Pendant toute la période de guerre dont nous venons de donner un bref aperçu, les conditions économiques de la vie devenaient de plus en plus tristes dans la capitale turque. Mais je dois dire déjà que la Turquie, comme pays exclusivement agricole, avec une population des plus sobres, ne pourra jamais être forcée de faire la paix par la faim, et que, galvanisée et financièrement appuyée par l'Allemagne, elle ne pourra pas non plus être économiquement épuisée avant que l'Allemagne aussi soit à bout de force, mats que la victoire sur la Turquie aussi devra être une victoire purement militaire et politique. La question du ravitaillement se réduit donc, en Turquie comme ailleurs, à ce que le pauvre peuple souffre cruellement. Mais ses souffrances ne suffisent point pour acculer le pays à une paix prématurée. Il n'en va pas autrement chez les Puissances centrales, comme l'Entente, après les illusions du début, a dû s'en convaincre. Et en faveur plutôt de la Turquie il vient s'ajouter un autre élément, le fait que la grande masse de la population trop hétérogène de race, trop habituée à l'asservissement, en grande partie dégénérée par des souffrances sociales et les mauvaises conditions économiques, incapable par conséquent de toute initiative, ne pourra jamais devenir un facteur d'un mouvement politique subversif, mais que dans ce pays, ce sont plutôt les militaires ou les intellectuels avec les religieux qui créent de pareils mouvements. Si les puissances de l'Entente ont jamais escompté que l'état de famine et d'épuisement économique chronique de la Turquie pendant cette guerre leur viendrait un jour en aide, elles se sont profondément trompées. Cela étant, ce sera plutôt pour stigmatiser certaines méthodes, l'éthique et la mentalité du gouvernement jeune-turc, que pour donner un compte-rendu exact, que je me propose de consacrer quelques lignes aux conditions économiques de la vie en Turquie pendant mon séjour.
Aux époques où l'on manqua de pain, à plusieurs reprises, mais surtout au commencement de 1916, quelques douzaines de personnes mouraient littéralement de faim journellement, rien qu'à Constantinople. J'ai vu plus d'une fois de mes propres yeux des pauvres femmes tomber évanouies dans la rue, apparemment exténuées par la faim. D'autres parties du pays, notamment de la Syrie, on recevait des récits de famine encore bien plus graves. Le ravitaillement en farine des grands centres de consommation est toujours très précaire dans un pays vaste et primitif, où les moyens de transport sont encore peu développés, et où la minoterie est d'une technique lente et peu moderne, ou dépend, comme à Constantinople, des rares transports de charbon de la mer Noire. Lorsque ce ravitaillement marchait assez normalement, la population de la capitale ne touchait que 1/4 de kilogramme (non 1/4 d'ocque) de pain par jour et par personne. C'était la plupart du temps du pain très indigeste, parfois de qualité douteuse et alors immangeable pour l'Européen, mais parfois assez bon. Et si les pauvres de Constantinople voulaient s'en procurer un peu plus, car ces 250 grammes étaient loin de suffire, ils devaient le payer, aux meilleurs moments, cinq à six piastres le kilo (la piastre valant 20 centimes), et ils ne réussissaient pour la plupart à en obtenir qu'auprès de quelques soldats qui préféraient vendre une partie de leur ration. Plus tard, le kilo se payait de 8 à 9 piastres chez les soldats. Cela caractérise déjà d'une manière suffisante les conditions véritables, du ravitaillement de la pauvre population. Car le pain est de beaucoup la nourriture préférée, pour ainsi dire capitale des Orientaux, et les prix de tous les autres vivres atteignaient bientôt de telles hauteurs qu'ils devenaient tout à fait inabordables pour la grande masse de la population. Qu'est-ce que les pauvres gens pouvaient encore trouver à manger d'autre quand le riz, calculé en monnaie allemande, coûtait bientôt 3,20 à 4,00 marks et même la qualité la plus ordinaire de fromage de brebis et les olives les meilleur marché — ces deux principaux suppléments au pain dans la nourriture du peuple — ne se vendaient pas moins de 3 marks et 1,80 mark, le tout compté par ocque (1 1/4 kilo) ! En même temps, les salaires étaient ridiculement bas ; on peut en juger si l'on sait que le gouvernement, qui faisait pourtant son possible pour aider les soldats, ne consentait qu'une allocation de cinq piastres par jour à une famille de convoqué! Je me suis souvent demandé ce que le pauvre peuple pouvait bien manger encore, et je n'ai jamais pu trouver une réponse, malgré mes fréquentes visites au marché des vivres, pour des études ou pour mes propres achats !Un fait, du reste très significatif, fut que peu avant mon départ de Constantinople, donc plusieurs semaines après les victoires turco-bulgaro-allemandes sur la Roumanie et la chute de Bucarest, le prix du pain montait encore dans la capitale turque, malgré « l'immense butin » fait en Roumanie et qui fut annoncé avec tant d'éclat! Je n'ai plus assisté à ce qui arriva à cet égard à la suite, après Noël 1916 ; je peux seulement dire que tout le monde était d'accord, contrairement à la version officielle, sur le fait que la récolte de 1916, malgré les énormes efforts du ministère de l'Agriculture et des autorités militaires, efforts dignes d'être reconnus, fut en grand déficit, à cause de la grande restriction de la surface cultivée à la suite de la raréfaction de la main-d'œuvre et des bêtes d'attelage, mobilisées ou réquisitionnées, et surtout à cause du manque de buffles si indispensables et qui depuis longtemps traînaient les canons dans la montagne d'Arménie couverte de neige, au lieu de labourer les champs de l'Anatolie. Quant a la récolte de 1917, on prévoyait une catastrophe. Mais encore une fois, je m'empresse de l'ajouter, même dans ce cas la Turquie continuera de vivre militairement !
Que furent donc les mesures prises par le gouvernement turc pour améliorer cet état de choses dans la grave question du ravitaillement ? Cela sera vite dit : On introduisit à une époque relativement reculée déjà , d'après l'exemple de l'Allemagne, la carte de pain, et ce système ne fonctionna pas mal, tant qu'il y eut de la farine ; ensuite, dès l'automne 1915 le gouvernement dessaisit les municipalités des grandes villes de la fourniture de pain à la population et la confia directement au ministère de la Guerre, et fit voter en même temps par le parlement un fonds important pour effectuer tous les achats de farine possibles. Convaincu de l'importance capitale de la question du pain pour une population habituée à cet aliment presque exclusivement, le gouvernement fit des sacrifices d'argent sérieux en maintenant en général, pour les 250 grammes de ration journalière, le prix d'avant la guerre. Le gouvernement s'est d'ailleurs toujours empressé, en ravitaillant ainsi la population, de favoriser efficacement les quartiers purement musulmans de la capitale, comme Fatih etc., en défaveur de Péra grec-européen. Par l'intermédiaire de Talaat parlant devant la Chambre de la question du ravitaillement, le gouvernement s'est ensuite montré d'un optimisme qui ne pouvait cependant tromper personne sur la vraie situation ; il a jeté de la poudre aux yeux d'une population affamée. Talaat est allé même jusqu'à prétendre à la Chambre, en février 1916, alorsque la véritable famine de pain régnait à Constantinople, que le ravitaillement de toute la Turquie était assuré, par des achats énormes, pour une période de deux ans. Que l'on juge avec quel cynisme le Comité jeune-turc se mettait au-dessus des souffrances de la pauvre population, d'après cette phrase écrite alors par l'officieux « Tanine » que l'« on pouvait très bien passer ses nuits sans du pétrole dans une clarté relative en songeant au brillant avenir que cette guerre préparait pour la Turquie » !
On pourrait négliger de pareilles phrases déplacées si elles n'étaient qu'une fiche de consolation peu réussie en face d'une réelle disette ; mais au moment même où le « Tanine » écrivait cela et où des centaines de mille de modestes ménages turcs et chrétiens restaient sans aucune lumière durant les longues nuits d'hiver, il y avait rien qu'à Constantinople un stock de milliers de tonnes de pétrole dans les magasins des accapareurs semi-officiels ! Et cela nous amène au second chapitre des mesures de guerre d'ordre économique du gouvernement turc, celles d'ordre négatif; le peu de soins d'ordre positif se bornant à peu près à ce qu'on fil pour la question du pain. Le chapitre des réquisitions est un des plus caractéristiques de la vie jeune-turque pendant cette guerre, et ne manque pas d'un certain comique cruel. En interprétant mal ou tout au moins en faussant entièrement par l'esprit oriental de cupidité les méthodes d'organisation économique adoptées par l'Allemagne, le gouvernement turc, lui aussi, a réquisitionné pour ainsi dire tout ce qui devait se faire rare, avec le temps, et par conséquent atteindre un prix élevé, non seulement les vivres, mais toutes sortes d'articles. Mais tandis que, dans les pays civilisés de l'Europe centrale, une sage administration mettait ensuite les biens ainsi réquisitionnés, en les rationnant d'après les besoins et les quantités disponibles, au profit de toute la population, les membres du « Comité Union et Progrès » en vrais dictateurs ultra-militaristes témoignaient d'un mépris souverain et cynique pour les besoins de la pauvre population tant qu'elle ne mourait pas directement de faim, et profitaient du système des réquisitions pour enrichir personnellement la clique dominante. En parlant de « réquisitions », je ne vise point la confiscation militairement nécessaire de blés, bétail, bêtes de somme et d'attelage, buffles et chevaux, d'articles d'équipement, etc., contre un bout de papier payable après la guerre, et de valeur certainement bien douteuse vu la situation de la Turquie ; je ne les vise pas, bien que ces réquisitions militaires, par la manière dont on y procédait, aient causé au pays bien des dommages qui eussent été évitables et qu'elles fussent très souvent confiées à la campagne à des fonctionnaires subalternes ignorants et brutaux. Par contre, elles furent exécutées dans la capitale et les chefs-lieux de province avec d'autant plus de raffinement par les autorités centrales, qui y trouvaient en même temps un moyen de « nationalisation » forcée et d'expropriation effective, surtout contre les Grecs, les Arméniens et les sujets des pays de l'Entente : Voyait-on, par exemple, une jolie villa ou une ferme florissante appartenant à un non-Turc, on y mettait vite, sous un prétexte quelconque, des soldats qui mettaient très peu de temps, en brutes Anatoliens, à tout dévaster. Je ne parle pas non plus des grands préjudices que l'on portait à la vie économique du pays, tout en contrariant le libre commerce dont l'autorité militaire brisait toute l'initiative, en agissant d'une façon bureaucratique, en confisquant à chaque instant des wagons de chemin de fer, en jetant souvent dehors sans façon les marchandises qui se gâtaient ensuite ou disparaissaient sans dédommagement. Il s'agit plutôt de la grande organisation semi-officielle d'accaparement de vivres qui mérite d'être stigmatisée ici comme type de la morale jeune-turque et de l'administration publique jeune-turque. La clique des bacals, comme elle fut appelée (« bacal » signifie épicier), était connue dans tout Constantinople et était l'objet de la critique la plus mordante de la part du public dont les besoins économiques en souffraient gravement; elle se trouvait, dans la capitale, au commencement, sous le patronage officiel du préfet de la ville, Ismet Bey, une créature du « Comité ». Celui-ci ne se décida à sacrifier Ismet Bey, comme bouc émissaire, qu'en février 1916, quand la crise aiguë et les souffrances générales ne permettaient point de laisser durer ce système d'accaparement éhonté. Cet acte simulant un souci empressé du bien-être public et qui fut ensuite commenté jusqu'au dégoût dans la presse officielle de Constantinople, n'eut pour but que de jeter encore du sable aux yeux de la population. Ce syndicat semi-officiel d'accapareurs a mis en peu de temps dans ses poches des centaines de milliers de livres turques de marchandises aux dépens de la population affamée ; ce furent là les moyens qui permettaient aux parvenus jeunes-turcs de jouer de grosses sommes dans les clubs mondains de la capitale, ce qui était leur occupation favorite. La méthode était très simple : tout ce qui était mangeable ou de première nécessité mais ne pouvait être obtenu que par l'importation de l'étranger, fut vite réquisitionné « par sollicitude ». Ensuite des rations de famine en furent distribuées, d'après le système des vésikas (cartes). C'étaient des quantités purement ridicules, qui ne suffisaient pas aux besoins du plus humble ménage, mais le grand stock des marchandises réquisitionnées fut vendu lentement par les créatures de la « clique des bacals », en spéculant honteusement sur la hausse des prix. C'est ainsi que s'explique que dans une grande ville privée de toute importation de l'étranger, et avec une population de consommateurs de plus d'un million comme à Constantinople, celui qui consentait à payer des prix de fantaisie trouvait encore des quantités illimitées de tout vers la fin de 1916, tandis que pour les gens peu aisés le mot confort n'existait déjà plus dès le commencement de 1915 et que déjà les pauvres avaient faim à une époque où des quantités énormes de toutes sortes de vivres se trouvaient encore dans la ville ! Le système des réquisitions a été poussé, bien entendu, à outrance dans les magasins des sujets ennemis, où des stocks de marchandises d'une valeur de plusieurs centaines de mille livres furent tout simplement confisqués, sans aucune nécessité, contre les fameux « bouts de papier ». On a même raconté des cas authentiques qui sont devenus la fable du jour à Péra, tels que des souliers et costumes de dames réquisitionnés pour être aussitôt transformés en argent par vente aux enchères !
Mais les pratiques des Ismet et consorts, qui avaient choisi comme champ d'exploitation le domaine particulièrement lucratif de la capitale, ne furent nullement un exemple isolé d'administration corrompue malgré la guerre ; le même système de réquisitionner, de retenir et de vendre ensuite des marchandises en propre régie à des prix d'usuriers en escomptant la conjecture de hausse, était et est encore la base de la grande association économique semi-officielle jeune-turque qui a des branches et dépendances partout dans le pays. On l'appelle Djémiët, et elle se trouve sous le haut patronage de Talaat lui-même. C'est le Djémiët qui s'est chargé, après la chute d'Ismet Bey, du ravitaillement de la capitale, sauf en pain, ce dernier étant confié au ministère de la Guerre. Nous aurons encore à nous occuper à un autre point de vue de cette grande organisation de la vie économique turque, qui dépasse de loin le cadre d'une pure mesure de guerre. Au point de vue des réquisitions, elle a ajouté quelques traits spéciaux au tableau d'ensemble, par ses pratiques tenaces contre les intérêts des acheteurs allemands venus en Turquie. Un côté vraiment humoristique de la vie de guerre à Constantinople, ce fut la lutte silencieuse mais désespérée d'intrigues de tous ces messieurs bien nourris de la Z. E. G. (Commission centrale d'achats) et de ses branches, qui tâchaient de dépouiller commercialement la Turquie alliée de tout ce qu'ils trou-vaient utilisable pour l'Allemagne affamée de vivres et de matières premières. Ils avaient à lutter contre le « Djémiët » et surtout aussi contre Ismaïl Hakki Bey, l'intendant général de l'armée, cet homme à la jambe de bois devenu énormément riche en très peu de temps, le vrai prototype de cette mentalité néo-turque, unissant à la perfection la politesse orientale et la résolution brutale et têtue de faire le contraire de ce qu'il avait promis. Ici, la sauvegarde bornée des intérêts de l'armée ; là, de la part du « Djémiët », des efforts de ne point laisser des vivres sortir de la Turquie, — point de vue qui l'a emporté à la fin, et en est arrivé à la prohibition formelle d'exportation de vivres même pour les pays alliés. Ensuite la cupidité de s'enrichir de la grande clique officielle; de l'autre côté, par contre, la faim insatiable de l'Allemagne pour toutes ces bonnes choses que la Turquie produisait et qui manquaient depuis longtemps en Allemagne : Ce fut un vif tableau d'intrigues réciproques ! Après avoir passé de longs mois, oisifs et injuriant les Turcs, comme clients de tous les établissements de plaisirs, qui leur fournissaient maintes occasions de faire des études de morale turque et autre, ces messieurs acheteurs de la « Z. E. G. » ont enfin réussi à organiser efficacement les exportations de matières premières autres que les vivres pour l'Allemagne. Cependant les sommes fabuleuses de marks que le gouvernement turc, malgré sa grande dette envers l'Allemagne, faisait payer au comptant à son alliée et qui devaient être jetées sur le marché de Constantinople, eurent comme résultat de faire fléchir, au moins pendant quelques mois, d'une façon grave, le cours du mark même vis-à-vis des assignats turcs. Mais avant que l'on en fût arrivé a cet arrangement d'exportation, des scènes dramatiques se jouaient à Constantinople, jusqu'à la réquisition forcée, par des détachements de soldais turcs et par ordre d'Ismaïl Hakki Pacha, de stocks de marchandises déjà payés par l'Allemagne et se trouvant dans les dépôts de la Deutsche Bank et les magasins de la « Z. E. G. » !
Dans le domaine financier, outre la très grande dette de la Turquie envers l'Allemagne, c'est surtout la tentative de réforme monétaire, par la loi de mai 1916, qui mérite de retenir notre attention. Celte réforme se caractérise par un essai de simplification du système trop compliqué des monnaies turques, et par l'introduction du régime de l'or comme base de la valeur théorique ; elle apparaît surtout comme une mesure de guerre pour arrêter la rapide dépréciation du papier-monnaie turc Cette dernière tentative, comme quelques mois de pratique seulement l'ont prouvé clairement, n'a point réussi. On peut même dire qu'elle n'a fait qu'accélérer la chute de la valeur des bank-notes, car la population sentait, dans les motifs officiels du projet de loi et dans les mesures très dures qu'on adoptait, la crainte à peine cachée du gouvernement de voir se produire une baisse encore plus prononcée des valeurs. Par des punitions draconiennes — fermeture immédiate des boutiques des changeurs de monnaie qui furent déférés à la cour martiale à la moindre contravention — on voulait supprimer tout agio en faveur de l'or et même de l'argent. Mais pas plus tard qu'en novembre 1916 tout le monde savait déjà que, malgré toutes les menaces de punition, on donnait facilement, en Syrie et Palestine, pour une livre turque en or deux et même plus de livres en papier, tandis que dans les contrées plus éloignées de l'empire on n'acceptait plus du tout les banknotes, de façon que tout commerce en fut paralysé. Même à Constantinople la proportion entre or et papier était de 175 % au commencement de décembre 1916. Ne tenant aucunement compte des conséquences, la population rurale de l'Anatolie continuait de plus belle à ensevelir dans des cruches d'argile le peu de médjidiés en argent qu'elle pouvait encore obtenir, et rnême les piastres en nickel qu'elle ramassait, parce que dans sa naïveté rustique elle se refusait, nonobstant tous les conseils bienveillants et les supplications ardentes du gouvernement, à comprendre que la monnaie en papier, garantie par la Turquie même et par l'Allemagne encore plus grande, plus puissante et également victorieuse, offrait tout autant de valeur et de sécurité que le métal ! La population n'avait, semble-t-il, pas encore oublié les fâcheuses expériences finies avec les « kaimé », les assignats turcs émis après la dernière guerre russo-turque, où des millier de personnes qui avaient attaché foi aux assurances du gouvernement, se virent ensuite réduites à la mendicité. Et à Constantinople ce devint une plaisanterie favorite de dire des bank-notes turques de la dernière émission, avec garantie allemande non plus en or, mais également en papiers, en montrant les deux côtés : « Voilà (le recto) la valeur actuelle, et voilà (le verso non imprimé) la valeur après la guerre ! » Ceux cependant qui étaient bien informés et tenaient les places où le métal s'accumulait, ne faisaient pas autrement que les bêtes paysans anatoliens; aucune considération de patriotisme ne les empêchait de continuer à ramasser tout ce qui était métallique, à payer n'importe quel agio pour chaque pièce d'or qu'ils pouvaient trouver, en dépit de toutes les sévères punitions qui menaçaient ces actes, mais qui n'étaient point faites pour les atteindre dans leurs positions si importantes. « Mais il faudra bien avoir quelque argent pour manger, immédiatement après la conclusion de la paix! » était leur argument. Dans le commerce et le mouvement de la rue, la petite monnaie en papier jusqu'à la fraction d'une piastre, déchirée pour la plupart et d'une saleté répugnante, régnait presque souverainement. Un Turc intelligent m'a dit une fois : « On n'a qu'à mettre, pendant une semaine, des agents de police aux sorties des grandes caisses officielles et publiques, pour surveiller tous les soirs les messieurs rentrant chez eux, et ce sera bien plus efficace que toute réforme monétaire pour remédier à la situation de plus en plus grave d'accaparement de l'argent métallique ! » Mais qui ne pouvait pas acquérir de l'or, achetait au moins des roubles, qui étaient considérés comme une des meilleures spéculations, jusqu'au moment où le gouvernement, agacé par la dépréciation de ses valeurs, procéda un jour, sous le prétexte d'avoir spéculé à la baisse de la valuta turque et à la hausse des roubles, à l'arrestation d'un riche banquier hellène (M. Vlasdari) et le déporta tout simplement en Anatolie, ce qui fournit en même temps une excellente occasion de s'approprier sa magnifique propriété au centre de Péra, depuis longtemps convoitée. Et ce ne furent que les optimistes irrémédiables de la guerre mondiale, qui virent une transaction profitable en l'acquisition de couronnes autrichiennes, en profitant de la disproportion énorme et vraiment peu fondée, d'après la situation respective des deux pays, entre valeurs autrichiennes et turques. Les membres du "Comité Union et Progrès", par contre avaient depuis longtemps envoyé leur or en Suisse.
Harry Stuermer
Deux ans de guerre à Constantinople, études de Morale et Politique Allemandes et Jeunes-Turques
Paris, Payot, 1917.