Il n'a pas manqué, pendant toute la guerre, de courants d'opposition contre la politique de guerre adoptée par le gouvernement jeune-turc. Aussi ancienne que la participation de la Turquie à la guerre mondiale, est la conviction enracinée et inébranlable de vastes milieux purement turcs, jusqu'au monde des pachas et de la Cour, que l'intervention aux côtés des Puissances centrales était la plus grande faute et ne peut, jamais aboutir à une bonne fin. Dans ce compte, nous pouvons faire abstraction de la masse de la population, politiquement ignorante et beaucoup trop hétérogène, et qui ne constitue jamais en Turquie ce qu'on appelle une opinion publique. Mais on sait que depuis le commencement de la guerre en Turquie non seulement l'état de siège et le droit martial, mais même un régime de dictature militaire des plus brutaux et méfiants règnent et que la liberté personnelle n'existe plus pour ainsi dire. Donc les manifestations de désapprobation sur l'attitude du « Comité » ne sont naturellement possibles que dans les cercles parfaitement intimes et tout à fait clandestinement; très peu des vraies opinions de tel ou tel personnage sont jamais connues publiquement, et ainsi il n'est pas possible, autrement que par des symptômes isolés, de se faire un tableau d'ensemble de ce que pensent les Turcs instruits et des bonnes classes qui n'ont pas d'attaches avec la clique de l' « Ittihad » et ne participent pas à ses pratiques d'exploitation et d'enrichissement.
Toutefois, bien que les informations soient ainsi limitées, il vaut bien la peine de suivre les traces de ces courants politiques d'opposition. Dans toutes les couches de la population, parmi toutes les nationalités, on a d'abord la conviction que l'ancien sultan Abd-ul-Hamid n'aurait jamais commis la faute fatale de déclarer la guerre à l'Entente et de se lier avec l'Allemagne à la vie et à la mort. L'Entente avait formellement garanti l'intégrité territoriale à la Turquie dans le cas où celle-ci maintiendrait sa neutralité ; la Turquie refusa, elle pensait être forcée à une guerre préventive surtout par crainte de la Russie trop puissante. Ceux qui poussaient, avec Enver et Talaat, à celte guerre préventive, affirmaient sans aucune preuve que si la Turquie ne prenait pas part au conflit mondial, elle serait quand même à la merci d'une Russie victorieuse, et que les vrais buts de guerre de celle-ci étaient et restaient les Détroits et Constantinople. Mais ces affirmations ne sont prouvées par rien. En tout cas, il y a toujours encore des Turcs, de vrais Turcs russophobes, qui avouent cela sans façon, et qui veulent croire en la parole de l'Entente, ou au moins des Puissances occidentales, et en un contrepoids anglais contre les plans de conquêtes russes, au cas où la Turquie serait restée vraiment neutre, et qui ne voyaient aucune nécessité pour le gouvernement turc d'intervenir préventivement. Que la Russie aspire aux Détroits, à Constantinople, soit; mais elle aurait forcément dû trouver, avec une Turquie neutre, un arrangement amical et n'aurait pas pu rompre simplement un engagement pris solidairement avec l'Entente vis-à-vis de la Turquie. La situation aurait été différente dans le cas seulement où la Russie aurait demandé aux puissances de l'Entente Constantinople comme prix de son intervention dans la guerre; alors, mais seulement alors, il aurait pu se faire que l'Entente aurait peut-être dû conclure un accord qui aurait satisfait la Russie au moins dans ce point capital. Mais comme les choses se sont produites, la Russie, bien avant l'entrée en guerre de la Turquie, et sans aucune chance d'avoir Constantinople, s'est jetée dès le commencement du conflit mondial contre l'Autriche-Hongrie et l'Allemagne avec toutes ses forces, et pour des raisons tout autres. L'accord ententiste au sujet des Détroits n'a été signé qu'une demi-année après l'intervention turque, et envers une Turquie vraiment neutre, ou même d'une neutralité bienveillante, l'Angleterre n'aurait jamais permis un empiétement russe. Dans ce cas peut-être, mais seulement dans ce cas, les illusionnistes germano-turcs auraient eu raison, qui veulent pertinemment croire à des discordes au sein de l'Entente, et qui ont toujours annoncé, même après la divulgation de l'accord sur les Détroits — quelques-uns même après le discours du ministre Trépoff ! — que l'occupation anglaise des îles à l'entrée des Dardanelles les transformerait en un second Gibraltar. Ainsi, d'après eux, la Russie aurait les Détroits fermés et elle ne devrait pas trop se réjouir de la possession de Constantinople. Les plus grands optimistes n'espèrent-ils donc pas de ce prétendu antagonisme anglo-russe le sauvetage même de la Turquie dans le cas de la défaite finale allemande!
Donc, la Russie aurait dû, bon gré, malgré, chercher une solution amicale avec une Turquie restée neutre, pour atteindre son but. Et ce but, il se serait trouvé forcément limité par le fait de la non-entrée en guerre de la Turquie et se serait opposé aux tentatives allemandes d'expansion Berlin-Bagdad, à l'étranglement du puissant commerce méridional de la Russie et à l'éloignement arbitraire de celle-ci de la mer chaude, bien plutôt qu'aux intérêts vitaux de la Turquie elle-même. Et qui sait si par un tel accord, qui devait donner à la Russie certains privilèges et libertés sur les Détroits, la Turquie aussi n'aurait pas beaucoup profité en échange, au moins dans le domaine financier, et ensuite par l'autorisation de relier enfin l'Arménie par un réseau de chemin de fer ouest-est, comme les Turcs l'avaient désiré si longtemps, contrairement au veto russe. Un tel accord aurait imposé aux Turcs l'obligation de démolir les fortifications des Détroits et de rendre le passage parfaitement libre, et de commencer en Arménie une politique plus humaine. Et, admettons même la perspective d'un régime international pour Constantinople, et même d'un régime de privilèges russes, donnant satisfaction à certains « impondérables » moraux, tel que de voir de nouveau la croix orthodoxe sur Hagia Sofia, mais sans que rien d'autre eût dérangé la vie purement turque de Stamboul, ni porté préjudice au prestige turc. Mais tout cela, était-ce bien une raison suffisante pour ne pas accepter une solution qui aurait assuré à la Turquie la paix, des capitaux et un essor culturel pour une longue période, malgré l'atteinte momentanément portée à la fierté turque — qui avait pourtant déjà dû supporter des choses bien plus blessantes, jusqu'à l'obligation de demeurer spectatrice impuissante quand une province après l'autre de son empire furent amputées? Ces perspectives valaient-elles vraiment les effroyables sacrifices de sang, l'épuisement économique total et le risque d'une issue incertaine de la lutte pour l'existence même? Et pourtant la Russie n'aurait jamais pu espérer de réaliser de plus grandes aspirations vis-à-vis d'une Turquie neutre, dont la souveraineté et l'intégrité territoriale eussent été parfaitement garanties ! Mais au lieu d'agir ainsi, la Turquie a cru devoir tout mettre sur une seule carte, jouer toute son existence, et a mis sur la mauvaise carte, comme il est hors de doute dès maintenant pour des centaines de milliers de Turcs intelligents. Les partisans de la politique de guerre suivie par le gouvernement s'obstinent à prétendre que, si toutefois une Russie victorieuse n'aurait peut-être pas violenté à la fin une Turquie neutre pour gagner entièrement Constantinople, au moins l'Entente aurait certainement forcé une Turquie voulant rester neutre à se ranger de leur côté et à entrer en guerre quand même ; donc, bon gré, mal gré, la guerre aurait été en tout cas inévitable pour la Turquie. L'exemple de Salonique à l'appui, ils objectent à tout raisonnement, que l'Entente n'aurait certainement pas procédé avec la Turquie autrement qu'avec la Grèce. Mais en cela ils oublient tout à fait que la situation géographique au point de vue de la guerre dans laquelle chacun des deux pays pourrait entrer était bien différente. Si la Turquie était restée neutre d'une façon bienveillante, la Bulgarie le serait restée aussi ; ou plutôt, les Balkans tout entiers, depuis la Roumanie jusqu'à la Grèce, se seraient rangés du côté de l'Entente dès le commencement. Dans les deux cas, il n'y aurait eu la moindre nécessité à faire intervenir la Turquie, car où aurait-elle eu à remplir une tâche militaire? Rien que pour gagner des soldats turcs, l'Entente n'aurait certainement pas poussé le pays à la guerre ; de telles affirmations de violation sans scrupules de la part de l'Entente, rien que pour de telles raisons, ne sauraient jamais être prouvées ; et l'avantage d'une neutralité turque bienveillante pour l'Entente aurait déjà été si grand qu'elle aurait certainement pu s'en contenter. Ni en Allemagne ni en Turquie les milieux militaires ne doutent nullement que ce fut seulement l'entrée en guerre de la Turquie aux côtés de l'Allemagne qui a provisoirement sauvé les Puissances centrales, en fermant les Détroits aux envois de matériel de guerre pour la Russie ; si la Turquie était restée neutre, la Russie aurait disposé de telles quantités de munitions arrivant continuellement que la fameuse offensive de Mackensen n'aurait eu aucune chance de succès et que l'Allemagne aurait pu être considérée comme vaincue déjà en 1915. Les Turcs ne manquent du reste pas de faire comprendre cela à l'Allemagne et très ostensiblement à chaque occasion, convenable ou non. L'Entente n'aurait donc nullement fait la moindre démarche pour faire sortir la Turquie d'une neutralité bienveillante si avantageuse. Mais d'une telle neutralité le pays aurait tiré des profits matériels énormes ; la Turquie, aujourd'hui réduite à la misère et à la faillite, désespérée, épuisée et irréparablement perdue, aurait pu nager dans l'or plus encore que la Roumanie. En tout cas il est certain que l'ancien sultan, Abd-ul-Hamid, n'aurait pas manqué une chance si unique d'attirer sur lui-même et sur son pays le courant d'or. Et les excuses morales d'avoir agi ainsi n'auraient pas manqué non plus à la Turquie.
Ce sont là quelques considérations du point de vue turc hostile à la guerre. Elles ont été faites par maints Turcs des plus patriotes et intelligents lorsqu'ils virent comment la propagande des ambassadeurs d'Allemagne, d'abord de Marschall von Bieberstein, ensuite du baron von Wangenheim, augmentait toujours d'intensité et réussissait de plus en plus ; comment la mission militaire allemande à Constantinople attirait sur la Turquie la haine russe contre l'Allemagne, et comment en fin de compte quelque chauvins et optimistes du « Comité », méconnaissant également la situation mondiale, les intentions des puissances de l'Entente et leurs propres moyens, entraînaient le pays, malgré lui, à la remorque de l'Allemagne, en échange de quelques promesses de puissance personnelle et d'avantages matériels de la part de l'Allemagne. En ces jours d'excitation, où une étincelle manquait seulement à la poudrière, l'amiral allemand von Souchon, du «Gœben» et « Breslau », qui était pourtant sous les ordres du ministre de la Marine Djemal Pacha, se promenait d'une façon provocante avec la flotte ottomane dans la mer Noire, selon les arrangements faits avec l'ambassade d'Allemagne, pour créer un fait accompli et parce que la vanité de l'ordre "Pour le Mérite" le chatouillait1. L'ancien ambassadeur américain à Constantinople, M. Morgenthau, m'a raconté un jour cet épisode avec une franchise agacée ! Ensuite, Enver et Talaat, comme des joueurs aventureux, jetèrent sur la table leurs cartes qui décidaient de la vie ou de la mort du pays. Dans les alternatives de succès et de défaites de la guerre sur les quatre, et plus tard sur les cinq fronts que la Turquie avait maintenant à mener, la force virile de ce pays à peine un peu rétabli de la saignée de la guerre balkanique s'épuisait de nouveau ; toute l'issue de cette lutte pour l'existence dépendait de plus en plus de la victoire finale allemande toujours plus douteuse, et à la fin des troupes ottomanes furent envoyées, par ordre de l'état-major allemand, même aux lointains champs de bataille du Balkan et de la Galicie. Par des cessions de territoire sur la Maritza et jusque devant les portes d'Andrinople, un voisin douteux et naguère ennemi devait être gagné pour éviter une débâcle militaire précoce. L'Arménie fut conquise par les Russes et, après quelques succès de début, la Mésopotamie et la Syrie étaient menacées par les troupes britanniques. La Guerre Sainte échoua piteusement et les lieux sacrés de l'Islam, la Mecque et Médine, se soulevèrent contre le sultan, les Arabes furent perdus et le khalifat déchiré. A l'intérieur du pays la population souffrait atrocement et la Turquie déclinait économiquement et financièrement, toujours plus désolée, vers la catastrophe ! Telles étaient les considérations que pouvaient faire des Turcs patriotes.
Jusqu'à aujourd'hui, et même aujourd'hui moins que jamais, la façon de voir d'Enver, de Talaat et de leurs acolytes n'a pas été comprise par la population, et pas un seul homme indépendant et intelligent n'a ajouté foi aux phrases de ces gens du Comité gagnés par les dictateurs moyennant de l'argent, des positions et l'occasion de s'enrichir aux dépens du peuple, ou tenus en laisse par la crainte des persécutions, ou à celles des domestiques qui s'appellent sénateurs et députés. Au contraire, il n'est point exagéré d'affirmer que parmi les vrais Turcs — abstraction totale doit être faite ici des Levantins, Grecs et Arméniens — les trois quarts de l'intelligence masculine, et la presque totalité des femmes, qui vivent la guerre plutôt avec les sentiments et que la misère immense touche au cœur, ont continué malgré tout d'être tout à fait franco-et anglophiles ou le sont redevenus après une déception cruelle ! La conviction que la Turquie a commis une immense faute a pénétré, en dépit des informations faussées et d'une censure de guerre isolant complètement le pays, dans de vastes milieux turcs aussi. On pourrait accepter aujourd'hui de parier sans risque que dans des causeries intimes avec une dizaine de Turcs isolés qui ne sont pas liés sous aucune forme au Comité, on entend neuf fois sur dix l'aveu — si seulement l'interlocuteur peut être absolument sûr de ne pas être dénoncé — qu'il ne croit pas à la victoire et qu'il maintient, abstraction faite de la Russie qu'on craint, ses sympathies d'avant guerre pour les ennemis actuels. « Quoi qu'il arrive, c'est toujours la pauvre Turquie qui va payer les pots cassés ! » et «Nous avons fait une grande gaffe!», ce sont les refrains de toute conversation politique à Constantinople, même avec des Turcs ! Voilà pour les hommes, qui sont habitués à juger avec la raison. Quant au vœu de la femme turque, par contre, — dont le livre d'or serait encore à écrire pour sa charité de plein cœur et son dévouement à l'œuvre de bienfaisance vraiment humanitaire! — jusque dans les plus hauts milieux, c'est : « Quand serons-nous donc délivrées des «boches», quand reviendront nos bons vieux amis, les Anglais et les Français?! » De jolis résultats cela, en effet, de la propagande allemande, de la pénétration culturelle allemande, de la fraternité d'arme allemande! Triste et humiliant pour un Allemand de devoir le constater ! Bien entendu, le rigoureux régime de la dictature militaire empêche toute manifestation ouverte de tels sentiments. Mais il suffit d'avoir une fois vu de ses propres yeux avec quels regards aussi la bonne société turque a souvent suivi les « Feldgraue » allemands parcourant les rues de Constantinople parfois en troupe — au commencement même en chantant des chansons de soldats allemands, jusqu'à ce que sur l'intimation de Stamboul cela fut interdit. Avec une amabilité presque exagérée, qui ne pouvait pas manquer de faire une impression démonstrative, on s'emparait par contre, pour faire pièce aux officiers allemands de l'empire, des Autrichiens et Hongrois qui, avec leurs batteries lourdes à destination des Dardanelles et de l'Anatolie, furent nombreux pendant une certaine période dans les rues à Constantinople et qui s'introduisaient bien plus que leurs camarades allemands dans la société. « N'est-ce pas, ils sont charmants, les Autrichiens ! », on pouvait alors entendre souvent ces propos sur les lèvres féminines, et cela avec une nuance de sentiment qu'il est impossible de méconnaître ! La vue des Allemands, et surtout de la garnison allemande de la capitale, assez considérable pendant un certain temps, c'était là ce qui éveillait, même pour ceux qui avaient reconnu la nécessité militaire, de singulières réflexions sur une Turquie devant jouer à l'avenir le rôle d'une « Egypte allemande », et c'était en Enver Pacha que tout le monde voyait celui qui était responsable d'une telle main-mise allemande.
Un Turc même, de haute position officielle, et dont je ne veux pas dire le nom, a cru, comme ami personnel, au cours d'une causerie intime, pouvoir se permettre de me dire : « Nous autres Turcs, nous sommes et nous restons, au fond, francophiles et anglophiles sur le domaine de la civilisation, malgré la guerre, et il faudrait vingt ans de travail et de propagande tout autre que celles des méthodes actuelles de la part de l'Allemagne, pour faire changer celte mentalité, si toutefois elle change jamais. » Puis il me rappela les temps passés de l'ère d'anglophilie enthousiaste, quand la foule détela, à la gare de Sirkedji, les chevaux de l'ambassadeur anglais Sir Lowther et le porta sur les épaules : « J'étais alors présent moi-même, et croyez-moi, abstraction faite de la guerre, beaucoup parmi nous ne pensent pas autrement au fond maintenant qu'alors. » Et, s'échauffant par ses réminiscences, il ajouta : « Qu'est-ce au fond que votre ambassade ? Est-ce une ambassade du tout ? Pas de représentations, pas de rapports intimes avec nous, tout au plus par vos agents politiques, pas de charme personnel, seulement brusquerie dans les exigences et une négligence humiliante de l'élément turc. Les Anglais, les Français et les Russes aussi étaient tout autres avec nous ! »
Que l'on ne pense pas que mon interlocuteur eût des sentiments exceptionnels. Il était un vrai Jeune-Turc, allant jusqu'au bout avec le Comité et lui devant sa position très agréable, mais il était en même temps un homme encore jeune qui avait reçu une éducation européenne moderne. La culture française l'avait profondément pénétré comme tout le monde de son genre, et même la guerre mondiale ne changera rien à cela. Il ne faudra que la défaite, et avec la faillite des tendances chauvines d'émancipation des Turcs qui veulent croire qu'ils peuvent se passer de l'aide de l'Europe, avec la chute de tout le système politique actuel, ils redeviendront tous, sans exception, francophiles et anglophiles et haïront fort tout ce qui est allemand. Pour les Magyars, comme parents de race, ils garderont une certaine sympathie, comme réminiscence de la fraternité d'armes et du touranisme. Les Bulgares leur seront indifférents, et avec les Russes, dont ils auront perdu la frousse, ils s'entendront; mais après la grande guerre aucun chemin ne conduira en Allemagne, et tout ce que l'Allemagne obtiendra, d'accord avec les autres puissances de l'Europe, comme champ d'activité culturelle dans la Turquie réduite après la guerre, se heurtera encore pendant des années contre la froideur des relations morales entre Turcs et Allemands. Même ceux qui, par la crainte du puissant voisin du nord, ont cru à la guerre préventive comme à une nécessité, prévoient qu'après la conclusion de la paix, autant que cela sera possible en vue de l'énorme dette contractée envers l'Allemagne, la Turquie préférera se jeter de nouveau dans les bras de l'Angleterre et de la France et mendiera en Amérique les capitaux dont elle aura besoin pour se refaire, rien que pour secouer le joug haï de l'Allemagne. Et dans cette aversion contre l'Allemagne, mille impondérables entrent également en jeu. On s'est déjà rendu compte du côté allemand aussi de ce courant, qui, avec la manie de nationalisation de la vie économique, ouvre vraiment de sombres perspectives à l'avenir allemand en Turquie.
Voilà les sentiments du inonde cultivé. Quant au peuple, au pauvre peuple turc ignorant, il est depuis longtemps prêt à accepter n'importe quelle solution qui le délivre de ses souffrances atroces. Le peuple turc n'a pas l'élasticité mentale, qui fera peut-être persévérer le peuple allemand dans la lutte même quand il verra clairement qu'il se trouve sur le chemin de la défaite finale. L'enjeu, pour lequel il se bat, n'est pas d'aussi grande valeur pour ce peuple de paysans, qui n'a jamais pu vraiment se réjouir de sa vie sous une mauvaise administration rapace, que pour la population d'un pays industriel moderne, qui sent chaque gain et chaque perte politique directement dans son porte-monnaie ; et l'Oriental se fera bien plus facilement à la défaite aussi. Il n'est donc point exagéré de parler déjà d'un désir général de la fin, de la fin à tout prix. Ils ont assez de souffrances, et la capacité de les supporter a ses limites, même dans cette population si facile à sacrifier et abrutie de dévouement. Il n'en est pour cela pas moins vrai que le brave soldat turc, avec une discipline de fer et un dévouement absolu pour son padischah, continuera toujours à défendre la cause perdue jusqu'à la dernière goutte de sang, et cela avec une telle abnégation que tout espoir de voir défaillir l'armée serait une grave erreur. Reste seule possible une révolution militaire purement politique, conduite par les officiers mieux informés et qui en grande partie ne croient plus en la victoire.
Cependant cette persévérance loyale du soldat turc même quand les choses vont évidemment vers la défaite militaire, n'empêche pas que le même soldat, rentré comme paysan dans son foyer, verra dans la pénétration de l'influence européenne, des travaux culturels européens, la seule protection efficace contre une administration arriérée et ruineuse, et que lui, qui a jusqu'à maintenant plus profité matériellement de la seule voie ferrée du « Bagdad » que de toutes les « réformes » officielles, verra sans répugnance l'Europe mettre la main sur son pays. L'écroulement militaire, les changements politiques dramatiques, il les accepterait, lui qui a si longtemps bravement défendu l'empire et le système, avec un pieux « Inchallah ! ». Et, lui qui aujourd'hui, isolé de toute information et complètement analphabète, croit peut-être encore en la victoire du padischah, quand la défaite inattendue sera là, il respirera avec soulagement et comprendra ce qu'elle lui apportera : la délivrance et le bonheur, et avec une forte influence européenne, un bien-être matériel jamais connu !...
Feu le prince héritier Youssouf Izzedine Effendi fut le plus marquant des nombreux hauts personnages qui étaient, de la façon la plus prononcée, hostiles à la guerre et pessimistes. Enver Pacha l'a pour cela fait assassiner, ou peut-être « fait se suicider ». La vérité intégrale sur cette mort tragique sera seulement connue quand les dictateurs du Comité ne seront plus à leur place et la lumière se fera en Turquie par ce fait même. Quoi qu'il en soit, la mort du prince héritier reste un des scandales dramatiques de l'histoire intime turque, et Enver Pacha a sur sa conscience le sang de cet homme, comme de tant d'autres ! Autant qu'il est possible pendant la guerre, l'Europe a ses informations sur ce cas. J'étais à Constantinople quand l'incident se produisit, donc je peux peut-être ajouter quelques détails d'information personnelle. Le monde a appris, à cette occasion sensationnelle, que Youssouf Izzedine, qui vivait depuis des dizaines d'années en une sorte de captivité sous le despotique Abd-ul-Hamid, dans son beau konak de Sindjirlikoujou devant les portes de Constantinople, isolé du monde extérieur, était devenu gravement neurasthénique. Mais ces dernières années, tout en vivant en opposition presque hostile avec les hommes du « Comité » et leur politique, il fit de plus en plus sa réapparition sur la scène, surtout après la reprise d'Andrinople, qu'il visita lui-même solennellement comme délégué de la nation. Pendant les combats de Gallipoli il alla au front pour saluer les soldats, sa santé s'étant beaucoup améliorée. Mais, un beau matin, on le trouva gisant dans une mare de sang dans son appartement, les artères tranchées par un rasoir et la blessure mortelle exactement à la même place et de la même façon que chez son père, sultan Abd-ul-Aziz,la victime d'Abd-ul-Hamid ! Du point de vue politique, le cas de Youssouf Izzedine ne présente plus les moindre doutes ; il ne s'agit plus que de caractériser la morale de son ennemi Enver, de démontrer comment il est devenu plus ou moins directement l'assassin de cet homme tranquille, cultivé, honnête et ardemment patriote qui devait un jour monter sur le trône de l'Empire ottoman.
Certainement le prince Youssouf Izzedine, auquel il devait importer d'assurer l'intégrité de l'héritage de son trône, était, malgré sa neurasthénie, assez homme pour ne pas laisser empiéter sur ses droits. Il a vu dans l'entrée en guerre de la Turquie aux côtés de l'Allemagne la ruine de l'empire, et ses vues étant plus vastes que celles des aventuriers inconsidérés et fanatiques d'esprit si étroit du « Comité», il reconnut dans l'abandon des anciennes traditions hamidiennes et éprouvées de panislamisme une faute funeste qui devait amener l'aliénation des Arabes et compromettre également le khalifat du sultan ottoman et la domination ottomane sur les territoires du sud. Il ne se consolait que très difficilement de la cession de la zone d'Andrinople qui lui importait beaucoup personnellement comme symbole de la renaissance nationale ; et il sentait un profond dégoût personnel contre les parvenus de la trempe d'un Enver et d'un Talaat. Mais abstraction faite de telles divergences de vues et de sympathies et antipathies personnelles, Youssouf Izzedine était et restait un vrai « Osmanli », de sentiments ardemment nationaux, et il ne songeait à rien qu'au bien-être de l'empire et de la patrie. Malgré cela, ou l'a supprimé. Il serait pourtant difficile pour le gouvernement turc de prouver que l'héritier présomptif du trône ait fait contre son pays quelque chose d'autre que de nourrir un sentiment de regret à le voir entraîné à la guerre, et que d'avoir des velléités de conclure une paix séparée honorable à la première occasion. La Turquie officielle elle-même a fait sonder le terrain à différentes reprises, par des délégués envoyés en Suisse et ailleurs, pour savoir si une telle paix séparée ne serait pas possible ; donc elle n'avait pas les moindres raisons de faire un reproche au prince héritier de ce qu'il pouvait être considéré comme un des chefs de ce courant politique qui ne voulait pas manquer une telle chance. Mais il était beaucoup trop intelligent pour ne pas savoir qu'une tentative entreprise dans ce sens, avec l'intention de tomber sur le dos du gouvernement actuel, n'avait pas la moindre chance de succès aussi longtemps que le poing de fer militaire de l'Allemagne pesait sur la Turquie. Mais lorsque de graves revers reconnus dès lors comme inévitables se seraient produits, alors peut-être le Comité pourrait craindre que le prince héritier, mettant en action son influence considérable dans certains milieux et notamment chez les anciens militaires mécontents, puisse lui demander des comptes. Et Enver Pacha, fidèle à sa carrière d'aventurier sans scrupules et habitué à voir du sang ottoman, accroché à sa position aussi lucrative que flatteuse pour son ambition, n'était pas homme à se gêner beaucoup avec un pauvre neurasthénique qui était à sa merci sous le régime actuel de dictature militaire. De sang-froid, il se décida à l'assassinat préventif. Le prince, averti encore à temps du danger qui menaçait sa vie, a alors voulu quitter le pays au dernier moment, pour se rendre en lieu sûr. Déjà, il avait pris les billets pour la Suisse, via Allemagne, pour le train balkanique partant à midi le lendemain, quand on lui défendit le voyage. S'il s'est ensuite désespéré, voyant devant lui la mort certaine dans les mains des créatures d'Enver, s'il s'est trouvé acculé totalement à une impasse, et s'est suicidé lui-même ou s'il fut assassiné, comme des milliers à Constantinople en sont fermement convaincus et comme il semble être confirmé par une histoire peut-être vraie, mais pour le moment impossible à contrôler, d'après laquelle il y eut une rencontre sanglante entre les assassins et la garde du prince, et des morts des deux côtés : on ne saurait encore le dire, mais cela n'a pas trop d'importance. En tout cas, Yousssouf Izzedine a dû payer de son sang son inimitié personnelle avec Enver, mais non quelque acte déloyal; il est une des victimes qui figurent sur la liste de cet assassin. De nombreux noms de médecins, presque tous créatures connus du « Comité » ou facilement gagnés par intimidation, ont mis leur signature sous le protocole de l'autopsie donnant ce verdict : « suicide par neurasthénie inguérissable». Ce fut tout à fait comme dans le cas du sultan Abd-ul-Aziz qui avait perdu la vie dans des circonstances offrant une analogie si frappante — et certainement suspecte — avec ce cas. Mais cela n'a pas empêché un seul homme intelligent à Constantinople de se faire un jugement juste. Le gouvernement turc semble avoir jugé opportun de pouvoir trouver dans la façon de mort choisie, tout à fait analogue à celle de son père, les symptômes d'un fatal ébranlement du système nerveux conduisant à la catastrophe ; or, l'histoire a déjà prononcé son verdict sur ce que fut en réalité la spontanéité de la mort d'Abd-ul-Aziz ! Et les jugements des uns et des autres ne différaient qu'en cela, de savoir s'il avait été assassiné ou forcé au suicide. « On l'a suicidé ! » disait un personnage vieux-turc avec une franchise ironique. Acceptons pour le moment cette version.
Il fut intéressant d'assister aux obsèques du prince héritier. J'ai envoyé dans le temps un article à ce sujet à mon journal. Il contenait quelques allusions bien dissimulées ; mais il ne trouva point grâce devant les yeux de la censure du ministère de Berlin. A la rédaction, on semble alors avoir vu clair : « Nous avons modifié votre article pour en sauver au moins les passages les plus importants », m'écrivit-on de Cologne ; mais l'article mutilé de la sorte fut aussi victime du crayon rouge du censeur diplomatique. Mais comme cela j'avais au moins la satisfaction morale que mon journal, seul de toutes les grandes feuilles qui avaient des correspondants particuliers dans la capitale turque, ne publiait même pas une seule ligne sur l'événement pourtant si sensationnel de la mort tragique du prince héritier turc, car je refusai tout simplement d'écrire autre chose. Ce fut assez démonstratif !
Lorsque, dans le temps, après que la tentative de contre-révolution eut échouée, Mahmoud Chevket Pacha, tombé victime d'un attentat, fut enseveli à Constantinople, le Comité jeune-turc lança des invitations plusieurs jours d'avance à tous les personnages étrangers pour assister aux funérailles; cette fois-ci, par contre, rien de pareil, et surtout l'assistance des représentants de la presse ne fut point sollicitée. Et tandis qu'alors on faisait tout, en ajournant et publiant à plusieurs reprises la date et l'heure des obsèques, en prolongeant autant que possible le parcours que devait suivre le cortège funèbre, pour permettre à une foule de plusieurs milliers d'y assister, on se hâta cette fois-ci d'atteindre avec la dépouille mortelle de l'incident trop sensationnel, en suivant le chemin le plus court, par le parc de Gulhané, le lieu de sépulture, le mausolée de la mosquée du sultan Mahmoud. Du reste, depuis le kiosque de Sindjirlikoujou sur les hauteurs de Mazlak, au delà de Péra, jusqu'à la Pointe du Séraïl, le cercueil avait déjà été transporté d'avance dans le crépuscule par des troupes. Le long de tout le parcours accessible au public, le jour des funérailles, avaient pris place des milliers de policiers et de soldats, et les uniformes pittoresquement colorés des premiers, répartis en groupes de vingt entre chaque série de ministres, députés et hommes du Comité, suivant à pied le cercueil, furent le trait le plus saillant de tout le cortège. J'ai alors pu regarder de tout près le ministre de la Guerre Enver Pacha; l'expression à peine cachée de satisfaction de sa figure ne resta inaperçue pour moi ni pour aucun de mes compagnons. Mais le comble, ce fut la visite que je reçus, à peine rentré chez moi, du secrétaire général du Sénat venu en voiture sans perdre de temps. Avec un zèle qui aurait pu paraître suspect même au plus naïf, il s'offrait pour me raconter toute la vie du défunt, en insistant d'une façon très détaillée sur les faits pourtant déjà si connus de sa maladie nerveuse. Et en rougissant lui-même à cause de son empressement maladroit, il se mettait à ma disposition pour me fournir un récit sur tous les détails et connexions de cet incident pour en écrire « un article comme pas un seul des autres journaux serait à même de publier ». Inutile de dire qu'il n'a jamais été écrit !
Une antre fois cependant, tard en été 1916, Enver Pacha, qui aimait tant à inventer des complots et mouvements politiques pour pouvoir ensuite faire disparaître impunément les personnes qui lui déplaisaient, eut une occasion mieux fondée de réfléchir sur la sécurité de sa position et même de sa vie. Il est maintenant temps de donner de cet homme un portrait d'ensemble un peu plus poussé. Nous avons vu à l'occasion de l'échec de son offensive en Caucase qu'Enver Pacha est démesurément surestimé et méconnu par l'opinion publique en Europe. Cet Enver si fameux n'est pourtant ni un grand chef politique, ni un stratège de première classe, ni un excellent organisateur; sous ce dernier rapport, il est de loin surpassé par le fameux Djemal Pacha. Au point de vue militaire, ses qualités positives sont son courage personnel, son optimisme à toute épreuve, source d'initiative ne reculant jamais devant les responsabilités, beaucoup de sang-froid inspirant la confiance à ses subordonnés, et une grande ténacité ; mais pas de capacité de jugement, ni de la sagesse à peser les questions et de grandes conceptions. Et du point de vue allemand sa plus grande valeur a consisté en ce qu'il a toujours résolument et sans hésitation suivi les Puissances centrales, et, avec sa grande facilité d'adaptation, n'a pas reculé devant les innovations les plus tranchantes. Mais ce sont justement ces qualités qui lui ont créé beaucoup d'ennemis parmi le peuple et les anciens militaires. Au point de vue purement personnel, Enver Pacha, en dépit de tout ce que les journalistes enchantés par cet instrument docile du militarisme allemand peuvent débiter de flagorneries, est un des sujets les plus dégoûtants que la Turquie ait produits. Son extérieur ne répond même pas à l'image que l'on se fait de cet homme en général en Allemagne, d'après tous les récits louangeurs et les photographies faussées par la retouche ; petit de taille, avec un visage très insignifiant, il a l'air — d'après l'expression même d'un de mes confrères à Constantinople — « plutôt d'un garçon jardinier que d'un Vice-Généralissime » ; et qui a jamais, comme moi si souvent, vu de très près cet homme, éprouvera de la répugnance pour ce regard vaniteux et faux qui le caractérise. Il fut franchement pénible d'écouter Enver lire, à la Chambre et au Sénat, son rapport sur les combats de Gallipoli, après la retraite anglo-française ; très mauvais orateur, la voix faible continuellement hésitante, un ton hautain de dictateur... son troisième mot était toujours un « Moi » ; et même la presse turque accueillit assez froidement ce discours parlementaire. En même temps Enver est un des plus grands menteurs à froid qu'on puisse imaginer ; à maintes reprises, il n'avait pas du tout besoin de dire au Parlement certaines choses, de donner certaines promesses, mais il semble qu'il éprouvait toujours une joie cynique à faire sentir à la population et au Parlement le profond mépris qu'il avait à leur égard. Que put-on penser lorsque vers la fin 1916, lors des délibérations à la Chambre du projet de loi sur le service militaire des personnes qui avaient payé la taxe d'exonération (le « bédel »), il donna, sans en être prié, l'assurance solennelle devant les députés qu'il ne songeait nullement à convoquer certaines classes, avant que le projet de loi fût voté, et qu'il allait montrer qu'il était prêt à ménager autant que possible, lors des nouvelles convocations, la vie économique du pays: or, exactement deux heures après ce discours, le tambour militaire sonnait dans toutes les rues de Péra et de Stamboul, convoquant précisément les classes dont il n'était pas encore autorisé à disposer et qu'il avait promis de ménager encore, parce que leur convocation, les arrachant à leur métier, désorganisait complètement la vie déjà si stagnante. C'était du reste l'avis de Talaat qui opposait une forte résistance au projet d'Enver, présenté par ordre de l'état-major de Berlin, mais qui dut en ce cas céder puisqu'il s'agissait d'une nécessité militaire. Quand Enver promettait quelque chose au Parlement, — telle était à la fin l'opinion générale — on pouvait être certain que juste le contraire de ce qu'il avait dit deviendrait la réalité. Enver s'est acquis la réputation d'un menteur et d'un assassin aux yeux de tous ceux qui ne marchent pas avec le Comité. Et même l'intégrité personnelle dans les questions d'argent lui fait défaut d'une façon honteuse comparativement avec Talaat, qui est au moins assez intelligent pour sauver les apparences et se tenir personnellement sur le second plan. Elle est assez généralement connue à Constantinople, la manière dont il s'est approprié, en abusant de ses pouvoirs de dictateur militaire, des biens d'une valeur de plusieurs millions de livres, et comment il a empoché des millions même des crédits militaires de l'Allemagne, évalués, par des sources turques bien informées et aussi d'après une source allemande que je ne veux pas nommer, à pas moins de 40 millions de marks jusqu'en hiver 1915-16 ! On sait aussi que ce fils d'un conducteur des Ponts et Chaussées, avec six cents piastres d'appointements mensuels, lui, dont la mère — comme on m'assurait dans des milieux turcs — avait exercé à Stamboul le métier si méprisé de laveuse de cadavres, vit maintenant dans son konak avec un luxe princier, avec des fleurs, de l'or et argent sur la table, après avoir épousé une laide princesse par ambition. C'est cela le vrai portrait de ce « favori » gâté des Jeunes-Turcs et dernièrement aussi de tant de dames allemandes exaltées, éblouies par sa carrière d'aventurier et son nimbe soutenu par tous les moyens de réclame !
Le caractère d'Enver lui a valu des aversions personnelles, et même des inimitiés cachées mais implacables dans les milieux du « Comité», chez ses partisans politiques marchant absolument dans la même direction. De ses relations avec Djemal Pacha, qui lui est bien supérieur en intelligence, nous avons déjà parlé; nous parlerons encore de celles avec Talaat. Dans le monde des anciens militaires, qui déjà avant la guerre avaient été brusqués, négligés et jetés par centaines sur le pavé avec une petite pension rien que pour leurs sentiments politiques divergents, le ministre de la Guerre était franchement haï. Une très grande partie de ces militaires avaient les mômes opinions politiques que feu le prince héritier et pensaient sur la guerre mondiale comme nous l'avons indiqué. Et avec une profonde indignation on dénonçait Enver comme instrument trop docile de l'Allemagne, et trop prêt à sacrifier la jeunesse ottomane sur les lointains champs de bataille de Galicie sur un avis de l'état-major allemand pour une cause déjà au fond perdue, tandis qu'il était incapable de protéger même le sol de la patrie de l'invasion et de l'émiettement, malgré tous les efforts, et ouvrait enfin à l'intérieur de la Turquie toutes les portes à l'influence allemande. En Turquie, comme nous disions, des mouvements politiques ont presque toujours les militaires comme foyer et non le peuple. Et en effet nous avons eu à enregistrer, en automne 1916, une tentative de révolution militaire. Par hasard ou par une dénonciation Enver Pacha en fut averti à temps, et le nombre des personnes compromises et arrêtées, anciens militaires et personnages vieux-turcs marchant politiquement avec eux, atteignit six cents rien qu'à Constantinople. A la tête du mouvement qui visait à éliminer par la force Enver Pacha, était le commandant Yacoub Djemil Bey. Pendant tout le cours de l'été 1916, la position d'Enver était considérée comme chancelante ; la connaissance de son avidité pour l'argent, son manque de tact, sa brutalité sans égards, lui avaient attiré l'inimitié de vastes milieux, et beaucoup de personnes croyaient qu'il serait forcé sous peu à se retirer. Outre cela, un conflit profond quoique clandestin régnait entre lui et Talaat, ce vrai chef de la Turquie et homme d'Etat de beaucoup le plus éminent; et ce fut plus qu'une aversion personnelle habilement cachée. On peut même parler d'une secrète lutte pour le pouvoir suprême entre les deux hommes. Vers la fin mai, la crise était même devenue assez aiguë, malgré que les apparences fussent naturellement sauvées et que seulement des milieux bien au courant des choses politiques se fussent aperçus de quelque chose. Enver fut alors obligé de rentrer en toute hâte de l'Irak où il se trouvait avec le chef d'état-major et l'attaché militaire allemands, pour parer au danger. Dans les cercles informés on croyait alors que la crise allait éclater ouvertement entre les deux hommes; mais Talaat fut cette fois-ci comme toujours le plus prudent des deux; il sentit que malgré sa plus grande influence et sa supériorité il risquait d'avoir le dessous contre En-ver qui disposait de l'armée, et que dans ce cas il pouvait être sûr de perdre la vie, vu les habitudes d'assassin d'Enver ; donc il ajourna la lutte finale. Talaat était aussi trop patriote pour avoir poussé les choses à la rupture ouverte au milieu de toutes les difficultés de la guerre. Il disparut pour peu de temps en tournée d'inspection dans le vilayet d'Angora, et tout resta comme avant. Mais le conflit continue à exister d'une façon latente. Enver cependant est attaché à sa position avec une ambition sans bornes, mais, dépourvu du vrai sens de l'honneur, il a démontré, rien que par la manière dont il procéda envers les instigateurs de ce complot, qu'il ne cédera qu'à la force et que jamais la critique de ses collègues ou de l'opinion turque ne le déterminerait à quitter son poste. Ne se laissant intimider par aucune considération, malgré l'opinion exprimée par beaucoup de gens qu'il risquerait sa vie s'il sévissait encore contre les anciens militaires, il fit tout simplement pendre Djemil Bey et envoya dans la ligne de feu la plus avancée tous ses partisans, en grande partie des anciens officiers supérieurs et des personnages de marque, après les avoir dégradés et mis dans le rang des compagnies de discipline.
La chute d'Enver ne changerait pas grand-chose au régime jeune-turc en soi, mais elle lui enlèverait beaucoup de sa brutalité inconsidérée et ferait disparaître de la scène son plus dégoûtant représentant. Elle serait aussi un grave coup pour l'Allemagne militariste qui continue à pousser la Turquie sans pitié au suicide, et permettrait à Djemal Pacha qui n'a aucune sympathie pour l'Allemagne d'arriver au premier plan. Pour la politique intérieure, la chute d'Enver signifierait la domination exclusive de Talaat, davantage encore que ce n'est déjà le cas par sa nomination de grand vizir. Talaat, qui est un homme d'Etat au fond bien moins inconsidéré et beaucoup plus intelligent, continuerait, il est vrai, à s'adonner à ses idées chauvines sur le domaine de la politique de race, mais au moins il ne veut pas un régime de terreur militaire. L'élimination d'Enver est dans le domaine des proches possibilités dès que les nouvelles opérations britanniques en Mésopotamie et en Palestine auront été couronnées d'un plein succès, car alors tout le monde en Turquie va reconnaître que ce fut Enver Pacha, ce domestique de l'Allemagne, optimiste inconsidéré et stratège très médiocre, qui est le principal fautif de l'émiettement irréparable de l'Empire ottoman !
L'antagonisme entre Enver et Talaat auquel nous venons de faire allusion nous fournit l'occasion de nous occuper encore un peu du caractère de Talaat, maintenant devenu pacha et grand vizir. En qualité de ministre de l'Intérieur, cet homme, de beaucoup le plus important de la Turquie moderne, a dirigé entièrement les destins de son pays pendant la guerre mondiale, sauf dans les affaires d'ordre purement militaires, comme souverain non-couronné. Et c'est lui qui est l'auteur réel de toute la politique intérieure. Sérieux et pondéré, assez dépourvu d'optimisme léger, et doué de beaucoup de jugement, il se distingue favorablement d'Enver Pacha, qui possède le contraire de ces qualités. Une intelligence vraiment extraordinaire, une connaissance des hommes énorme, une excellente capacité d'organisation et une énergie de fer, se basant sur sa haute autorité personnelle, avec cela beaucoup de prudence et de réserve et un froid calcul des possibilités, bref toutes les qualités d'un vrai homme d'Etat le posent bien au-dessus de tous ses collaborateurs. Il serait injuste de mettre en doute son haut patriotisme et l'honnêteté de ses opinions et intentions. Le caractère de Talaat est tel que j'ai entendu même des Arméniens, victimes de sa propre politique de persécution, s'exprimer en termes de respect à son sujet, et que j'ai même appris que sans la prudence et la réserve de Talaat les actes de la clique du Comité seraient encore devenus bien pires. Mais toutes ses hautes qualités intellectuelles n'ont pas empêché Talaat aussi d'agir en toute circonstance en suivant seulement la folie chauvine et bornée du panturquisme, imbibé de fanatisme de race qui a étouffé tout sentiment plus noble. Talaat est trop méthodique et intelligent pour ne pas vouloir éviter des brutalités intentionnelles, mais, dans la pratique, son système appliqué avec une rigueur inflexible n'est pas moins brutal que celui d'Enver Pacha qui est d'une brutalité plus instinctive. Et tant qu'il s'adapte extérieurement aux méthodes modernes européennes et en sait tirer du profit, l'éthique de son système n'en reste pas moins celle de l'Asie centrale. Quand Talaat parle au Comité, il n'éprouve presque jamais la moindre opposition ou plutôt il a d'avance tellement bien préparé ses hommes qu'il peut se tenir en apparence au second plan et dire modestement qu'il se range du côté de la majorité ; et sauf pour quelques questions purement militaires — comme dans l'exemple que nous venons de citer — on a jusqu'à maintenant toujours fait ce qu'il a proposé au Parlement. Comparé avec cet homme dont l'œil luisant, les épaules larges et la poitrine massive, le crâne fortement modelé et la santé exubérante indiquent déjà de loin toute l'indomptable énergie du dictateur, le sultan Mehmed V, « El Ghazi » (le héros), dégénéré, bonhomme et de prédispositions épileptiques, n'est qu'une ombre sans volonté. Mais en reconnaissant sans réserves les grandes capacités de Talaat, nous voulons seulement souligner davantage que c'est lui qui doit être tenu responsable avant tous les autres pour tout ce qui se passe actuellement en Turquie, autant qu'il ne s'agit pas d'affaire purement militaire. L'esprit qui règne dans la Turquie d'aujourd'hui, l'esprit de chauvinisme panturquiste, c'est l'esprit de Talaat. Les persécutions des Arméniens, c'est sa propre œuvre. Et quand un jour l'effroyable compte des crimes sera soumis à la Turquie du « Comité Union et Progrès » pour être réglé, que l'Europe juge et vengeur de la civilisation outragée s'en tienne en première ligne à Talaat Pacha, bien plus qu'à Enver beaucoup plus insignifiant!
Toutes les hautes qualités de Talaat n'empêchent cependant pas qu'aussi chez ce vrai dirigeant de la Turquie, chez cet homme le plus haut placé à côté du sultan, une chose se fasse remarquer à chaque pas, une chose qui est très caractéristique de toute la clique des hommes du Comité exerçant aujourd'hui le pouvoir dictatorial : ce sont les marques distinctives du parvenu. Partout nous les retrouvons chez ces anciens aventuriers et hommes politiques actuels, créatures devenues riches tout récemment par des abus — je rappelle seulement les réquisitions ! — et par le lucratif attachement à la clique dominante. Il est vrai qu'on voit aussi quelque peu de têtes de bonne race, qui se sont rangées du côté du Comité par calcul, mais elles sont très rares. Et pour ces quelques exceptions, la moyenne des Jeunes-Turcs du gouvernement fait une impression d'infériorité d'autant plus prononcée. Leur passé est le plus souvent obscur et riche en péripéties aventureuses. Personne ne saurait certes imputer à Talaat par exemple, qui a atteint la plus haute position de tous, le fait qu'il a eu d'abord à monter de la position très modeste d'un facteur des postes et conducteur des courriers entre Andrinople et la capitale, par les stages intermédiaires de secrétaire des télégraphes, dans la carrière postale ; au contraire, une telle énergie et une telle preuve d'intelligence ne sauraient être assez louées. Mais pour Talaat le cas est relativement favorable, et ce n'est très souvent pas autant la basse couche sociale d'où ils proviennent, que le manque absolu d'éducation historique et politique, qui laisse apparaître sous un jour si défavorable et peu aptes à un si grand rôle les dirigeants actuels de la Turquie. Certainement il doit être très désagréable que par exemple un homme comme le fameux correspondant de la Gazette de Francfort et agent politique, M. Paul Weiz, se puisse vanter avec un certain fondement d'avoir encore donné dans le temps des pourboires à tel et tel homme du Comité, quand il était encore dans un emploi des plus modestes; et il n'est pas étonnant dans de telles circonstances qu'il fût si facile à l'Allemagne de les influencer ! Jusqu'à ce jour une provenance si modeste est restée une entrave au point de vue social même pour un homme comme Talaat Pacha, qui se sent parfois, malgré toute sa jovialité et sa conscience du pouvoir, si peu à la hauteur de ses devoirs officiels de représentation qu'il préfère plutôt les éviter. La conscience de celte trop modeste extraction est une des raisons pour lesquelles il a si longtemps hésité à assumer le poste de grand vizir — on eu parlait déjà avec persistance en été 1915. S'il s'y est malgré cela décidé ensuite, ce n'est que la conséquence logique du système de nationalisation à outrance qui, en supprimant et éliminant tous les éléments pas purement turcs, devait aussi éloigner du gouvernement l'élément égyptien — le prince Halim Saïd, l'ancien grand vizir, est égyptien, ainsi que son frère, le ministre des Travaux Publics également démissionnaire, Abbas Saïd. Mais nous pouvons enregistrer des cas encore bien plus marqués de disproportion entre la provenance, l'éducation sociale et la position gouvernementale actuelle, chez certains hommes du Comité ; je ne veux citer comme seul exemple que le directeur général de la presse, Hikmet Bey, que Péra continue de surnommer méchamment le « sutdji » (laitier). Certes, on ne peut pas plus lui reprocher cela que dans le cas de Talaat, — mais enfin, il avait lui-même tenu encore la laiterie de son père dans la rue Tépé Bachi, à Péra, avant de se lancer dans la politique par son adhésion zélée au comité révolutionnaire jeune-turc de Salonique. Quelquefois, cependant, il semble que des défauts bien pires qu'une infériorité sociale sont dus à la provenance de basse couche ; c'est ainsi que peut-êlre s'expliquent les instincts sanguinaires de Djemal Pacha du fait que son grand-père aété le bourreau officiel du sultan Mahmoud ; et son fils, père de l'actuel Djemal Pacha, avait encore conservé le surnom populaire de « bourreau » ! Il suffit du reste de jeter une fois un coup d'oeil sur les Jeunes-Turcs qui jouent aujourd'hui le rôle dominant, avec officiers allemands introduits provisoirement, moyennant des cotisations réduites, dans le « Club de Constantinople. » Ici, comme au « Cercle d'Orient » encore plus exclusif, et pendant les mois d'été au « Yachting Club » de Prinkipo, on trouve des individus, appartenant au Comité jeune-turc, dont il est impossible de méconnaître à première vue la basse provenance sociale et le manque d'éducation. Talaat, qui est lui-même président de ce club, sait placer comme membres ses partisans, sans que jamais le ballottage puisse être négatif. Des gens qui autrefois ne savaient même pas ce que c'est qu'un club international, et qui, d'après leur milieu social, avaient peut-être pu pénétrer jusque dans le vestibule d'un de ces clubs pour parler au concierge, peuvent se permettre maintenant, enrichis par la corruption de la clique et l'ingénieux système des réquisitions, de poser tous les soirs comme «clubmen» et de risquer des centaines de livres turques au poker. Une seule vue rapide de ce qui se passe dans un de ces trois clubs, autrefois foyers d'agréable sociabilité de l'élite européenne, suffit déjàà juger quelle classe de parvenus dégénérés et avides règne aujourd'hui sur la pauvre Turquie saignée et épuisée. On y éprouve vraiment une profonde pitié pour ce malheureux pays !
Les Turcs de bonne famille se sentent dégoûtés de ce milieu de parvenus. J'ai causé avec maints vieux pachas et sénateurs, vrais représentants de l'aristocratie vieille-turque fine et aimable, et j'ai toujours entendu des mots de dégoût au sujet des hommes du Comité, et cela en toute abstraction des sentiments politiques divergents. Il y a tout un monde turc distingué à Constantinople qui boycotte complètement Enver Pacha et ses pareils, tout en étant obligé d'obéir à leurs caprices. «Je ne connais pas du tout Enver», ou «Je ne connais pas ces gens-là », on peut souvent entendre ces expressions avec une mine d'indescriptible dédain. Et dans tous ces cas c'est surtout la note purement personnelle, la provenance, l'éducation et le caractère, qui leur répugne. Du point de vue culturel et social, l'abîme entre les deux camps est encore bien plus profond que du point de vue purement politique. Car ces mêmes gens s'arrangent pourtant assez souvent, si à contre cœur soit-il, pour assumer leur part de responsabilité, au moins apparente, pour la politique actuelle, comme sénateurs. Ils ne peuvent pas faire autrement, il est vrai, parce qu'ils risqueraient d'être jetés sur le pavé sans argent par la clique d'Enver. C'est ainsi qu'il se fait qu'avec quelque peu d'exceptions aujourd'hui les sénateurs aussi, tout en ne jouissant d'aucune importance pratique, moins encore que les députés, sont à la remorque du Comité, sans volonté propre aucune. L'opposition quelque peu doctrinaire, quoique brave et honnête, d'un Ahmed Riza Bey a presque aussi peu d'importance. Enver Pacha a pu se permettre une fois, mi-décembre 1916, de jeter à la tête de Riza Bey, au Sénat, l'insulte : «Chien insolent!», sans être rappelé à l'ordre par le président ! Et les députés de la Chambre, avec encore moins d'exceptions que les sénateurs, dont un ou deux seulement sont honnêtes, sont purement et simplement les domestiques d'Enver et de Talaat. Ce n'est rien qu'une clique payée qui s'appelle la Chambre. Dans d'autres pays belligérants, le râle de la Chambre est peut-être tombé au niveau du ridicule ; en Turquie, elle s'est faite l'instrument docile du crime. Pourtant Enver fait sentir journellement, avec un cynisme ironique et à peine caché, son mépris absolu pour ces mêmes domestiques et parasites qui, en qualité de députés, se prêtent journellement aux volontés du dictateur militaire. Et voilà la représentation du peuple ottoman en guerre mondiale !
Harry Stuermer
Deux ans de guerre à Constantinople, études de Morale et Politique Allemandes et Jeunes-Turques
Paris, Payot, 1917.