Témoignage d'un officier allemand
En juin 1915, Talaat Pacha donna des directives aux autorités civiles pour attaquer la « déportation » des Arméniens. Avec un fracas assourdissant, toute la violence de l’orage s’abattait maintenant sur cette population vouée à la mort, sur laquelle des nuages de malheur s’étaient déjà amoncelés depuis des mois.
En effet, depuis janvier on employait toutes les terreurs de l’art gouvernemental turc contre les Arméniens des vilayets d’Anatolie orientale. L’accusation d’espionnage ou de possession non-autorisée d’armes était presque toujours un prétexte pour extorquer de fortes sommes d’argent. Dans les prisons commençaient alors des procédures d’enquête qui permirent aux employés et aux gendarmes de tourmenter des milliers de prisonniers par les tortures les plus barbares. De plus, on provoquait la surexcitation de toute la population en répandant des rumeurs sur les crimes que les Arméniens auraient commis.
Puis vint l’ordre du massacre, donné à Istanbul. Enver et Talaat savaient parfaitement ce que cela voulait dire « Faire émigrer en Mésopotamie toutes les familles qui ne sont pas absolument sûres ». D’abord, la Mésopotamie est un pays d’une pauvreté effarante, si bien qu’il était impossible d’y faire habiter 1 500 000 hommes du jour au lendemain, d’autant plus qu’aucune mesure n’avait été prise pour accueillir des groupes d’une telle importance. La colonisation aurait fait doubler la population de la Mésopotamie. Et puis, qu’on se représente ce que cela signifie d’arracher tout un peuple avec femmes et enfants de la terre qu’il a habitée depuis des millénaires, chasser en plein été des foules en détresse à travers un pays montagneux, aride, les livrer sur des centaines de kilomètres aux souffrances de la faim, de la soif, de la maladie. Que des centaines de milliers d’hommes restent durant des mois, sans abri, sans aide médicale, sans soins corporels, cela seul signifiait la condamnation à mort pour des dizaines de milliers d’entre eux !
Les autorités locales avaient été sans doute préparées depuis des mois à leur horrible besogne, car lorsque l’ordre de massacrer fut donné par Istanbul, le travail de Lucifer se fit aussitôt et partout avec une précision sinistre.
Généralement, les villes et les villages furent encerclés et les hommes sommés de rendre leurs armes. Très peu d’entre eux en possédaient et celles-ci dataient, pour la plupart, du temps de la révolution et avaient été données aux Arméniens par les « Jeunes- Turcs » pour soutenir le nouveau régime. Celui qu’on trouvait en possession d’armes était fusillé sur le champ ou tué par des méthodes encore plus atroces.
Les hommes furent attachés les uns aux autres et souvent abattus de nuit dans les environs de leur localité. La famille avait peut-être encore la « consolation » d’entendre les cris des mourants. Les femmes et les enfants furent sommés de se tenir prêts dans quelques heures ou même dans quelques minutes et de s’assembler pour le transport.
C’est de cette manière qu’environ 20000 personnes furent chassées de la ville de Zeitoun. Juste six artisans eurent le droit d’y rester. Les autres ? Ils durent abandonner tous leurs biens qui furent volés par les gendarmes et la populace ou vendus, à la hâte, pour un prix dérisoire. Ensuite, les condamnés à mort furent conduits de Zeitoun à Marache et de là, par-dessus le Taurus, jusqu’à Karabunar où, soi-disant, ils devaient fonder une colonie. J’ai souvent été à Karabunar et je sais que c’est un des lieux les plus misérables et insalubres d’Anatolie. Il est possible que 6 à 8000 personnes y soient arrivées, mais il en mourait certains jours une centaine et davantage, fauchées par le typhus exanthématique. Et que s’était-il passé sur le parcours ? Le Dr Lepsius fournit à ce sujet le rapport d’un témoin oculaire :
« Des vieilles femmes s’effondraient et se ressaisissaient lorsque le zaptié (gendarme) s’approchait le bâton levé. D’autres étaient poussées en avant comme des ânes. J’ai
vu s’écrouler une jeune femme ; le zaptié lui administra deux à trois coups et elle se releva péniblement. Devant elle marchait son mari avec un enfant de deux ou trois ans. Un peu plus loin, une vieille trébucha et tomba dans la boue. Le gendarme la frappa deux ou trois fois de sa gourde. Elle ne bougea pas. Alors il lui donna deux ou trois coups de pied, mais elle resta couchée, immobile. Enfin il lui administra un coup de pied si fort qu’elle roula dans le fossé. J’ose espérer qu’elle était morte… Mon reporter me raconta : ’Sur le chemin de Konia à Karabunar, une jeune femme qui venait d’accoucher jeta dans un puits son nouveau-né qu’elle ne pouvait plus nourrir’. »
Le même témoin oculaire :
« Un Arménien, autrefois aisé, menait avec lui deux chèvres, dernier reste de ses biens. Survient un gendarme qui en saisit la corde. L’Arménien le supplie de lui laisser ses bêtes, n’ayant plus rien d’autre pour subsister. Pour toute réponse, le Turc le bat férocement jusqu’à ce qu’il se roule de douleur dans la poussière et que la poussière devienne une boue sanglante. »
De la même manière, des milliers d’autres furent torturés à mort. À coups de fouet, comme des bêtes, on faisait avancer des femmes portant des nourrissons ou près d’accoucher. Des viols eurent lieu en plein jour. Des femmes furent arrachées à la foule par les officiers de gendarmerie et offertes aux hommes des lieux de passage pour leur « libre usage ». Et c’est aux haltes que les gendarmes s’offraient le plaisir spécial de torturer bestialement les hommes, souvent devant leurs familles. Ils les brûlaient avec des fers ardents, leur arrachaient les ongles et les cheveux et leur infligeaient de préférence la très turque méthode de torture, la bastonnade (utilisée aussi largement dans l’armée) qui consiste à administrer des coups sur les plantes des pieds jusqu’à ce qu’elles éclatent.
À Trébizonde, on évacua une centaine de maisons d’Arméniens. Là, on appliqua une méthode de mise à mort qui avait été utilisée pendant la révolution française sous le nom de « noyade ». Les hommes étaient chargés sur des navires qui revenaient vides quelques heures plus tard.
À Trébizonde encore, les membres du comité « JeunesTurcs » avaient choisi les plus jolies filles des orphelinats pour en abuser pendant leurs orgies.
Contre la volonté du gouverneur d’Érzéroum se constituèrent des bandes qui torturaient atrocement les Arméniens soupçonnés de posséder des armes. Les gendarmes aussi se servaient des mêmes méthodes pour extorquer des aveux concernant les armes cachées. Ainsi, un homme du nom de Hemayag fut battu jusqu’à ce qu’il ne pût plus marcher. Dans la prison, on lui arracha les cheveux et les dents avec des pinces. Lorsqu’il s’évanouissait, on le ranimait par des jets d’eau froide.
Dans le vilayet de Mervatsik, le lieutenant de gendarmerie Soliman et le maire Abdul Effendi torturèrent les paysans pour leur faire dire où ils cachaient leurs armes au point que ces derniers furent obligés d’en acheter à leurs voisins turcs pour les leur remettre. Dans le village d’Arkan, ils fouettèrent beaucoup d’hommes et de femmes si impitoyablement que bien des femmes s’évanouirent. Les paysans du village de Mollah furent battus ; ils eurent le visage barbouillé d’excréments, puis les hommes furent jetés dans le fleuve. Pendant la messe on vint torturer le curé dans l’église même.
Dans le village de Machmud Bekri, Suleiman et ses acolytes maltraitèrent trois paysans au point de leur faire perdre connaissance ; par jets d’eau, ils les ranimèrent pour les torturer à nouveau. Un paysan eut deux doigts arrachés. Comme les hommes n’étaient pas en état de nommer les membres du parti populaire arménien ni d’indiquer les endroits de cachettes d’armes, leurs femmes furent violées.