Des Allemands retournons aux Jeunes-Turcs, et tâchons maintenant de saisir la mentalité des Jeunes-Turcs dans la guerre mondiale, de retrouver les sources de leur disposition d'esprit et de leurs divers actes.
Pour mieux comprendre, qu'on me permette d'exposer préliminairement quelques lignes de programme. Ce que nous voyons chez le gouvernement actuel jeune-turc et ses acolytes dans le peuple, c'est surtout la xénophobie, ce qui n’empêche cependant point de profiter de toute façon, et même d’abuser de l’Allemagne alliée, et de s’approprier, d’une façon générale, tous les éléments de technique, d’administration et de civilisation européenne reconnus utiles dans tous les domaines de la vie ; c’est ensuite un chauvinisme à outrance, qui a ses racine mentales dans le « panturquisme », cette exploitation de l’idée du « touranisme ». Ce panturquisme, qui domine tous les sentiments des dirigeants actuels de la Turquie, trouve son expression dans deux différentes direction : vers le dehors, dans les aspirations à une « plus grande Turquie », aspirations qui sont, en partie dans son essence, et certainement dans leurs buts territoriaux, parallèles à la « Guerre Sainte ». A l’intérieur, ces aspirations se révèlent dans la manie de nationalisation forcée, de « turquisation » pour ainsi dire, dans toutes ces mesures nationalistes en politique intérieure, dans une série de symptômes en partie très désagréables, et même d’une sauvagerie criminelle, mais en partie aussi très semblables à de vraies réformes modernes, depuis les ordonnances pour les langues et la « colonisation intérieures » jusqu’aux persécutions des Arméniens. Par contre, il est étrange que des deux différentes sources mentales d’une expansion politique, soit le touranisme (que l'on pourrait aussi concevoir comme le principe du panturquisme élargi) et le panislamisme, les hommes du « Comité Union et Progrès » n'aient su profiter que du premier, tout en appliquant en théorie ce dernier principe également, mais tous les deux sans succès pratique aucun. Ainsi, tandis que le fanatisme exclusif de la race turque, résultat pratique des idées touraniennes, est l'essence même de la mentalité de la Turquie actuelle, sa colonne vertébrale pour ainsi dire, que la guerre mondiale aura encore à briser, nous pouvons dès à présent consacrer un chapitre à la banqueroute de la politique islamite jeune-turque. Il nous reste à démontrer tout cela dans les détails.
Tous les efforts d'émancipation néoturcs-nationalistes ont eu comme première base l'abolition des Capitulations. On doit en effet dater toute cette époque néo-turque, dont nous nous efforcerons de tracer la mentalité, du jour où, peu avant l'entrée en guerre de la Turquie, celle-ci mit brusquement fin à cette institution octroyée à un état encore trop peu civilisé par l'Europe soucieuse des intérêts de ses ressortissants. Et ce fut d'une façon tout à fait arbitraire de la part de la Turquie, après avoir catégoriquement refusé l'offre des puissances de l'Entente d'abolir les Capitulations en récompense du maintien de sa neutralité. L'Allemagne, non moins intéressée à l'existence ou la non-existence des Capitulations, a, comme on sait, pendant longtemps préféré se taire vis-à-vis de son alliée turque dans celte question délicate, et ce ne fut qu'en 1916, quand elle était déjà depuis longtemps indissolublement unie militairement avec la Turquie, qu'elle reconnut enfin formellement l'abolition de cette institution.
Déjà, en été 1915 on rencontrait dans la vie de la rue de la capitale turque d'évidents symptômes de nationalisme résolu. La Turquie, sous la direction de Talaat Bey, suivait avec conséquence logique le chemin une fois choisi, et le premier domaine où les tendances de nationalisation à outrance trouvèrent leur expression, ce fut la langue. Vers la fin de mai 1915, sur ordre de Talaat, tout d'un coup tous les écriteaux et inscriptions en français et en anglais disparurent, même en plein Péra européen. Dans les voitures et aux arrêts du tramway, le texte français fut surpeint en noir, des écriteaux avec des règlements de police à l'adresse du public furent enlevés ou remplacés par des hiéroglyphes turcs illisibles, des noms de rues furent tout simplement supprimés ; on préférait risquer que le public levantin allât à un faux numéro du tram, ou se cassât les jambes, en descendant, cueillît des fleurs dans les parcs et s'égarât dans le labyrinthe de ruelles, au lieu d'admettre que l'esprit de « turquisation » forcée pût faire la moindre concession. Sur mille habitants de Péra pas une dizaine ne sait lire le turc, mais sous la pression de l'ordre officiel, par crainte d'ingérence encore plus brutale et des chicanes policières, la population en fil même plus qu'il ne fallait, et remplaça vite les inscriptions des magasins par des textes turcs soigneusement peints en blancs et rouge, couleurs nationales, ayant l'air de blasons et d'emblèmes décoratifs; et celui qui ne connaissait pas tout à fait l'aspect des entrées et étalages des différents magasins, courait très souvent dans la Grand'Rue de Péra comme égaré quand il voulait acheter quelque chose à un endroit défini. Mais l'Allemand, toujours naïf, en politique, commençait à jubiler, malgré les entraves énormes que tout cela causait au mouvement et au commerce : « A bas l'anglais et le français, Gott strafe England, bravo, nos alliés turcs nous aident et facilitent la propagation de la langue allemande ! » A ces puérils politiciens d'expansion pangermanique et fanatiques de la langue, dont le centre spirituel se trouvait à la table ronde du club de bière « Teutonia », un second décret de Talaat répondit bientôt et ordonna quelques semaines après que toutes les inscriptions et écriteaux allemands aient également à disparaître. Quelques-uns parmi ceux qui se refusaient à y croire, les maintinrent encore, à titre d'obstination, pendant un certain temps, jusqu'à ce que sur une sommation catégorique venant de Stamboul ils dussent les compléter d'abord, et les remplacer ensuite par la langue turque de rigueur. Bien plus tard seulement — et ce fut significatif! — disparut dans la rue la langue grecque, la plus répandue de toutes. L'arménien par contre fut effacé bien avant. Suivirent les ordonnances concernant la langue officielle du pays, devenues fameuses ; elles allaient jusqu'à rendre obligatoire le turc comme langue exclusive pour la comptabilité et la correspondance — en accordant il est vrai un délai d'une année pour la transition, vu les difficultés énormes de l'écriture turque — même dans le service intérieur de toutes les entreprises de commerce qui présentaient un certain intérêt public, donc notamment aussi dans les banques, journaux, entreprises de transport de toutes sortes, etc. Qu'on se figure : le « Osmanischer Lloyd » et la « Deutsche Bank » avec comptabilité turque et correspondance turque avec un public purement européen ! De vieux employés éprouvés se trouvaient ainsi soudainement devant le dilemme : ou apprendre l'écriture turque énormément difficile, ou perdre leur place au bout d'un an ; les chances, par contre, et même la nécessité d'être employé, augmentèrent pour le personnel turc de commerce, en comparaison avec le personnel européen, dans une proportion inouïe — et c était justement ce que le gouvernement turc voulait ! Si au moment de mon départ, l'ordonnance n'était pas encore entrée en vigueur, elle était pourtant suspendue comme le glaive de Damoclès sur toutes les entreprises de caractère jusqu'alors purement allemand; les optimistes espéraient toujours que les choses n'iraient pas si loin, et voulaient plutôt accepter n'importe quel échec politique et militaire pour la Turquie alliée, si seulement il avait eu pour effet de mettre à la raison le chauvinisme mégalomane turc; d'autres, continuant à croire à la victoire turque, commençaient à apprendre en toute hâte le turc. En tous cas, les fameuses ordonnances étaient déjà affichées en été 1916 dans tous les bureaux et déconcertaient pas mal de gens. Beaucoup d'autres mesures en vue de la nationalisation systématique de la vie économique et du mouvement public, et dont l'énumération serait inutile ici, suivirent ce premier pas hardi. Et malgré le nombre toujours croissant des conseillers allemands dans les ministères, en partie octroyés au gouvernement turc par l'Allemagne, en partie volontairement acceptés par la Turquie, parce qu'elle entendait pour le moment apprendre et profiter encore beaucoup de l'organisation allemande ; malgré, dis-je, l'emploi d'un certain nombre de professeurs allemands à l'Université ottomane de Stamboul, qui avaient, comme les conseillers allemands, à porter à leur tour le fez, coiffure ottomane, et à apprendre le turc au bout d'une année, et qui, du reste, étaient vus d'un mauvais œil et ont donné l'occasion à quelques commentaires singulièrement peu germanophiles dans la presse turque de Constantinople, aucun Allemand pas trop naïf ne pouvait plus ignorer que l'Allemagne n'aurait bientôt plus rien à chercher dans une Turquie victorieuse, aussitôt qu'elle pourrait se passer de l'aide allemande. Même aux derniers Allemands encore pleins d'un optimisme rosé, les événements de l'été 1916 en Turquie ont dû dessiller les yeux. Parallèlement à ces chicanes de langue nationalistes et à ces menaces d'entraver l'activité commerciale européenne, vinrent ensuite des tentatives de nationalisation de toutes les branches importantes de la vie par la fondation d'organisations propres aux Turcs et par des réformes d'ordre matériel. Et il est à noter que toutes ces tendances, bien que toutes les forces matérielles et mentales du pays fussent absorbées d'une façon extraordinaire par la grande lutte, trouvèrent leur expression au milieu du cliquetis de la guerre mondiale avec une précision des buts et une grandeur étonnante de la conception, ce qui était, au point de vue national, vraiment digne d'éloge. Les Turcs, comme facteur ethni-que créateur d'états, n'ont du reste jamais manqué de facilité de conceptions politiques, et ils avaient beaucoup de sens aussi pour des problèmes sociaux, au moins en ce sens qu'ils sentaient instinctivement, comme peuple dominant, ce qui était profitable ou nuisible à leur domination. La guerre mondiale, avec son effort intellectuel énorme, a certainement fait prendre son plus grand essor à toutes les capacités politiques et économiques de la race turque, et donc aussi à celles du gouvernement jeune-turc, et nous ne devons pas être étonnés de voir parfois comment certaines mesures, qu'elles soient donc de tendance bonne ou mauvaise, ne laissent rien à désirer en précision moderne, technique habile et intégralité du programme.
Sans vouloir anticiper ici sur des considérations ultérieures, nous voyons en tout cas, que ce changement de la mentalité turque dans le sens d'une plus grande intensité, résultat de la lutte pour l'existence, fait prévoir un développement assez favorable de la civilisation d'une Turquie d'après la guerre et radicalement guérie de ses excroissances de chauvinisme, réduite à la raison et limitée à son seul domaine susceptible d'être cultivé avec succès, c'est-à-dire à la partie essentiellement turque de l'Anatolie. Mais, d'autre part, il faudra encore une force de fer et une résolution sans merci vis-à-vis de cet état mal conduit, pour déraciner les idées fausses et nuisibles qui le gouvernent aujourd'hui. Donnons maintenant, après cette digression, un coup d'œil aux diverses mesures pratiques de « turquisation », aux tentatives d'émancipation et à la série des réformes intérieures, et nous verrons ceci :
D'abord, la Turquie, après avoir brusquement aboli les Capitulations, s'est entièrement libérée aussi de la tutelle de l'Europe dans le domaine de la politique commerciale. La conception, et — depuis septembre 1916 — la mise en vigueur du nouveau tarif douanier autonome turc, a donné d'un seul coup aux finances turques tout ce que le gouvernement, dans le passé, avait sollicité des grandes puissances lentement, pas à pas, par des intrigues longues et pénibles et presque en mendiant, et en le répartissant sur une période de quelques dizaines d'années. Par ses dispositions, le tarif autonome — avec, comme il semble pour le moment, très peu de bonne volonté pour les modifier par des traités de commerce — signifie aussi une protection très efficace de la production nationale, sans égards aux intérêts d'exportation de ses alliés, et agit comme un fort stimulant pour la création de quelques industries autochtones des plus importantes. C'est donc un grand pas en avant dans le sens de la souveraineté et du patriotisme économique turcs.
Le réseau très complexe du « Djemiet », association économique jeune-turque dont nous avons déjà parlé à un autre point de vue, et qui est sous le patronage de Talaat, réglemente tout, prend tout en main, depuis la mise en valeur des produits agricoles d'Anatolie — qu'elle a réussi à faire payer très cher et toujours comptant aux acheteurs, même allemands, bien que pour le gouvernement turc lui-même tout fut crédité, jusqu'à la farine de Roumanie et au papier pour les journaux jeunes-turcs, par l'Allemagne créancière de milliards — jusqu'au ravitaillement si difficile des centres de consommation. Cette association est donc une fondation de première importance pour nationaliser la vie économique. Les fondations d'établissements de commerce et de transports purement turcs, souvent avec d'anciens ministres comme principaux actionnaires et membres du conseil d'administration, auront la concurrence facile contre l'initiative européenne, vu la situation privilégiée créée par les ordonnances des langues. Une série d'articles dans le « Tanine » et le «Hilal», le nouvel organe de langue française créé en 1915 par le « Comité », ne manqua pas de mettre en relief l'élan patriotique des fondateurs... (S'il s'agit de travailler officielle-ment l'opinion publique parmi les Levantins et Européens, on peut bien faire une exception au fanatisme intransigeant pour la langue, comme on voit!....) Des tendances se manifestent de plus en plus clairement à donner un caractère turc à toutes les banques, les mines et les chemins de fer. On a pu enregistrer tout récemment les plans de fondation d'une banque nationale turque, qui aurait pour tâche de supplanter la «Deutsche Bank», haïe malgré son rôle dans les crédits accordés par l'Allemagne, et la « Banque Impériale Ottomane », en partie déjà séquestrée, et dont les capitaux étaient internationaux et surtout français. On a formé dès aujourd'hui des cadres purement turcs aux entreprises minières, sans capital il est vrai, en vue des nouvelles concessions qu'on se propose, pour des raisons faciles à comprendre, de n'accorder qu'après la guerre ; et le contrôle de plus en plus autoritaire qu'on s'efforce à exercer sur les chemins de fer, en dépit de tous les plans allemands du « Bagdad » : Tout cela forme autant de symptômes d'une émancipation de grande envergure digne d'éloge au point de vue patriotique, mais ce sont autant de soufflets pour l'Allemagne alliée, qui pourtant, abstraction faite de toute Weltpolitik à la Rohrbach, avait escompté de trouver un champ lucratif d'activité économique privilégiée dans cette Turquie étroitement liée à elle. Et déjà, en pleine guerre mondiale, pendant que l'empire du sultan, avec des armes allemandes, avec de l'argent allemand, lutte encore, devant les portes mêmes de la capitale, pour son existence, l'échec de la politique allemande est effroyablement évident, et l'on aperçoit clairement le danger que courent tous ces « intérêts vitaux » allemands en Turquie, qui, d'après le calcul impérialiste, furent pourtant un des enjeux les plus importants pour lesquels il valait la peine de déchaîner d'un cœur léger la guerre mondiale criminelle !
Maints Allemands doivent avoir dû se rendre clairement compte qu'ils avaient tout d'un coup perdu, dans une Turquie éveillée de sa léthargie par la guerre mondiale, un champ jusqu'alors si lucrativement cultivé ; et des physionomies pleines de souci et de préoccupation se voyaient souvent à Constantinople, dans les milieux allemands. Je ne veux pas m'arrêter ici à ces exclamations bizarres, preuve d'une drôle de mentalité, de maint négociant allemand, qui avait été habitué, dans l'étroitesse de son esprit égoïste, à ne songer qu'au profit et encore au profit, à ne voir dans l'institution des Capitulations, institution pourtant faite surtout pour la sauvegarde de la civilisation, rien que le côté financier, l'eldorado du parasitisme légitime. « Si aujourd'hui on marchait contre les Turcs, croyez-moi, vieux comme je suis, je mettrais encore le fusil sur l'épaule comme volontaire!» Cette exclamation drôle mais authentique, entendue par moi de la part d'un directeur d'une maison commerciale allemande à Constantinople, n'est nullement une exception si paradoxale. Qui pense plus loin, ne portera cependant pas le deuil des Capitulations, parce qu'elles étaient immorales, donnaient trop de chances à des individus parasites et louches, et ne suffisaient pourtant pas à protéger avec une efficacité absolue les intérêts de la civilisation. Peut-être qu'elles suffisaient dans le temps du sultan Abd-ul-Hamid, qui se laissait toujours de nouveau intimider et était toujours disposé à négocier poliment et sagement avec l'Europe ; mais pour la Turquie des Enver et Talaat, il faut des mesures tout autres. On doit ou reconnaître, ou réduire à néant par la force leur programme chauvin d'émancipation, en introduisant le contrôle intégral européen, d'après le point de vue qu'on adopte en politique. Et si disposés que nous soyons à laisser se développer dans leurs propres nuances des civilisations exotiques, notre point de vue, vis-à-vis d'un Etat si arriéré et si mal conduit que la Turquie, ne devra pas être autre que celui-ci : choisir ce qui sauvegarde le mieux la civilisation européenne pénétrant dans une zone de si grande importance pour l'histoire de l'humanité !
Ce n'étaient pas, par contre, des intérêts européens, mais indigènes qui étaient visés par cette série de mesures administratives de date récente qu'on peut mettre en bloc sous le nom de « colonisation intérieure» et «nationalisation de l'Anatolie». Le programme des Jeunes-Turcs n'est pas seulement une « plus grande Turquie », mais surtout une Turquie purement turque ; et si le premier rêve, soit par estimation trop exagérée de ses forces et de ses chances dans la guerre mondiale, soit par l'application de mauvaises méthodes, s'était montré irréalisable, rien n'empêchait alors un gouvernement souverain de mettre à exécution, par des mesures de politique intérieure, avec d'autant plus de brutalité le second point du programme.
La manière dont on poursuit cette « turquisation » de l'Anatolie ne manque pas non plus, comme toutes les mesures nationalistes, d une certaine grandeur de vues. La meilleure occasion de procéder en grand a été fournie par les persécutions des Arméniens qui ont fait de terribles ravages parmi la population. « Les biens des personnes transportées ailleurs », aux termes de la loi provisoire, furent abandonnés, avec toutes les propriétés meubles ou immeubles en état de culture florissante, aux personnes qui en faisaient la demande au Comité, qui lui convenaient politiquement, et surtout étaient de race purement turque ou presque entièrement. Ces biens furent donc octroyés à titre gratuit ou moyennant un amortissement dérisoire si minime qu'il n'atteignait souvent pour les anciens fonctionnaires et surtout les anciens militaires que la somme de trente piastres par mois, car Enver Pacha, vu leur mécontentement pour son système et craignant qu'ils ne puissent occasionnellement lui causer des difficultés, aimait à s'en débarrasser sous cette aimable forme d'une invitation à la colonisation dans l'intérieur du pays! On montrait surtout le plus grand zèle dans l'exécution de ce système dans les districts les plus fertiles et florissants de Brousse, Smyrne-Aïdine, Eskichéhir, Ada-bazar, Angora et Adana, où Grecs et Arméniens avaient joué un si grand rôle, et où leur supériorité avait été ressentie avec dépit par les Turcs.
Avec raison, les articles officieux du « Tanine » pouvaient alors faire l'éloge des autorités locales, qui, en contraste heureux avec leur attitude d'indifférence d'autrefois, « avaient maintenant pleinement compris la haute importance nationale de la colonisation intérieure et du régime des mohadjirs » (colonisation d'immigrants musulmans provenant des territoires ottomans perdus, comme la Bosnie, la Macédoine, la Thrace, etc.). On ne saurait rien dire contre la ténacité de la race, les aptitudes physiques, l'intelligence et l'agilité supérieures de ces immigrants, comparées avec les Anatoliens immobilisés dans leurs conditions de vie primitive; étant donné surtout que ces immigrants-là avaient pour la plupart vécu dans des contrées plus avancées et donné par le fait même de leur immigration la preuve d'une certaine initiative. Par contre, les grands désavantages des mohadjirs en général sont l'instabilité, la fainéantise, l'insouciance et un grand fanatisme. Ces éléments, ayant fidèlement suivi, comme Musulmans, le drapeau de leur padischah et quitté les territoires tombés sous la domination chrétienne, se sentent à priori comme des enfants gâtés du gouvernement, sont exigeants et sans égards vis-à-vis de la population autochtone ; si celle-ci était par hasard arménienne ou grecque, les mohadjirs avaient des dispositions violentes vis-à-vis des habitants, et ils étaient très souvent en possession d'armes qu'on ne leur enlevait pas, par favoritisme gouvernemental, qu'on leur fournissait même quelque fois à propos, pour stimuler des bagarres susceptibles d'être ensuite exploitées contre les chrétiens.
S'il n'a pas été rare que des mohadjirs commençassent des rixes sanglantes même avec des Anatoliens turcs habitant paisiblement leurs villages, pour leur enlever leurs champs, on comprend facilement que ces « giaurs » (chiens de chrétiens, infidèles) aient eu à en souffrir ! Qu'on me permette à ce propos de revenir encore une fois sur les persécutions des Grecs en Thrace et Anatolie occidentale, qui sont devenues fameuses dans toute l'Europe. Elles ont coûté, quelques semaines avant la guerre mondiale, la vie à des milliers de paisibles Grecs, hommes, femmes et enfants, et causé la brutale rédaction en cendres de douzaines de villes et villages florissants. Je me trouvais à cette époque-là, lors de l'assassinat de Sarajevo, au vilayet d'Aidine, à Smyrne et dans le hinterland, en voyage d'études, et j'ai dû voir des atrocités, qui faisaient rougir de colère contre le gouvernement turc tolérant et même facilitant de telles choses, depuis des femmes déjà âgées et quand même violées par une douzaine de brutes de mohadjirs et de soldats devenus sauvages, l'un après l'autre — incroyable, mais littéralement exact ! — jusqu'aux ruines incendiées de Phocée. Tout le monde s'attendait alors, à Smyrne au moins, avec certitude à ce qu'une nouvelle guerre gréco-turque éclatât immédiatement, et ce ne fut peut-être que la politique de temporisation adoptée par les deux adversaires, parce que chacun attendait ses dreadnoughts, qui la retarda, jusqu'à ce que l'effroyable tempête con-centrée sur l'horizon européen chassât ce nuage plus petit. Ce ne furent que les événements dramatiques se déroulant ensuite avec une vitesse étourdissante, et ma mobilisation personnelle me défendant d'écrire quoi que ce soit de politique — et aussi le peu de disposition que je trouvais chez les journaux allemands pour insérer quelque chose de défavorable aux Jeunes-Turcs sur lesquels on comptait déjà évidemment — qui m'ont empêché de rendre publiques alors mes terribles impressions sur le chauvinisme turc et la bestialité des mohadjirs. J'ai eu personnellement l'occasion de constater ce manque de bonne volonté de la part de certaines feuilles qui préféraient plutôt, avec une partialité significative, ignorer tous les outrages et violations contre la Grèce. Mais je ne pus me rappeler que trop vivement ces scènes anciennes, lorsque je revins à Constantinople, et ainsi ce court séjour de quelques semaines dans l'ouest de l'Analolie m'a servi aussi à apprendre la vérité sur les méthodes turques de « colonisation intérieure ».
Pourtant ces méthodes ne sont pas toutes purement brutales; on s'applique plutôt—et c'est cela qui est particulièrement significatif de la mentalité de l'ère néo-turque la plus récente ! — à en chercher pour ainsi dire un fondement scientifique, pour pouvoir mettre ces mesures à exécution d'une façon d'autant plus systématique, en donnant à ces procédés un air de bienfaisantes réformes sociales. Ainsi les mouvements de pénétration turque et de « renouvellement » de l'Anatolie, signifiant d'un côté l'extirpation et l'expropriation des populations chrétiennes, se rapprochent de l'autre côté d'efforts qui peut-être un jour se prouveront d'une efficacité bienfaisante. Ils ont pour base commune le nationalisme. On a tout d'un coup « découvert » l'Anatolie. Enfin, éveillé intellectuellement et patriotiquement de la léthargie par la guerre mondiale, mis en garde par les terribles pertes de vies humaines, le gouvernement jeune-turc lui-même s'est rendu compte de l'immense importance nationale de cette Anatolie jusqu'alors délaissée et négligée, pays par excellence des «Osmanli». Sous l'inspiration du poète Mehmed Emin, lui-même fils de cette terre anatolienne, dont les poèmes si sympathiques et distingués par une noble simplicité sont un chaleureux appel au patriotisme, on a commencé depuis 1916 à s'intéresser dans les milieux des hautains « Stamboul effendi » au « kaba turk » (turc grossier), au paysan anatolien, avec ses misères, ses conditions de vie et sa civilisation antédiluviennes. Le vrai Turc pauvre et primitif de l'intérieur devint tout d'un coup le favori de tous. Toute une série très remarquable de conférences publiques tenues au « Turk Odjagui », sous l'inspiration directe du « Comité », par des médecins, des hommes politiques, des sociologues et des économistes, dont les idées furent ensuite développées dans des séries d'articles de fond par tous les journaux turcs, prenaient tous comme sujet les conditions hygiéniques et sociales incroyables de l'Anatolie, ravagée par la syphilis, la malaria et les terribles maladies causées par la saleté répugnante, épuisée par la pauvreté, par le manque d'hommes enlevés par les éternelles convocations militaires pour tant de guerres, et demandaient des réformes sérieuses et urgentes. Je veux reconnaître avec la plus grande joie que ce réveil tardif de la conscience, ce premier pas vers la guérison, le symptôme le plus sympathique de tout ce que j'ai vu en Turquie, ouvre vraisemblablement la perspective d'une ère plus heureuse pour un pays en soi-même beau et susceptible de développement, mais cruellement négligé comme cette Anatolie. Car nous ne saurions maintenant plus douter de la volonté sincère de réformes d'un gouvernement qui a dû se rendre à l'évidence et reconnaître que la guérison et la convalescence de l'Anatolie, propre domaine de la race turque, est la condition primordiale pour le rôle dirigeant de celle-ci et pour la réalisation de toutes les aspirations nationales allant plus loin. En effet nous voyons qu'avec un esprit vraiment moderne, immédiatement aprèsla première conférence si énergique du docteur Béhaeddine Chakir Bey, plusieurs gouverneurs de provinces, et notamment le vali du vilayet de Kastamouni qui a une réputation mondiale par les ravages de la syphilis, ont commencé d'une façon jusqu'alors inouïe à combattre énergiquement l'affreux manque d'hygiène chez la population. Nous voulons sincèrement espérer que de tels efforts porteront leurs fruits. Mais d'après toute vraisemblance ce ne sera le cas dans une mesure notable que beaucoup plus tard, après la guerre, quand le Turc se verra en effet borné à ces provinces essentiellement turques, à l'Anatolie intérieure, et trouvera, dans une limitation bienfaisante, le temps et les forces pour un travail culturel positif. En attendant cela — je ne puis malheureusement pas me défendre de cette impression ! — toute cette « découverte » soudaine de l'Anatolie et cet empressement de faire de la politique sociale de race purement turque ne sont pas beaucoup plus, je le crains, qu'un motif habilement mis en scène par le gouvernement pour exécuter de plus amples mesures de nationalisation forcée, et les vraies intentions dans tout ce mouvement, d'apparence si humanitaire, inspiré par le « Comité », ne sont que trop faciles à deviner. Est-ce qu'on ne voit et n'apprend pas journellement quelles sont les méthodes qui sont, en pratique, parallèles à toute cette insistance officielle sur la haute importance de l'élément purement turc en Anatolie : expulsions d'Arméniens, chicanes et expropriations de Grecs, abandon de florissants districts à des mohadjirs querelleurs ! Et tant que le gouvernement turc se croit vainqueur dans la guerre mondiale et court après une « plus grande Turquie », il ne pourra pas accomplir grand'chose en fait de réforme positive, malgré tout éveil de la conscience et toute bonne volonté, à cause du fou gaspillage de forces, conséquence de ces chimères.
Dans cette découverte de l'Anatolie, dans cette résolution de rompre avec toute négligence traditionnelle, de reconnaître la haute importance du plus pauvre même et du plus primitif des paysans, végétant jusqu'ici dans sa misère dans l'intérieur du pays, pourvu qu'il soit de race turque ; dans cette revendication, à l'allure scientifique, des besoins et droits de ces humbles paysans turcs négligés, et dans la glorification de leur valeur; dans cette demande urgente de réformes efficaces pour la convalescence économique et sociale de cet élément ; dans cette série de mesures qui, à cause de la mentalité chauvine qui domine le gouvernement actuel, ne sauront être appliquées pour la plus grande partie qu'au dépens de la population non-turque, nous voyons, en dernier lieu, la preuve évidente que le mouvement néo-turc est un vrai mouvement de race, de « pan-turquisme » véritable à l'extérieur comme à l'intérieur, et n'a que très peu de relation avec la question des religions, avec l'Islam. L'idée de l'Islam, ou au moins celle du panislamisme, a plutôt fait complètement banqueroute. Nous l'allons maintenant démontrer.
Harry Stuermer
Deux ans de guerre à Constantinople, études de Morale et Politique Allemandes et Jeunes-Turques
Paris, Payot, 1917.