Après avoir donné un bref aperçu des événements de la guerre du point de vue turc et anticipé sur le chapitre le plus effroyable, les persécutions contre les Arméniens, nous voulons parler des Allemands à leur tour et raconter quoique chose des méthodes de propagande allemandes.
Pour un Allemand, qui ne pose pas en « Weltpolitik » pangermaniste, mais a pour cela peut-être plus de notions de politique mondiale, il est particulièrement triste et pénible d'avoir à s'occuper des multiples machinations de notre gouvernement qui, constamment nourri d'illusions, travaillait vraiment par tous les moyens, même les plus louches, dans le but de déchaîner la « Guerre Sainte »,appelée en arabe « Djihad ». A très peu d'exceptions près, toutes ces machinations ont piteusement échoué; et même on voit qu'après toutes ces instigations coûteuses, sans scrupules et foncièrement immorales contre la civilisation européenne dans les pays musulmans, le terrible contre-coup de l'émancipation complète des Arabes de la domination ottomane et de la fondation d'un khalifat purement arabe sous la protection anglaise ne s'est pas fait attendre. Ainsi l'Angleterre a déjà brillamment réalisé la victoire politique sur la Turquie alliée de l'Allemagne, malgré Gallipoli et Kut-el-Amara, et sans tenir compte que, d'après toutes les apparences, le temps est proche où ces échecs subis par l'Entente seront compensés. On ne saurait pas mieux que par ce fait démontrer l'incapacité totale de l'Allemagne en politique mondiale. La « Guerre Sainte » serait devenue, en cas de réussite, un des grands crimes contre la civilisation humaine qu'a voulu prendre sur sa conscience cette même Allemagne qui tout récemment encore a proclamé la piraterie sans égards sur les mers, et qui a tâché encore ces jours à pousser les Mexicains et les Japonais contre le pays de la civilisation la plus moderne et de la plus grande liberté. Si le « Djihad » avait réussi et s'était étendu à tous les pays islamiques, il aurait détruit d'immenses valeurs culturelles, résultats de longues années de travail pénible. Il ne saurait nullement être comparé avec l'envoi par l'Entente, de troupes de couleur en Europe, ce qui a servi de prétexte à l'Allemagne pour faire tant de bruit avec son indignation ; car dans le cas du Djihad, il ne s'agissait pas moins que du déchaînement général du fanatisme sauvage contre l'œuvre bienfaisante de gouvernements coloniaux civilisés, tandis que l'emploi de troupes colorées ne constituait qu'une partie de l'action purement militaire de la France et de l'Angleterre, qui avaient, avec une discipline de fer, fermement en main non seulement ces contingents envoyés en Europe, mais aussi toutes les populations des colonies d'où ils venaient et où ils allaient retourner après la guerre. Mais, heureusement, l'attentat contre la civilisation coloniale ne réussit point ; il devait échouer déjà rien que par le caractère mensonger et faussé de la soi-disant Guerre Sainte, proclamée par le pseudo-khalife touranien et, dès le commencement, partialement anti-ententiste ; et ainsi on en fut quitte pour une misérable farce mesquine! La fin provisoire qu'eut cette farce, le soulèvement arabe et la fondation du khalifat, fut exactement le contraire de ce qu'on s'efforçait d'atteindre avec tant d'intrigues fanatiques, de propagande immorale et de gaspillage de moyens, et fait vraiment une impression presque tragi-comique ! Les tentatives allemandes acharnées pour déchaîner la Guerre Sainte se basaient, tout d'abord, sur des illusions ridicules. Il semble qu'en Allemagne, ce pays de science, l'aveuglement politique et la manie d'illusions avaient même saisi ceux, qui, d'après leur connaissance profonde des pays de l'Islam, auraient dû dès le commencement élever bien haut la voix pour mettre le gouvernement en garde contre cette bêtise énorme. On a, d'une façon générale, l'impression que toutes les études accumulées, toute la science approfondie n'ont servi à peu près en rien à l'Allemagne, de manière qu'en politique mondiale gaffes sur gaffes ont été commises. On va m'objecter que l'Allemagne, même quand elle n'était point sûre du succès, ne pouvait pas renoncer à essayer le « Djihad » pour causer des difficultés à ses ennemis par le déchaînement d'insurrections coloniales. Qu'il suffise, à l'encontre de cette opinion, de montrer la véritable situation politique non seulement dans les colonies musulmanes britanniques, mais aussi françaises et russes, situation qui doit pourtant être connue en Allemagne également, et qui exclut d'une façon catégorique tout succès de propagande subversive. Prenons comme exemple l'Egypte, l'Afrique française du Nord-Ouest, et le Turkestan, pour ne point parler de l'administration anglaise aux Indes qui a faitses preuves de maîtrise pendant des siècles. Après avoir vu l'Egypte, où un gouvernement moderne et d'esprit très large a presque doublé la surface cultivée par des œuvres techniques de grande envergure, des améliorations et une habile exploitation de toutes les possibilités ; où, avec une dépense de centaines de millions de livres égyptiennes, on a donné du travail lucratif et même l'occasion de devenir aisée à une population des plus pauvres, et créé un état paradisiaque relativement à l'état antérieur d'administration turque ruineuse, corrompue et despotique, on ne pouvait que rire de toutes ces illusions allemandes et turques de pouvoir exciter cette population heureuse contre leurs maîtres anglais. Et c'est exactement le même cas dans ces vastes pays du nord-ouest africain, de l'Atlas jusqu'à la côte de Guinée et au lac Tchad, où la France, comme je le sais également par des études approfondies faites sur les lieux, est absolument entre autres au point de vue de la politique coloniale, et a développé d'une façon extrêmement habile toutes les ressources de son « empire colonial », devenu de plus en plus une vraie perle d'épanouissement culturel, et où elle a su s'attirer (comme je suis à même de le juger d'après mon expérience personnelle, par un séjour au Maroc, au Sénégal, sur le Haut-Niger et dans l'intérieur des hinterlands de la Guinée de l'Afrique occidentale française), par le charme de sa culture, les sympathies de la population toute entière, et par son habile politique d'Islam (last not least) celles des Mahométans. Que la Russie enfin soit peut-être, au point de vue psychologique, la meilleure colonisatrice de l'Asie centrale, cela est avoué sans réserves même par les manuels de politique coloniale allemands, et les conditions brillantes que la Russie a créées, en introduisant la culture lucrative et florissante du coton, surtout dans le bassin de Ferghana en Turkestan, jouissent d'une juste réputation mondiale. Seuls, des politiciens enfoncés dans leurs chimères et voyant partout ce qu'ils désiraient voir, ont pu croire, au cours de cette guerre mondiale, que les instigations turco-touraniennes prendraient dans cette Asie centrale russe et que ses habitants, vivant en paix, sécurité et prospérité, désireraient retourner sous l'ancien régime des émirs de Samarkand, Chiva et Bocchara ! L'Allemagne cependant, qui aurait pu être bien informée, a cru à toutes ces impossibilités fantastiques.
Du point de vue allemand, on pourrait se borner, en face de cet échec, à se faire du mauvais sang, s'il ne s'agissait que de la non-réussite du «Djihad». Mais malheureusement cette propagande aussi sotte que vaine sera pour toujours un des points les plus noirs et ignobles â mettre sur le compte allemand de la guerre mondiale. Et de même, dans le cadre plus restreint de la Turquie, les machinations pour l'instigation à la Guerre Sainte, la propagande de presse allemande, et en somme toutes les manières dont la cause allemande a été représentée en Orient pendant la guerre par le journalisme, forment des chapitres d'une triste et mordante ironie: Aux yeux de l'humanité civilisée et pour tout Allemand qui a vécu dans la capitale turque, il est désormais humiliant d'être solidaire de ces façons d'agir.
Pour caractériser le rôle que notre ambassade à Constantinople a joué dans cette œuvre de propagande, au lieu de tout exposé, je ne veux que citer quelques cas et épisodes saillants. Un médecin distingué allemand de la Croix-Rouge, homme clairvoyant et des plus honnêtes, qui a vu beaucoup de choses de ses propres yeux sur le théâtre de la guerre caucaso-arménien, me dit un soir, quand nous étions assis au concert de la promenade de Péra : « Regardez cet homme-là qui vient de passer, en uniforme de commandant prussien. Je l'ai vu à deux différentes occasions, à Erzeroum l'hiver passé. Cet individu n'était, avant la guerre, qu'un employé dans une maison commerciale à Bakou, qui y a appris, pendant son séjour, la langue russe. Il n'a jamais fait de service militaire. Lorsque la guerre éclata, il se hâta d'offrir ses services à l'ambassade à Péra, pour exciter les Géorgiens et autres peuples caucasiens contre la Russie. Il eut pleins pouvoirs, bien entendu, et des armes et munitions et des montagnes de brochures, selon son désir, pour commencer son œuvre à la frontière de Turquie alors encore neutre. Il avait avec lui des caisses entières d'or monnayé comme fonds de propagande, pour être distribué confidentiellement ; il va sans dire qu'il avait une très grande confiance en lui-même. Il est rentré à Erzeroum sans avoir gagné au Djihad une seule âme ; mais cela ne l'a pas empêché de vivre là comme un grand seigneur, parce que l'ambassade est toujours dupe ; et maintenant vous voyez ce type se promener en uniforme de commandant, qui lui a été accordé pour donner plus d'éclat à la cause. » Je pourrais citer de nombreux exemples de la même sorte sur les façons dont on a dupé notre ambassade, cette vraie source d'or pour des aventuriers de tout genre. Voici quelqu'un qui vient pour assurer qu'il est le seul homme désigné pour exciter l'Afghanistan ; en voilà un autre qui, de passage à Péra, «en mission spéciale», joue pendant quelque temps au grand seigneur et fait rouler l'or de l'Empire allemand dans les maisons mal famées. Et ainsi le jeu continua pendant deux ans, jusqu'à ce que la grande catastrophe arabe ait peut-être ouvert les yeux même à ces grands optimistes diplomates d'Ayas-Pacha. Je citerai seulement le baron de Oppenheim, explorateur d'Orient, pourtant honnête, qui a déjà à son actif des voyages de valeur scientifique à travers la péninsule arabique, et qui aurait dû, d'après sa connaissance de ce pays, ne pas s'adonner à de pareilles illusions, mais qui a sacrifié des centaines de mille marks de ses propres moyens — et probablement des millions de l'Empire ! — pour pousser les tribus au Djihad, et qui enfin, rentré à Péra d'une tournée de propagande avec une vraie barbe de bédouin, n'a pas eu plus d'amour propre que de se mettre entièrement au service du « bureau d'informations » (Nachrichtenbureau) de l'ambassade, entretenant à Péra comme partout ailleurs des salles de dépêches et d'illustrations ridiculisées comme « sacs de mensonges » par toute la population non-allemande, et inondant tout l'Orient de brochures en toutes les langues du pays, par wagons, qui constituaient, avec des armes et munitions, la charge principale du train balkanique bi-hebdomadaire, apportant la « Kultur » à l'Orient ! Je ne citerai ensuite que l'exemple de M. Mario Passarge devenu fameux, avec sa vraie figure d'apache, et qui, grâce aux Italiens alors encore neutres, avait dû, d'une façon piteuse, renoncer à l'exécution de son plan de soulèvement d'Abyssinie, entrepris avec l'ethnographe et agent allemand Frobenius, que je connais personnellement depuis mon séjour en Afrique occidentale française, pour sa prédilection pour l'absinthe et les négresses, et, par ouï-dire, pour ses brutales manières teutonnes vis-à-vis des fonctionnaires et commerçants français si aimables, et pour quelques histoires de scandale. Passarge était venu en Turquie comme envoyé spécial de la « Vossische Zeitung », il s'est ensuite rendu en secret en Grèce via Macédoine, avec son faux passeport italien, pour envoyer de là des récits sensationnels sur les atrocités et le moral inférieur de l'armée de Sarrail à son digne journal. Le même journal qui, par son brillant « service spécial » via Stockholm, ne donnait que des nouvelles entièrement fausses et inspirées par une aveugle haine juive, sur la situation en Russie (si un dixième seulement de ces nouvelles eût été vrai, la Russie serait depuis bien longtemps terrassée !) et s'est rendu ridicule dans toute l'Europe en contribuant à faire courir le gouvernement allemand, pendant deux années, après la chimère de la paix séparée avec la Russie ! Et je n'ai même pas besoin de donner ma propre impression à moi, mais peux me borner à citerce qu'un journaliste allemand à Constantinople (dont je ne veux pas donner le nom, pour le ménager) m'a dit une fois textuellement : « C'est incroyable quelle canaille on trouve à l'ambassade d'Allemagne maintenant en temps de guerre ! Le rebut de l'humanité, des individus, qui avant la guerre n'auraient pas même osé se promener sur le boulevard d'Ayas-Pacha, y ont libre accès. Voilà un de ces hommes qui arrive et commence timidement et mystérieusement une conversation avec le concierge ; ensuite il descend par un escalier de service dans le souterrain où se trouve le bureau de propagande, le soi-disant service d'informations; là-bas, il assure être capable de faire cela et cela, et promet de pousser au Djihad telle tribu musulmane ; alors il a encore à faire antichambre un certain temps avant d'être enfin reçu ; mais la prochaine fois, il entre déjà à l'ambassade par le vestibule couvert de tapis et demande à parler au conseiller d'ambassade, et bientôt nous voyons notre homme, nanti de la confiance de l'ambassade d'Allemagne, et richement équipé, partir pour quelque destination inconnue en mission spéciale ! » La connaissance de telles vérités n'a cependant pas empêché ce journaliste de continuer à manger sa part à la crèche de l'ambassade. Je ne peux pas finir ce chapitre dégoûtant sans stigmatiser un « type » qui plus que tout caractérise cette propagande allemande. Tout le monde à Constantinople connaît — ou plutôt connaissait dans le temps, parce qu'il s'est déjà sauvé en Allemagne avec son argent, après avoir fait de bonnes affaires ! — Mehmed Zekki « Bey », rédacteur en chef et éditeur de la revue militaire « La Défense Nationale », rédigée en langue allemande et turque, et de son édition quotidienne politique « La Défense», rédigée en langue française; toutes deux servant les intérêts jeunes-turcs et allemands. Parmi les personnes qui connaissent Zekki, des centaines savent aussi qu'il s'appelait dans le passé «Capitaine Nelkeny Waldberg». Moins nombreux déjà sont ceux qui savent qu'il aurait bien pu se contenter d'un simple « Nelken ». Je veux raconter l'histoire de cet individu, telle que je l'ai entendu raconter de source certainement digne de confiance, cela veut dire des messieurs de l'ambassade et du consulat d'Allemagne eux-mêmes. Nelken, israélite roumain, agent de commerce de son métier, s'était enfui de Roumanie comme repris de justice, après avoir été en prison plusieurs fois, et était venu à Constantinople pour s'y installer comme agent de commerce. Là, il épousa une femme grecque. Il arriva ici aussi à la banqueroute frauduleuse, comme il ne ressort que trop clairement d'un acte de réhabilitation qui fut publié, en été 1916, dans les journaux constantinopolitains, lorsque son activité très lucrative comme agent de réclame des intérêts allemands et de M. Krupp, comme champion journaliste de la « Guerre Sainte Allemande », d'inspiration tant pangermanique que panislamique, lui eut assez rapporté pour payer enfin ses dettes louches, au moins celles qu'il avait contractées dans cette ville. L'argent fraudé en poche, laissant tout simplement sa femme dans la misère, il se rendit en Argentine pour faire la traite des blanches, non sans avoir fait des études approfondies préalables dans les maisons de prostitution de Péra, et il réussit à devenir —je me réfère pour ce détail, comme source, à un fonctionnaire du consulat général d'Allemagne à Péra ! — propriétaire d'une maison de tolérance à Buenos-Aires. Comme cela est d'usage quelquefois partout au monde, la police de mœurs argentine prit ensuite dans ses services cet homme très connaisseur de la prostitution et par conséquent particulièrement capable en cela. Ce fut une raison suffisante pour lui d'ajouter à son nom le second nom de son faux passeport de traiteur de blanches, et de s'appeler dorénavant « Nelken y Waldberg », et de prétendre en Europe au titre de « Capitaine de la Gendarmerie argentine ». Puis il alla en Egypte et parvint à éditer au Caire une petite feuille « Les petites nouvelles égyptiennes ». Poursuivi pour chantage professionnel, il fut condamné à un an de prison, mais par contumace seulement, malheureusement, parce qu'il avait déjà pris la fuite. Avant sa condamnation même, il lui arriva d'être giflé en plein public, à la brasserie « Flasch », au Caire, et une autre fois, plus tard, au restaurant « Tokatlian » à Péra, pour ses louches machinations, mais sans demander, bien entendu, dans aucun des deux cas une satisfaction en sa qualité de capitaine argentin. Il m'a raconté une fois lui-même qu'il avait été condamné, au Caire, non pas, comme certains gens prétendaient, pour chantage, mais parce que, en collaborant avec le représentant diplomatique de l'Allemagne alors au Caire, M. von Miquel, il avait sévèrement attaqué la politique de Lord Cromer, et que ce fut son patron M. Miquel qui lui avait donné le conseil de se sauver à temps. Je n'ai point besoin d'insister et de rechercher si cette version est exacte, laissant ouverte la question de savoir quelles furent en réalité les relations intimes de l'ancien propriétaire de maison close avec la haute diplomatie et la « Weltpolitik » officielle allemande ! D'après tout ce que j'ai vu ensuite personnellement, je crois même que Zekki dans ce cas n'a pas trop menti, si toutefois il semble prouvé par le dossier d'un procès de diffamation que dans des milieux allemands, vivant aussi à cette époque-là en Egypte, on reconnaît le chantage comme cause de ladite condamnation. Rentré à Constantinople, il s'occupa de nouveau, avec un esprit d'activité à toute épreuve, de petites affaires commerciales et se convertit, comme il le jugeait plus avantageux et y trouvait un moyen de se soustraire à ses obligations antérieures, en musulman et adopta la nationalité ottomane. Il réussit enfin, malgré son manque d'argent du début, à fonder sa revue militaire. Donc, le Nelken d'antan était devenu un Mehmed Zekki, journaliste, qui s'appelait, bien entendu, « Bey ».
Jusqu'ici, l'histoire de cet individu n'est rien qu'un échantillon caractéristique de la vie des criminels, souteneurs et rastaquouères orientaux. Mais maintenant vient un fait presque incroyable — et pour cela je veux en croire aussi ses relations miqueloises, qui prouveraient seulement que la « Weltpolitik » allemande n'a pas honte de mettre même le rebut de l'humanité au service de ses intrigues ! — : En pleine connaissance de tout le passé noir de cet homme — comme m'a dit le premier drogman de l'ambassade lui-même — l'ambassade d'Allemagne, d'accord avec le gouvernement de l'Empire — comme j'ai pu le constater par la lecture de plusieurs lettres que Zekki lui-même m'a montrées pour me prouver sa notoriété — a fait son homme de confiance et un champion de la « cause allemande » en Orient, muni d'une forte subvention mensuelle du gouvernement, d'un tel individu, dont tout Péra disait que l'on ferait mieux de ne pas le, toucher autrement qu'avec des gants ou mieux encore avec des pincettes. Et on ne peut même pas invoquer comme circonstance atténuante des sympathies que cet homme aurait peut-être eues pour l'Allemagne. Le même drogman de l'ambassade me dit : « Nous savions que Zekki avait la réputation d'un dangereux individu et qu'il penchait plutôt lors du commencement de la guerre mondiale pour l'Entente; mais nous avons préféré le gagner moyennant une subvention, pour ne pas le pousser entièrement dans le camp adverse. » Donc tout simplement L'Allemagne achète moyennant finances un banqueroutier, un traiteur de blanches et propriétaire de maison de tolérance, pour lui confier la réclame en faveur de sa sainte cause ! En qualité d'éditeur de « La Défense », Zekki touchait une forte subvention de la part du gouvernement allemand, une autre, qu'on a ensuite un peu réduite, de la part de l'Autriche-Hongrie (mais c'est plutôt par mesquinerie que par morale que celle-ci lui a tenu la mangeoire plus haute !), et une forte somme surtout de la part de M. Krupp, pour qui il faisait de la ré-clame. Zekki faisait son possible pour se maintenir en bonnes relations avec les Jeunes-Turcs par de dégoûtantes flatteries, et, ces derniers temps, il aspirait même, comme il l'a lui-même avoué, à être admis au « Comité Union et Progrès». Mais ce qui ne répugnait nullement à l'ambassade d'Allemagne, dans les « halls sacrés » de laquelle Zekki « Bey » se mouvait dorénavant avec une nonchalance et condescendance imposantes, les Turcs mêmes le trouvaient trop dégoûtant. Zekki s'est une fois plaint vis-à-vis de moi qu'Enver Pacha, auquel il avait pourtant fait cadeau d'une magnifique pendule d'une valeur de 80 livres, acceptée avec plaisir, n'eût même pas daigné lui répondre quand il lui avait demandé par écrit une audience. (C'est en même temps là un petit fait caractéristique de la morale d'Enver, de ce mégalomane aussi avide que hautain !) « Nous n'attendons », me dit une fois le directeur général de la Presse ottomane, «que la première gaffe, pour fermer la boutique de ce sale individu ! » Et un jour, quand, par négligence, une petite nouvelle militaire non censurée, du reste très inoffensive, fut imprimée dans son journal (il y a censure préventive générale), le gouvernement turc interdit tout simplement sine die ce journal « ottoman », qui vivait des subventions de Krupp et de la réclame pour l'industrie allemande et qui s'était fait l'avocat des intérêts de l'ambassade d'Allemagne, parce qu'il en était bien payé, et le remplaça avec un sourire chauvin par une nouvelle création placée entre des mains turques, « Le Soir». Je pourrais facilement raconter encore bien des choses sur ce type magnifique et unique dans son genre, et cela ne manquerait pas d'un certain comique dégoûtant; ainsi, par exemple, lors de son grand procès de diffamation auquel j'ai déjà fait allusion et qu'il avait intenté en Allemagne en 1916, parce qu'il avait été appelé — et cela de côté allemand ! — un repris de justice et un maître chanteur ; eh bien, il put gagner le procès, cela veut dire que la partie adverse fut condamnée à vingt marks d'amende, parce que les traces de ses exploits menaient en Egypte et ne pouvaient, par conséquent, pas être assez suivies pour permettre d'établir la preuve, vu la maîtrise de la mer britannique, et peut-être aussi parce que les intérêts de Krupp et de l'ambassade ne pouvaient pas permettre que la plante de propagande coûteuse et tellement soignée dépérît. Pour Zekki au moins le manque de « liberté des mers », faute de L'Angleterre, contre laquelle il s'était si souvent enragé dans ses articles de fond, avait donc des avantages bien palpables ! Mon dernier souvenir de cet homme me le montre en train de négocier, en tête-à-tête empressé, avec le député nationaliste du Reichstag, M. Streesemann, champion de l'industrie lourde allemande et du chauvinisme, venu à Constantinople pour la propagation de la « Kultur », sur la question de la représentation efficace des intérêts allemands et son côté sonnant. Il est bien significatif qu'il ait choisi comme lieu de cet entretien, probablement en souvenir des belles journées de Buenos-Aires, le cabinet le plus intime de « l'Hôtel moderne », une pension de demi-mondaines avec débit de Champagne ; et le digne représentant de la nation allemande n'avait point hésité à accepter cette aimable invitation, lui aussi ne dédaignait peut-être pas un petit changement au régime « pangermanique ». J'ai alors suivi les deux messieurs dans cette maison, pour faire mes études, et je dois dire que je ne m'y suis pas moins amusé que c'est l'habitude en de pareils endroits, mais toutefois dans un sens bien différent, en voyant comment l'ex-Juif et Jeune-Turc Nelken, le fez sur la tête, saluait jovialement les nombreux officiers allemands qui avaient pris place à des tables voisines, et faisait ses transactions en politique allemande avec le député pangermanique !
Qu'on me pardonne si, malgré mon profond dégoût, je vais clore ce sale chapitre sur la morale des représentants allemands de la presse et de leurs hauts patrons diplomatiques sur un petit épisode particulièrement fort, mais qui entre très bien dans le même cadre ! Un autre des messieurs qui écrivaient au service de l'ambassade d'Allemagne s'était rendu coupable d'une injure qu'il m'est impossible de dire ici, envers une de ses employées de bureau. Son collègue fit sa déposition sous serment, dans cette affaire, au consulat général, qui était saisi d'une plainte portée par l'employée ; cela lui valait, sa déposition étant défavorable, une accusation pour faux serment de la part de son collaborateur, par motif de jalousie de métier. Que fit le consulat allemand ? Pour ne pas se priver de l'aide de tels champions de la cause allemande pour la bagatelle de l'honneur outragé de la demanderesse — une Arménienne ! — il arrêta tout simplement tout le procès, bien que tout Péra en parlât déjà ! Mais une autre fois il arriva à un journaliste allemand, qui n'avait pourtant pas écrit moins activement pour la cause allemande, qu'un mouchard payé du Comité jeune-turc s'étant glissé parmi ses employés, ouvrit, avec une fausse clef, le tiroir de son bureau et lui vola la copie d'un rapport strictement confidentiel qu'il avait envoyé à un haut personnage officiel en Allemagne et dans lequel il s'était prononcé moins favorablement au sujet d'Enver et Talaat que selon la version officielle. Une représentation diplomatique de l'Empire qui n'aurait pas été de cette lâcheté notoire aurait certainement soutenu son homme contre la menace d'expulsion rien que par la considération que son rapport n'avait pas été destiné à être publié, mais adressé à un personnage d'une discrétion absolue, et que la façon dont le gouvernement turc en avait pris connaissance constituait un louche acte de vol par effraction pure et simple. Mais messieurs nos lâches diplomates, en consentant à ce que l'homme fut éloigné de Constantinople, donnèrent pour ainsi dire la sanction officielle aux plus mesquines méthodes d'espionnage orientales. J'ai eu la conviction a la suite, par des informations très précises sur ce cas, que probablement cette fois-ci la lâcheté officielle allemande eut ses raisons particulières et reposait sur un fonds de méchanceté et d'hypocrisie. Car le même journaliste allemand avait occasionnellement raconté, non pas comme proanglais, mais tout simplement pour faire contraste avec notre propre étroitesse et celle des Turcs, comment les autorités britanniques en égypte, et notamment le trônerai Maxwell, l'avaient traité avec une « fairness » extraordinaire et ne lavaient même pas empêché de continuer à exercer sa profession au Caire cinq semaines après la déclaration de guerre. Il put éditer un journal allemand pendant toute cette période ; j'ai vu de mes yeux la collection de sa feuille de cette époque, et j'étais plus qu'étonné de voir la libéralité incroyable de la censure anglaise ; après cela, au lieu de l'envoyer à Malte, on lui accorda toutes les facilités possibles pour partir en Syrie et pour Constantinople. Mais de tels récits n'étaient point de mise en notre époque de Gott strafe England ! et ce fut peut-être ainsi que s'explique la distinction subtile en morale personnelle et politique que notre ambassade à Péra a semblé faire !
Nous avons parlé de propagande allemande pour la « Guerre Sainte » faite soit par des émissaires, soit par la presse. Mais les méthodes allemandes se sont montrées à la capitale turque d'une façon plus palpable que par des aventuriers voyageurs et des feuilles de papier imprimé. Plusieurs milliers de prisonniers de guerre musulmans, algériens, tunisiens, ouest africains français, russo-tartares et habitants du Turkestan, provenant des camps des prisonniers en Allemagne, ont séjourné pendant des semaines à Péra, contraints au « Djihad » contre leurs propres gouvernements par l'Allemagne, en violation de tout droit international. Brillamment équipées à neuf, ces troupes — au moins les Africains français — offraient un contraste très favorable par leur tenue martiale, leur intelligence, leurs traits de race souvent très beaux, avec la moyenne des Anatoliens, et donnaient à la population pérote maintes occasions de faire des comparaisons qui n'étaient point dans les intentions des nouveaux maîtres de ces victimes des conceptions allemandes du droit international. De temps en temps, les anciens soldats de l'Entente furent assemblés pour des promenades militaires démonstratives à travers toute la ville. Mais quant à l'humeur propre de ces pauvres « lutteurs volontaires pour la foi », qui ne pouvaient point espérer de merci, comme déserteurs et renégats, au cas où ils tomberaient de nouveau dans les mains de l'ennemi, ce ne fut point difficile de s'en former une opinion exacte par des entretiens avec ces soldats casernes dans diverses bâtisses à Péra et qui se promenaient quelquefois librement en ville. Sans aucune exception, comme je peux bien l'affirmer, ils répondirent à mes demandes qu'il n'était point question d'un engaiement volontaire pour aller sur le front turc. Je ne pus apercevoir chez eux la moindre trace d'enthousiasme pour les nouveaux combats qui les attendaient ; car ces hommes, qui parlaient pour la plupart un français remarquablement bon, étaient assez instruits pour ne pas ignorer qu'il n'y aurait point de grâce pour eux s'ils étaient faits prisonniers de nouveau. Ils avaient, disait-on, embrassé le drapeau du khalife ; en réalité — c'est ma conviction — on a fait tout simplement de la « chauffe » dans les camps de prisonniers allemands avec des méthodes prussiennes, en ajoutant un peu du cérémonial des protecteurs de l'Islam, par une vilaine duperie et sous de faux prétextes. On leur a dit qu'ils allaient avoir le grand honneur d'être présentés au sultan à Stamboul ; contre quoi ils ne pouvaient naturellement pas, comme Musulmans croyants, faire beaucoup d'objections ; on leur dépeignait sous des couleurs séduisantes la perspective d'être établis dans le bel Orient gratuitement et dans des fermes fertiles, au lieu de passer de longues et tristes années, jusqu'à la paix encore lointaine, dans un pays affamé, sous le knout de sous-officiers prussiens et avec une mauvaise nourriture de prisonniers... On peut juger comment de telles fantasmagories devaient impressionner les pauvres diables. Qu'on leur ait promis de les établir en Turquie, sans même faire allusion à un nouvel envoi sur le front, ils me l'ont assuré à maintes reprises. Mais une fois en route pour Constantinople, on se soucia très peu de ce qu'ils pensaient de tout ce qu'on allait faire d'eux ; on les considérait tout simplement comme des soldats volontaires ottomans et on les envoya sur le front, en Arménie et en Irak. Je ne suis pas à même de dire exactement dans quelle mesure on les a employés ensuite au feu ou dans le service d'étape; je sais seulement qu'ils quittèrent un jour Constantinople comme ils étaient venus d'Allemagne, complètement équipés, avec le sac et le fusil, en tenue grise de campagne ; donc on peut juger combien parmi eux ont été, selon la promesse, établis en Turquie ! J'ai assisté à leur départ, vers la mi-été 1916, quand ils quittaient Péra durant plusieurs jours consécutifs, dans la direction de la gare de Haidar-Pacha du chemin de fer d'Anatolie. La musique turque en tête jouait ses marches, mais dans aucune physionomie de tous ces milliers de soldats qui défilaient tout près de moi je ne pouvais lire le moindre signe d'enthousiasme, et les sous-officiers et soldats allemands qui escortaient chaque section n'étaient certainement pas là pour laisser au public l'impression que c'étaient là des lutteurs volontaires pour la foi qui pouvaient à peine attendre le jour, où ils seraient pendus ou fusillés par leurs anciens maîtres, sur 1e nouveau front, comme traîtres et déserteur !
Mais l'Allemagne a montré ensuite, et d'une façon plus large, par le recrutement dans le nouveau royaume de Pologne, ce dont elle est capable sous ce rapport !
Harry Stuermer
Deux ans de guerre à Constantinople, études de Morale et Politique Allemandes et Jeunes-Turques
Paris, Payot, 1917.