Témoignage d'un officier allemand
Aussi longtemps qu’Abdul Hamid menait son régime sanguinaire, les Arméniens devaient compter avec des tueries quotidiennes. Quand les difficultés de la politique intérieure étaient si grandes qu’il fallait s’attendre au soulèvement de certaines parties du pays, le massacre constituait la soupape rêvée du gouvernement pour détendre la situation. C’était semblable à ce qui se passait en Russie où l’on essayait d’émousser l’intérêt du peuple pour les réformes politiques et économiques en agitant le pogrom juif. De même que Bismarck en 1878, profitant des attentats de Hödel et Nobiling, avait réussi à imposer la loi socialiste, en Turquie les complots de quelques individus fournissaient au sultan toujours tremblant pour sa vie la raison d’ordonner des massacres et de faire enrager le peuple islamique contre les Arméniens accusés de prétendues atrocités. Avant leur arrivée au pouvoir, les « Jeunes-Turcs » reprochaient au sultan d’avoir fait massacrer près de 500000 personnes. En juillet 1908, la révolution turque débuta à Salonique. Depuis des années on sentait bien que seuls des changements profonds et de sérieuses réformes pouvaient éviter à la Turquie de s’effondrer et de devenir, avec ses monceaux de ruines, la proie facile des grandes puissances. C’est surtout dans les parties arabes du vaste état que des tendances séparatistes se firent sentir, tandis que la révolte éclatait en Thrace et en Albanie. La machinerie financière était en panne. Abdul Hamid essayait encore de tenir le pays en échec avec une armée d’espions et par la terreur. Le moment était venu où le despotisme ottoman touchait à sa fin.
De jeunes officiers volontaires ou bannis en Macédoine devenaient la force dynamique de la plus singulière révolution militaire de l’histoire. Le jeune major Enver et ses soldats demandèrent au sultan l’application de la constitution refusée depuis trois décades. Les rebelles se réfugiaient dans les montagnes et de là menaçaient de marcher contre Constantinople. Plusieurs généraux et le clergé adhérèrent aux exigences des insurgés. Abdul Hamid tomba, et se mit à la tête du comité révolutionnaire ! La constitution fut proclamée. Même le sultan prononçait maintenant le mot de « Patrie », interdit jusque là sous peine de mort. Avec ses avoirs considérables dans les banques allemandes et anglaises, il voulait contribuer à améliorer les finances de l’état. Les ministres furent forcés de restituer quelques millions volés. Des prisonniers politiques furent libérés et, même par endroits, des criminels. Une vague d’enthousiasme envahit le pays. « Liberté », « Progrès », « Patrie », furent les mots qui retentirent dans les rues. Turcs, Arméniens et Grecs fraternisèrent dans des manifestations d’enthousiasme effréné. La Révolution… avec le « Sultan rouge » à sa tête !
Il est rare qu’un souverain ait cédé sa place sans combat. Au bout de neuf mois, Abdul Hamid avait réussi à dresser le pays contre les « Jeunes-Turcs » grâce à ses puissants moyens financiers. Avec des mesures qui ne peuvent surgir que du cerveau d’un fou furieux asiatique, il essaya de discréditer le nouveau régime. Il ordonna un massacre géant par lequel 200 000 Arméniens devaient être tués. Au bout de quelques jours seulement, déjà 25 000 Arméniens étaient abattus dans le vilayet d’Adana. On devait procéder de même en d’autres lieux.
Les « Jeunes-Turcs » furent obligés de s’enfuir. Ce fut l’armée sous la conduite de Mehmed Chevket Pacha qui sauva le pays. Elle marcha sur Constantinople, prit la ville, occupa le palais du sultan. Sur l’ordre du Cheikh Ul Islam, le chef spirituel suprême islamique, Abdul Hamid fut détrôné et banni à Salonique au profit de son frère Mehmed Réchad.
Les « Jeunes-Turcs » avaient les mains libres. Le comité « Unité et Progrès » devait bientôt exercer le pouvoir absolu dans le pays. Le progrès allait-il venir maintenant ? Devait-on hisser le drapeau de la civilisation et de l’humanisme ?
Nous allons bientôt voir que le drapeau ottoman rouge-sang allait devenir le linceul pour tout un peuple et que les nouveaux détenteurs du pouvoir ne faisaient que parachever l’œuvre sanglante du meurtrier chassé.