Témoignage d'un officier allemand
Les Arméniens ne sont pas plus un peuple d’anges que n’importe quel autre peuple. Comme il ne saurait en être autrement, leurs traits caractéristiques ont été formés par les particularités de leur pays et le cours mouvementé de leur histoire. Depuis des millénaires, le sort de ce peuple a été déterminé par la volonté de toutes les grandes puissances du Proche-Orient de posséder les passages montagneux de l’Arménie. Assyriens, Perses, Romains, Parthes, Byzantins, Turkmènes, Mongols, Seldjoucs, Turcs, Perses récents, Russes, tous se sont battus pour la possession de l’Arménie et ont coloré de sang le pays au sol brun-vert-foncé et fait retentir les vallées du tumulte de la furie de guerres et des cris d’hommes torturés. Ce que l’Alsace Lorraine, l’Irlande, la Pologne ont souffert durant des siècles, les Arméniens l’ont enduré durant des millénaires.
Les Arméniens sont très probablement le peuple d’origine de leur pays. La vieille langue arménienne, qui se différencie autant du parler d’aujourd’hui que la langue de Périclès du grec moderne, est sans aucun doute une langue indo-européenne. Depuis presque 1 000 ans, le malheur du peuple arménien consiste dans le fait qu’il n’a pu habiter seul son pays. Tandis que les Arméniens occupaient surtout les vallées, les Kurdes se tenaient sur les hauteurs. Pas plus que les Bédouins, ceux-ci ne devenaient sédentaires, restaient semi-nomades et indomptés par les conquérants. Kurdes et Arméniens ont toujours été ennemis mortels. Les Arméniens des vallées, agriculteurs et commerçants, étaient sans cesse attaqués par les Kurdes pillards. Et dans toutes les tueries, et aussi dans le génocide des Arméniens de 1915, les Kurdes ont joué un rôle néfaste.
Les Arméniens sont chrétiens. En l’an 301, le roi Tiridate II se fit baptiser par l’apôtre Grégoire l’Illuminateur. Aux conciles de 451 et 491, les Arméniens se séparèrent de la grande église et formèrent une communauté ecclésiale spécifique sous le nom de « Grégorienne ».
L’« Église Apostolique Arménienne » est figée dans ses rites, au point que l’étranger qui assiste à une cérémonie religieuse peut avoir l’impression pénible d’un formalisme sans âme. Du moins, moi je n’ai pas pu surmonter cette impression lors d’un enterrement arménien, très solennel. Mais la religion arménienne a été la source d’une littérature très évoluée, dont les plus grands poètes furent Yeghiché et Moïse de Khorène. Le chef spirituel de l’église grégorienne est le Catholicos d’Étchmiadzin qui est en possession de la plus précieuse relique, la main droite de Saint-Grégoire l’Illuminateur. Dans le cadre de l’Empire turc, le peuple arménien a mené une certaine vie autonome qui résultait de sa particularité et de l’unité de sa culture. Oui, mais alors, pourquoi les Arméniens ne se sont-ils pas adaptés aux maîtres du pays ? Qu’on pose cette question aux Polonais, Tchèques, Ruthènes, Croates, qu’on la pose aux anciennes comme aux nouvelles minorités du monde entier et l’on obtiendra toujours et partout la même réponse : un peuple a le droit fondamental de conserver et de cultiver sa façon d’être dans la mesure où le même droit d’un autre peuple est respecté.
À qui les Arméniens devaient-ils s’adapter ? Les effendis turcs sont la caste dominante la plus corrompue du monde. Et le peuple turc ? Un peuple de paysans pauvres, tourmentés, apathiques, ignorant la lecture et l’écriture. Où pouvaient se trouver les points de contact pour un peuple hautement intelligent ? Et cependant les Arméniens se sont adaptés autant que cela était possible. La langue arménienne disparaissait de plus en plus et la langue véhiculaire devenait le turc. Dans une lettre à sa mère, magistralement écrite, Molkte a relevé élogieusement la confiance filiale des Arméniens dans la justice du sultan. À ce moment ˗ en 1840 ˗ les assassinats d’Arméniens n’étaient pas encore la règle, et les Allemands n’avaient pas d’intérêts turcs. Mais en 1898, lorsque d’une part les tueries avaient fait des centaines de milliers de victimes et que d’autre part le public allemand était déjà submergé par les descriptions les plus roses sur les possibilités allemandes en Turquie, Monsieur Friedrich Naumann, sous l’impression des récents massacres en Arménie, écrivait dans son livre Asia et à propos du peuple torturé et de son sort, de longs articles d’une hypocrisie monstrueuse.
L’Arménien est en général un brave et laborieux agriculteur avec un sens familial très prononcé. Il aime les enfants. S’il n’en était pas ainsi, le peuple aurait déjà été exterminé dans les dernières décennies précédant 1915.
Le caractère pacifique et la brillante intelligence de beaucoup d’Arméniens faisaient d’eux les meilleurs instituteurs, médecins, interprètes et commerçants du Proche-Orient.
En Anatolie orientale, ils formaient la solide colonne vertébrale d’une agriculture florissante.
L’artisanat de tout le pays jusqu’en Syrie et en Palestine se trouvait, en grande partie, entre leurs mains, de même que le commerce qu’ils devaient partager avec les Grecs dans les régions côtières.
L’exploitation commerciale de la bêtise et de la paresse turques ont toujours valu des blâmes aux Arméniens. Mais, devaient-ils s’efforcer d’être aussi paresseux et ignorants que les Turcs ?
Le commerce mondial ne pouvait cependant pas s’arrêter aux frontières de la Turquie ! Les Arméniens jetaient des ponts vers le progrès européen. C’était la conséquence même de leur activité commerciale. Sa collaboration avec le monde extérieur familiarise le commerçant avec la pensée et les méthodes modernes et il découvre du même coup les abus de son pays et les fautes de ses gouvernants.
Que certains Arméniens soient devenus riches, que tout le peuple veuille affermir sa supériorité intellectuelle par l’instruction européenne de sa jeunesse, qu’il développe l’idée de ne pas rester éternellement la victime de tueries à répétitions périodiques, c’était cela que le Turc n’a jamais pardonné. Il voyait s’ébranler son état pourri, mais l’idée ne lui vint pas que la
chute devait être évitée par l’abandon des méthodes du passé et par la réforme de sa tête et de ses membres. Le Turc sentait son incapacité à créer du nouveau. Il avait toujours été le peuple souverain, gouvernant par la force brutale, et voilà : il y avait là un peuple se permettant, à juste titre, de crier au monde entier qu’on l’accablait toujours à nouveau des plus révoltantes barbaries.
Que restait-il à faire ? Des concessions et s’entendre avec les Arméniens. Ou bien continuer à les charcuter et à les faire disparaître. Le monde n’avait qu’à s’indigner des infamies ou les « comprendre ».
Monsieur Naumann était pour l’indignation et pour la compréhension !