Témoignage d'un officier allemand
Nous avons regardé dans les yeux flamboyants de la brute humaine. Même si l’un d’entre nous était tenté de céder doutant de l’utilité de tout combat, nous n’avons pas le droit de désespérer. Non, nous ne l’avons pas ! Nous ne devons pas désespérer aujourd’hui du bien qui doit se réaliser, que nous cherchons, que nous devons fortifier, pour que le diable ne réapparaisse pas demain dans un autre habit et danse, devant et au-dessus, de nous sa ronde triomphante. Mais sachons que nous ne nous trouvons qu’au début de tout travail. Les philologues nous parlent de Niobé et Hécube : les civilisations grecques vibrent sur le sort douloureux de leurs héros. Là, le sombre Grünewald fixe le martyre du crucifié sur la toile de l’autel d’lsenheim. La nature retient son souille face à l’accumulation de tant d’atrocités.
La plus grande tragédie du calvaire de l’humanité trouverait-elle un jour un créateur, un artiste, un poète qui soit capable de capter le regard des hommes ‒ pour les siècles à venir ‒ sur ce temps de folie, de sabbat diabolique, que les satisfaits, les lâches et les imbéciles nomment « l’ordre mondial » ?
Un monde qui n’a pas honte d’un tel ordre étouffe dans la bourbe de son hypocrisie.
Là, on a violé, tourmenté, ôté la vie à l’enfant dans le ventre maternel comme au vieillard de quatre-vingt dix ans, au moment où tout nouveau home d’enfants, tout asile pour vieillards était vanté comme un progrès de civilisation. Pièce par pièce, l’homme avait déjà arraché aux éléments leur toute puissance : le téléphone, la radio, l’aviation sautant par-dessus les frontières, le télescope qui a vaincu l’espace cosmique, le microscope qui a permis à l’œil étonné de pénétrer dans le monde de l’infiniment petit…
Là, les hommes ont déclamé, crié, prié, pleuré, se sont comportés en citoyens du monde, ont œuvré pour le droit des peuples à l’humanité. Là, il y avait depuis l 900 ans l’esprit du Nazaréen ; ailleurs, la pensée de libération du socialisme tiraillait depuis des générations sur les gonds rouillés d’hier. La cuirasse de scories du passé semblait se briser, l’homme s’éveillait à l’humanité dans le sentiment victorieux d’un bonheur commun, raillant les barreaux des asiles d’aliénés des pays…
Et cependant revint un temps où la gelée blanche de la haine fit mourir ce que l’espoir avait nourri. Les pères enterrèrent leurs fils, les faibles les bien-portants. Le jardin se transforma en tombe, la fleur en couronne mortuaire, le bien en haine, l’homme en ennemi de l’homme haineux. Et lorsqu’au continent de Shakespeare, de Voltaire et de Goethe, le brouillard du sang eut aveuglé les yeux, un peuple s’éteignit quelque part dans un pays montagneux…
L’humanité oublie sa honte. Le grand et lâche oubli est le rempart derrière lequel les meurtriers sèment leurs dents de dragons. Nous n’avons pas le droit de participer à l’oubli. Chacun d’entre nous a le devoir de faire son examen de conscience, d’écouter si dans son âme ne sonnent pas de fausses notes qui pourraient devenir demain fanfare de guerre et après-demain chants funèbres. Être artisan de paix ou entremetteur de la mort, voilà la question décisive pour nous tous ?