sur le génocide arménien
Nous publions ci-bas la traduction d'un article du chercheur Taner Akçam, un des anciens leaders de la jeunesse progressiste turque, qui a déjà beaucoup écrit à l'encontre de la thèse officielle turque. Nous tenons à signaler que les journaux turcs, Hürriyet en tête, provoquent les milieux ultra-nationalistes turcs contre Akcam en le qualifiant « traître à la nation turque ».
De quoi parlons-nous? Notre façon d'aborder la Question Arménienne dévoile un problème essentiel de notre pays. En effet, nous sommes loin de posséder une quelconque culture de la discussion au sujet des crimes collectifs. Nous ne possédons pas même d'une moralité suffisante pour condamner ces crimes. Nous sommes incapables d'éprouver la compassion nécessaire pour parler des grands drames humains. Jetez donc un coup d'oeil sur les articles: pas une seule phrase de compassion ou de considération sur cette tragédie qui selon eux, a causé la disparition de 300.000 âmes. Pas une seule trace de tristesse.
J'ai honte d'être un homme. Lorsque j'ai suivi les débats menés en Turquie sur l'évocation du génocide au congrès américain, ma première réaction fut un sentiment de honte. Je m'efforce de comprendre l'hystérie vécue, la folle agressivité, les menaces, les insultes etc. Mais ce qui me paraît bizarre, ce sont ces discussions apparemment rationnelles sur le sujet. A l'instar d'un match de football, on fait de profondes analyses pour trouver la faille dans la stratégie de l'adversaire. Au centre du terrain, se trouve la balle du Génocide et nous disputons un match. Pourtant, n'oublions pas que cette balle englobe tout de même les cadavres de 800.000 humains...
J'ai honte! Les discussions d'hier démontrent qu'ils ne saisissent pas vraiment de quoi il s'agit ou qu'alors, ils sont totalement privés des sentiments humains les plus élémentaires. Je ne trouve pas d'autre explication.
Dois-je vous rappeler qu'il s'agit tout de même de 800 000 êtres humains tués (selon les statistiques officielles Ottomanes) et ce, même si l'on n'est pas d'accord sur ce nombre au sur la cause de cette tragédie.
Oui messieurs, nous parlons de centaines de milliers d'humains morts ou tués. Supposons que vous rejetiez ce chiffre et que vous le rameniez à 300.000. Comprenez-vous ce que vous êtes en train de faire, ce dont vous parlez? Le stade Ali Sami Yen [à Istanbul] peut contenir au maximum 35-40.000 personnes. Remplissez-le puis évacuez-le 10 fois et vous comprendrez alors ce que représente concrètement ce nombre de victimes. Messieurs, la mort d'une seule personne est une cause de peine et de chagrin.
Mais utilisons vos chiffres. Vous évoquez la mort de 300 000 individus. En outre, vous affirmez que ces derniers ont été tués par des brigands ou par des maladies. Maintenant veuillez relire ce que vous avez écrit. Etudiez les termes et les propos que vous avez tenus sur la mort de ces 300.000 individus. N'avez-vous pas de nausée, n'avez-vous pas envie de vomir?
Notre façon d'aborder la Question Arménienne dévoile un problème fondamental de notre pays. Nous sommes loin de faire preuve d'équité lorsque nous parlons des crimes collectifs. Nous ne savons même pas faire preuve de moralité pour condamner ces crimes. Nous ne sommes pas même capables d'éprouver le moindre regret sur les grands drames humains pour pouvoir en débattre. Jetez donc un coup d'oeil sur ces articles, on n'y trouve pas une seule phrase de regret sur le chiffre de 300.000 morts qu'ils avancent. Pas le moindre signe de remords. Ils sautent de joie et d'allégresse.
Pour ces derniers, il n'y a rien d'extraordinaire à ce qu'une partie des traîtres qui voulaient détruire notre état soient morts durant la déportation. Pour eux, il n'y a jamais eu de problème, mis à part les Arméniens eux-mêmes. D'ailleurs, si cette situation devait se représenter, ils estiment qu'il faudrait réagir de la même façon.
Avant toute chose, il faut garder présent dans nos esprits que des centaines de milliers de personnes sont mortes. Si nous réussissons ce pari, si nous parvenons à condamner le meurtre collectif, alors nous verrons alors ces gens, que vous considérez comme agressifs, venir discuter avec nous autour de la même table.
Actuellement, nous nous contentons de nous justifier (ou de nous légitimer) face aux critiques. Mais d'après vous, commettre des crimes collectifs ou bien encore adopter une attitude qui encourage ceux-ci ne sont pas des actes répréhensibles. Au contraire, tenez-vous peut-être à les rééditer s'il le faut, n'est-ce pas ?
Et dire qu'avec cette mentalité nous souhaitons intégrer le monde moderne. Quelle impertinence messieurs!
Taner Akcam, « Yenibinyil », 1er octobre 2000, traduit en français par le Dr. Shabug Gedik, et publié par GAMK du 12 octobre 2000 à Paris