Heinrich
Vierbücher
Arménie 1915
Témoignage d'un officier allemand
Dépositions de Madame Tersibachian au procès de Teilirian
Au Procès de Teilirian, outre les témoignages d’un évêque arménien, les dépositions faites par Madame Tersibachian firent un tel effet sur le tribunal qu’on pouvait renoncer à l’exposé des matériaux restants. Nous reproduisons cette déposition dans le texte-même du protocole des débats :
- Témoin : « Je suis née à Érzéroum. »
- Président : « Est-ce votre ville natale ? »
- Témoin : « Oui. »
- Président : « Y a-t-il eu des déportations ? »
- Témoin : « En juin 1915, les habitants ont été rassemblés et on leur a dit que la ville devait être évacuée. »
- Président : « y a-t-il eu des affiches en ville disant que les Arméniens devaient émigrer ? »
- Témoin : « D’abord, on a informé les riches de la ville par les gendarmes et les fonctionnaires, et après on a dit que nous avions à quitter la ville parce qu’elle faisait partie de la zone de combat et que la population civile devait en être évacuée. Les riches furent informés huit jours, les autres une heure avant la déportation. Après on a su que c’était une imposture et que seule la population arménienne devait être éliminée. »
- Président : « A-t-on fait sortir toute la population en une seule fois ? »
- Témoin : « En quatre fois. »
- Président : « En quatre convois ? »
- Témoin : « Quatre convois au cours de huit jours. »
- Président : « La population restante a-t-elle appris ce qu’étaient devenues les colonnes précédentes ?»
- Témoin : « Non. »
- Président : « Une destination précise fut-elle indiquée ?»
- Témoin : « Nous devions d’abord nous rendre à Érzingian. »
- Président : « Avec quel convoi deviez-vous quitter la ville ? »
- Témoin : « Avec le second. »
- Président : « Décrivez : combien de personnes furent escortées, de quelle manière, jusqu’où vous êtes allés et ce qui s’est produit. »
- Témoin : « Notre famille se composait de vingt et une personnes. Il n’en est resté que trois. »
- Président : « De quelle importance était votre convoi ? »
- Témoin : « Il comptait 500 familles. »
- Président : « Comment vos proches parents ont-ils péri ? »
- Témoin : « Notre famille comptait vingt et un membres. Nous avions pris des vivres et de l’argent et loué trois charrettes à bœufs que nous avions chargées au maximum. Nous pensions aller à Érzingian. Il y avait mon père et ma mère, trois frères, l’aîné âgé de trente ans, deux garçons et la petite âgée de six mois, la sœur mariée avec son époux, six enfants dont l’aîné âgé de vingt deux ans. De mes propres yeux j’ai vu la mort de tous, à l’exception de trois qui ont été sauvés. Je jure qu’ils ont été tués sur l’ordre de Constantinople. »
- Président : « Et de quelle manière ? »
- Témoin : « Lorsque nous eûmes quitté la ville et nous nous trouvâmes aux portes du fort d’Érzéroum, les gendarmes nous fouillèrent à la recherche d’armes. On nous prit les couteaux, les parapluies, etc. Puis nous partîmes pour Baiburt. En passant près de cette ville, nous vîmes des montagnes de cadavres. J’ai dû moi-même enjamber des cadavres, si bien que mes pieds furent tachés de sang. »
- Président : « Étaient-ce des cadavres des convois précédents venus d’Érzéroum ? »
- Témoin : « Non, c’étaient ceux de Baiburt. Alors nous atteignîmes Érzingian où nous devions être logés. Il n’en fut rien ; on nous défendit de boire de l’eau. On nous prit aussi les bœufs qui furent chassés vers la montagne. »
- Président : « Et comment en est-on arrivé aux massacres où vos proches parents ont été tués ? »
- Témoin : « Lorsque nous continuâmes la marche, 500 jeunes gens furent sélectionnés dont l’un de mes frères. Il réussit à s’échapper et à venir près de moi. Je l’ai déguisé en jeune fille de sorte qu’il pouvait rester à mes côtés. Les autres jeunes gens furent rassemblés. »
- Président : « Que sont-ils devenus ?»
- Témoin : « Tous attachés ensemble, on les ajetés à l’eau. »
- Président : « D’où savez-vous cela ?
- Témoin : « Je l’ai vu de mes propres yeux. »
- Président : « Quoi ? Qu’ils ont été jetés dans le fleuve ? »
- Témoin : « Oui, on les a jetés dans le fleuve et le courant était si fort qu’il les a tous entraînés. »
- Président : « Et qu’arriva-t-il à ceux qui restaient ? »
- Témoin : « Nous avons crié et pleuré ne sachant plus que faire. Mais on ne nous a même pas permis de pleurer et à coups de baïonnette on nous chassa plus loin. »
- Président : « Qui vous chassa ? »
- Témoin : « Trente gendarmes et une section militaire. »
- Président « Ont-ils administré des coups ?»
- Témoin : « Oui. »
- Président : « Et qu’arriva-t-il par la suite à votre parenté ? »
- Témoin : « Avec ce que nous pouvions porter sur le dos, nous avons atteint Malatia. Là, on nous mena dans la montagne et on sépara les hommes des femmes. Les femmes étaient à environ dix mètres des hommes et purent voir de leurs propres yeux ce qui leur arrivait.
- Président : « Qu’est-ce qui leur arriva ? »
- Témoin : « On les a tués à coups de hache et on les a poussés dans l’eau. »
- Président : « Les femmes et les hommes ont-ils réellement été massacrés de cette manière ? »
- Témoin : « Seuls les hommes ont péri de cette manière. Lorsqu’il commença à faire un peu sombre, les gendarmes vinrent choisir et prendre les plus belles femmes et jeunes filles pour en faire leur femme. Un gendarme s’approcha aussi de moi et voulut me prendre pour femme. Celles qui ne cédaient pas furent transpercées à coups de baïonnette et eurent le corps déchiré par traction sur les jambes. Même des femmes enceintes eurent les côtes tranchées, les enfants arrachés du ventre et jetés. - Grande émotion dans la salle. Le témoin lève la main - Je le jure.
- Président : « Et vous, comment avez-vous été sauvée ? »
- Témoin : « Mon frère aussi eut la tête tranchée. Lorsque ma mère vit cela, elle s’écroula et mourut sur le coup. Alors, un Turc s’approcha de moi pour faire de moi sa femme, mais comme je ne consentis pas, il prit mon enfant et le jeta. »
- Président : « Et comment êtes-vous arrivée à vous sauver ? »
- Témoin : « De loin j’ai vu une colonne de fumée. J’ai suivi la direction et j’ai trouvé mon frère et ma belle-sœur qui était enceinte et devait accoucher. Et voilà qu’on nous dit qu’il fallait quitter le lieu, le soir-même. Dans l’état où elle était, la femme de mon frère ne pouvait nous suivre et nous dûmes l’abandonner. »
- Président : « Et puis vous avez atteint Samseck ? Combien de personnes étiez-vous encore ? »
- Témoin : « Juste 600. »
- Président : « Et votre famille ? »
- Témoin : « Le père, deux frères et moi. »
- Président :« Vous êtes effectivement arrivés jusqu’à Samseck ? »
- Témoin : « Oui. Mais là, le père tomba malade. Or, l’ordre fut donné de ne pas emmener les malades. Ils devaient être jetés à l’eau. On vint donc prendre le père, couché dans la tente. Après mon frère alla le rechercher, mais il mourut le soir-même. »
- Président : « Et les deux frères ? »
- Témoin : « Ils restèrent en vie. »
- Président : « Et tout ceci est bien vrai ? N’est-ce pas de la fantaisie ? »
- Témoin : « Ce que j’ai raconté n’est qu’une petite partie de ce qui s’est passé réellement. C’était bien pire. »
- Président : « Et après, êtes-vous restée à Samseck ?»
- Témoin : « Je ne pouvais pas rester à Samseck. Nous étions obligés d’aller à Suritch. Finalement on nous chassa dans la montagne où l’on nous prit encore le tout dernier reste de nos biens. »
- Président : « Et qui prenait-on alors pour responsable de ces cruautés ?
- Témoin : « Cela se passa sur l’ordre d’Enver Pacha. Et les soldats forcèrent les exilés à s’agenouiller et à crier : ’Vive le pacha !’, parce que le pacha leur avait permis de rester en vie. » - Émotion.