Pour mieux comprendre qu'un journaliste allemand, correspondant d'un grand journal national comme la Gazette de Cologne, ait pu publier un tel ouvrage, et aussi pour réfuter d'avance les furieuses attaques personnelles qui ne manqueront pas, et qui pourraient, faute d'éclaircissement, porter atteinte à la valeur de cette publication comme document indépendant et non influencé, l'auteur a jugé indispensable de raconter brièvement, sous forme d'annexé, ses expériences personnelles pendant son séjour en Turquie, le rôle qu'il a joué à Constantinople, les circonstances dans lesquelles il a quitté le pays, et comment il s'est décidé à publier ces pages.
J'ai accepté dans le temps le poste de correspondant de la Gazette de Cologne pour la Turquie, malgré que j'aie toujours été contre la Weltpolitik du style actuel (non contre une expansion et activité économique et culturelle allemande à l'étranger !) et contre tout militarisme. On ne pouvait du reste pas s'attendre à autre chose de la part d'un homme qui a étudié la politique coloniale et l'histoire mondiale sans préjugés et a passé plusieurs années en voyages d études dans des colonies africaines allemandes, françaises et anglaises. J'ai accepté ce poste tout en étant convaincu que l'Allemagne a causé d'une façon criminelle la guerre mondiale. Je dois dire du reste que mon « antimilitarisme » n'est nullement doctrinaire, mais se rapporte seulement aux conditions de la vie civilisée des nations européennes. Qu'en soit la preuve le fait que moi-même j'ai participé, en 1904, comme volontaire, à la campagne coloniale contre les Héréros en Afrique sud-occidentale allemande. Ce que je cherchais sur le sol de la Turquie, c'était, conformément à mes prédilections extra-européennes, un champ de travail moins absorbé par le militarisme allemand, et l'occasion de faire des études indépendantes, et j'espère que personne ne m'en voudra de ce que je n'ai pas refusé une telle chance, si rare pendant la guerre, malgré mes idées politiques. Une fois arrivé en Turquie, j'ai observé, au commencement, une attitude extrêmement réservée, pour me former mon opinion ; mais en même temps je me suis efforcé autant que possible de remplir loyalement la tâche que j'avais assumée vis-à-vis de mon journal. Malgré tout ce que je devais ensuite voir dans ce pays, j'ai à peu près réussi à me tirer d'affaire, jusqu'au jour où ma femme, écœurée par les inhumaines persécutions des Arméniens, me jeta à la figure la malédiction contre l'Allemagne, ma patrie. Depuis ce moment, moi aussi je devins l'ennemi de l'Allemagne d'aujourd'hui et pensai déjà a publier un jour toute la vérité sur son système. Jusqu'alors je m'étais borné; ne jamais écrire un seul mol en faveur de cette guerre, comme on peut le voir en relisant mes articles dans la Gazette de Cologne, datés de Constantinople en 1915/1916, sous la vignette représentant un petit bateau à vapeur. Il a fallu que cette scène dramatique avec l'Arménien torturé en plein Péra, qui m'a définitivement aliéné à la cause allemande, tombât immédiatement après la lin d'une grave crise dans mes relations avec le grand Quartier Général turco-allemand. Quelques allusions que j'avais osées contre la corruption, le cynisme et le chauvinisme turcs, publiées dans une série d'articles depuis le 15 février 1916, sous le titre « Türkische Wirtschafts-fragen », dans la Gazette de Cologne, autant que cela avait été possible, malgré la censure très rigoureuse, en avaient fourni la cause. On comprendra facilement que le Quartier Général commença à sévir contre un journaliste, dont les articles arrivaient un jour au bureau de la Presse, reproduits dans le Matin avec des grosses manchettes sous le titre : «La situation en Turquie jugée insupportable par un journaliste allemand, » et réapparaissaient encore le 1er juin dans le Journal des Balkans. A trois reprise, on annonça mon expulsion immédiate à l'ambassade d'Allemagne. Mon journal dut envoyer à Constantinople un homme de confiance chargé de faire une enquête. Il y resta tout un mois et posa à la fin la question de confiance, ce qui me permit de rester malgré tout. Mais le fait que ce même journaliste, qui avait écrit de tels articles, était marié à une Tchèque, était trop pour les confrères qui allaient à la mangeoire de l'ambassade ou du Comité jeune-turc. Tous, et surtout le correspondant du Berliner Tageblatt, glorifiaient sans réserve toute la politique du « Comité, » bien qu'elle fût contraire à leur propre conviction, pour s'assurer des avantages matériels ou pour leur position. J'ai appris beaucoup de détails comiques surtout sur une séance nocturne qu'ont tenue mes collègues de la presse à Péra, et au cours de laquelle j'ai été stigmatisé comme « nuisible à la cause allemande» et devais par conséquent « être supprimé, » et où ma femme — bien trop jeune pour s'occuper de politique — fut caractérisée comme « espionne russe, » peut-être parce que, dans la fierté bien fondée de sa race et dégoûtée de ce qu'elle voyait, elle n'avait jamais sollicité les sympathies de la colonie allemande. La période des intrigues contre moi commença alors. Elles ne pouvaient rien, bien que les choses allassent si loin que je fus même dénoncé au « Département de contre-espionnage » du grand état-major de Berlin. Toutefois, mon journal, après m'avoir fait rendre pleine satisfaction morale et insisté avec succès pour que je pusse rester à mon poste malgré tout, a cru bon ensuite de me recommander un changement de scène de mon propre gré, et m'offrait un nouvel emploi à la rédaction de Cologne. Mais j'avais déjà irréparablement rompu avec l'Allemagne dans mon for intérieur, ou plutôt avec la politique de mon pays, et il me fut moralement tout à fait impossible, après tout ce que j'avais vu et ce que je savais, d'écrire encore un seul mot à la table de rédaction, et ainsi je déclinais de venir à Cologne, demandant au contraire un congé à partir du 1er octobre 1916 jusqu'à la fin de la guerre pour des raisons de santé (par télégramme de Constantinople de mi-août). Il me fut accordé avec regrets. Arrivé en Suisse le 7 février 1917, je donnais ma démission formelle de membre de la rédaction de la Gazette de Cologne, et il fut arrangé par consentement mutuel que la date où j'avais quitté les services de mon journal, serait fixée au 1er octobre 1916. La Gazette de Cologne n'a pas envoyé un autre correspondant à Constantinople après ma démission, se contentant d'un service secondaire, parce que la censure turque y rendait tout travail utile impossible. Je tiens à dire à ce propos que ni les intrigues contre moi, ni la crise que j'avais eue avec le Quartier Général, ni mon départ de Constantinople ne m'ont causé le moindre préjudice, ni moralement, ni financièrement, et que toutes ces circonstances n'ont, par conséquence, absolument rien à faire avec ma publication. Qu'on ne pense pas que c'est peut-être une rancune qui m'aurait déterminé à une telle attitude pleine de graves conséquences pour moi. Les machinations de confrères chauvins et pleins de louches ambitions qui ont été intentées contre moi n'ont pas moins échoué que les efforts de m'éloigner comme « nuisible à la cause allemande»; j'ai pour cela les preuves écrites de la part de mon directeur, de même que pour la spontanéité de ma démission, et j'envisage avec une tranquillité absolue les diffamations personnelles qui ne manqueront certainement pas, pour des raisons politiques. J'étais assez indépendant pour pouvoir me consoler facilement de la perte de mon poste à Constantinople, et si j'ai tenu à le conserver après le commencement de la crise avec le Quartier Général, c'était uniquement parce que je voulais continuer d'être, comme correspondant d'un journal, en possession de toutes informations et étudier si possible jusqu'à la fin quel cours prendraient les événements dans cette Turquie qui m'intéressait tant. Mais dès que je vis que cela n'allait pas réussir, je déclinai sans hésitation, même deux fois, d'abord par lettre et ensuite par télégramme, l'offre d'aller rejoindre mon nouveau poste à Cologne, incapable de simuler des sentiments contraires à ceux que j'éprouvais, et préférant rester à Constantinople pour mon propre compte. Au fonds j'étais très content que le conflit finît ainsi, car de cette façon je retrouvais enfin ma pleine liberté de dire et d'écrire ce que je pensais et sentais.
Le fait que je restai à Constantinople encore pendant trois mois comme observateur indépendant, ne passa naturellement point inaperçu des autorités allemandes dans cette ville, et après avoir déjà déclaré clans le temps au ministère des Affaires étrangères qu'«une collaboration utile entre la représentation allemande et le correspondant de la Gazette de Cologne n'était dorénavant plus possible », elles devaient voir dans ce séjour prolongé quelque chose qui leur déplaisait fortement, parce qu'on essaya de m'éloigner de la Turquie par la voie d'une nouvelle convocation militaire. Mais ce fut en vain avec moi dont la santé avait été gravement éprouvée par la participation à la campagne russe et qui n'étais plus, d'après le certificat médical, habitué au climat de l'Allemagne, à la suite d'un long séjour en Afrique. Pour se débarrasser de moi à Constantinople, il fallut bon gré, mal gré, d'autres concessions. Donc, après s'être entretenu avec le nouvel ambassadeur, M. le consul général me demanda si je ne voudrais pas aller en Suisse pour rétablir ma santé, d'autant plus que mon expulsion par les Turcs était à redouter immédiatement. Sans doute, on craignait de moi, qui jouissais d'une réputation de plus en plus mauvaise chez les autorités allemandes à cause de mes sentiments à peine cachés, une publication documentée sur place le premier jour où un changement de régime en Turquie ou un relâchement de la censure de guerre me l'aurait rendue possible; on croyait que les mesures de surveillance à la frontière suffi-raient bien pour m'empêcher de prendre des notes politiques quelconques avec moi. Ce fut en réalité le cas, ayant préféré brûler, le jour avant mon départ, toutes les notes collectionnées avec tant de zèle et qui auraient formé une accusation bien plus documentée et efficace que ces quelques pages contre la saleté morale du système germano-jeune-turc. Mais aucun contrôle de frontière, si sévère fût-il, n'a pu m'empêcher d'emporter avec moi, exemptes de toute censure, mes impressions, ma conviction acquise en un conflit douloureux entre ma loyauté comme Allemand, mes devoirs assumés et ma personnalité et conscience. J'ai eu ensuite encore des difficultés extrêmes et n'ai pas été retenu moins de dix-sept jours à la frontière germano-suisse, avant de pouvoir mettre le pied dans ce pays. Et ce ne fut que grâce à la possibilité que j'eus d'insister par un télégramme adressé directement au chancelier de l'Empire, sur l'assurance du consul général à Constantinople qu'on ne mettrait pas d'obstacle pour des raisons politiques à mon voyage en Suisse — autorisé, après divers certificats de médecins, par le bureau allemand des passeports à Vienne ainsi que par mon bureau de contrôle militaire— que je l'ai emporté à la fin dans une dure lutte contre l'état-major de Berlin et fus autorisé à franchir la frontière. Je dois à la vérité de dire ici que les plus hautes autorités civiles allemandes et notamment celles du ministère des Affaires Etrangères ont toujours et jusqu'à la fin été très aimables et correctes avec moi. J'ai dû pour cette seule raison encore lutter péniblement contre moi-même, quand je me trouvais déjà en territoire suisse, avant de me mettre à l'œuvre pour écrire mes impressions et mes idées sur les méthodes politiques turco-allemandes. Et en me décidant à les rendre publiques, c'est avec le regret le plus sincère que ma conscience humaine et politique ne m'ait point permis de me taire sur ce que j'ai vu du système allemand et turc, par égard pour les autorités allemandes et en récompense de leur altitude correcte.
Dr HARRY STUERMER.
Harry Stuermer
Deux ans de guerre à Constantinople, études de Morale et Politique Allemandes et Jeunes-Turques
Paris, Payot, 1917.