable. Lui qui n'avait jamais travaillé de ses mains se retrouve au plus bas de l'échelle sociale. Nul n'a pu me dire quel genre de travail il a pu faire, mais ce ne devait pas être reluisant puisque personne ne s'en rappelle. Il devait avoir un emploi de manoeuvre dans une usine.
En 1930, il meurt d'une maladie pulmonaire. Il y a encore sa tombe au cimetière Saint Pierre à Marseille.
Babou, au travers de ces quelques lignes, c'est la première fois que je te parle. La découverte de cette photo a-t-elle fait ressurgir ton fantôme? Deux agrafes, instruments d'une torture éternelle, sont enfoncées dans ta poitrine, cette poitrine responsable de ta mort prématurée. Cette photo, icône de l'histoire d'un peuple, est tout ce qu'il reste de toi. Dans l'expression de ton visage, il est difficile de lire ce que tu étais. Movsès, ton fils et mon père, me dit une fois que tu étais très gentil, ce qui est un peu maigre pour te connaître mieux. Mais lui-même te connaissait-il? Ta présence n'est pas obsédante. Tu es là discret, timide, comme si, comme tout bon Arménien, tu ne voulais pas gêner. Ta personnalité reste floue. Tu ne devais sûrement pas être un homme faible puisqu'au milieu des horreurs que tu as traversées, tu as réussi à protéger ta famille des pires épreuves qu'on puisse imaginer. Tu fais partie de ces héros modestes de l'histoire des Arméniens, héros parce que tu n'as pas hésité à tout perdre pour que les tiens survivent, et j'en suis la preuve vivante. O, Babou, c'est bête à dire mais je crois que j'en suis fier. Le jour de l'enterrement de Movsès, Kourkèn, son frère et mon oncle, m'a dit, les dents serrées: « c'est dur de perdre son père à dix ans ». Sa douleur était encore vive soixante-cinq ans plus tard.
Aujourd'hui, c'est à toi, fantôme incertain, que je m'adresse. Sans trop savoir pourquoi d'ailleurs, peut-être parce qu'il est temps que je parle de toi au nom de tous les sans nom qui sont tombés dans l'horreur du génocide. Est-ce une manière de crier l'injustice de l'Histoire aux oreilles du monde entier ? Ou tout simplement de faire un deuil que je n'ai jamais pu faire, que je n'ai jamais eu à faire puisque je suis né en France et que je me sens français jusqu'au bout des ongles, le deuil d'une autre vie, du pays de mes ancêtres, d'une culture d'où je viens et qui m'est étrangère comme cette chéchia que tu portes sur la tête.