Né en 1869 en Alsace, Jacques-Emile Sontag entre chez les Lazaristes en 1883 et part en Perse en 1895 comme missionnaire. En 1897, il prend la direction de la maison lazariste de Téhéran et sera nommé en 1910 délégué apostolique pour les Orientaux et archevêque latin d’Ispahan. Il choisit de résider à Ourmiah parmi les Assyros-chaldéens où il restera durant le guerre.
Monseigneur Sontag est assassiné en 1918, alors que se produisent les derniers massacres assyro-chaldéens.
Ourmiah, 17 octobre 1915
Monsieur et Très Honoré Père,
Je puis enfin vous adresser une petite relation sur les tristes événements de cette année terrible.
Comme vous le savez, les troupes russes ont pris en 1911 possession de l'Azerbaïdjan. Alors que les chrétiens s'en réjouissaient, les musulmans le regrettaient amèrement. Aussi bien, la guerre européenne semblait-elle à ces derniers le moment propice pour secouer le joug étranger. A cet effet ils s'entendirent avec les Turco-Kurdes qui, dès le mois d'octobre de l'année dernière1, se jetèrent sur plusieurs villages chrétiens qu'ils réduisirent en cendres. Nous perdîmes ainsi deux églises, une troisième, toute en pierre fut seulement pillée.
La ville était quelque peu menacée, mais comme les Russes ont reçu du renfort, les hordes kurdes prirent la fuite durant la nuit pour revenir plus nombreuses au mois de décembre. Ici encore, nos Alliés leur firent subir de lourdes pertes, quand arriva l'ordre de se retirer: le Caucase paraissait menacé. Vous ne sauriez, mon Père, vous imaginer la consternation des chrétiens. Ceux qui le purent, partirent avec les Russes : parmi ceux qui restèrent, les uns se réfugièrent dans les villages musulmans, les autres, en plus grand nombre vinrent en ville demander asile à la Mission américaine et à la nôtre. Les protestants ont ainsi hébergé, dans trois vastes établissements de huit mille à dix mille personnes, et nous, conjointement avec les Sœurs, environ trois mille cinq cents. Durant les cinq premiers mois qu'a duré la réclusion, les premiers ont dépensé 165 000 francs pour frais de pain et jusqu'à l'heure actuelle, ils ont reçu 300 000 francs pour ces pauvres chrétiens2. Quant à nous, nous avons dû y aller beaucoup plus modestement; nous avons cependant distribué journellement cinq cents pains et deux cents portions.
Mais n'aurions-nous pas dû partir avec nos Alliés? La prudence humaine nous le conseillait. Alors que sous le régime précédent, les nationaux des pays belligérants avaient été expulsés, il semblait que le même sort devait nous être réservé. Mais le «percute pastorem et dispergentur oves gregis» («Frappe le berger et les brebis seront dispersées.» Zach 13,7; Mat. 26,31) nous revenait instinctivement à l'esprit, puis nous comptions sur la protection divine et la bonté de notre cause. L'événement nous a donné raison. Comme notre Mission s'est toujours contentée de remplir ses fonctions charitables sans se mêler des affaires politiques, nous avons trouvé des défenseurs dans les personnages persans. Peut-être aussi ces derniers songeaient-ils que nous pourrions leur être de quelque utilité quand les Russes reviendraient dans le pays. Quoi qu'il en soit, nous sommes restés et nous sommes heureux d'être restés, bien que l'épreuve ait été longue et pénible. Nous avons ainsi sauvé la vie à des milliers de chrétiens, nous avons surtout assuré le salut à ceux que la mort nous a ravis.
A peine les Russes eurent-ils quitté le pays3, que les musulmans irrités, exaspérés pour des motifs divers, se sont jetés sur des villages chrétiens massacrant les retardataires, outrageant et enlevant les femmes et les filles, emportant tout ce qui était transportable, brisant et cassant le reste. Ainsi trois de nos églises ont été ainsi brûlées, et dix-huit pillées et plus ou moins endommagées. Aussi quand les Turco-Kurdes sont entrés dans la plaine d'Ourmiah, l'œuvre de destruction sur les chrétiens était à peu près consommée. Nos conquérants n'ont rencontré de résistance qu'à Gutapa, petite ville où douze villages s'étaient réunis avec leur petit avoir. Ces malheureux chrétiens, débordés par leurs ennemis, allaient tous passer par le fil de l'épée quand le médecin de la Mission Américaine qui connaissait les Kurdes obtint pour eux la vie sauve moyennant la reddition des armes. Le seul obstacle étant ainsi enlevé, les Turco-Kurdes ont fait leur entrée dans la ville, dans la nuit du 4 au 5 janvier.
Dès le lendemain matin, une cinquantaine se présentèrent à notre porte, mais la trouvant fermée et trop solide pour l'enfoncer, ils s'en allèrent piller une maison voisine d'où ils pouvaient plonger dans la chambre de communauté de nos Sœurs. Nous pensions que notre dernière heure avait vraiment sonné. Cependant les autorités turques et persanes, averties de ce qui se passe, accourent dans le quartier et abattent cinq de ces kurdes ; les autres laissent là leur pillage et disparaissent. Nous étions sauvés pour cette fois. Et maintenant, il s'agit d'éviter l'expulsion, qui évidemment entraînerait le pillage et la dévastation de nos deux maisons, qui entraînerait aussi la mort de quelques-uns d'entre nous qui ne pourraient pas supporter ce voyage en plein hiver à travers les montagnes du Kurdistan. Nous allons donc voir le chef turc, qui nous reçoit convenablement, et en nous retirant nous avons l'impression que celui-là du moins ne nous fera pas de mal.
Les jours s'écoulent et rien d'extraordinaire ne se passe à notre égard. Cependant, le 12 février, alors que j'étais en adoration devant le Saint Sacrement exposé pour les quarante heures, on vint me dire que le consul ottoman était dans la maison. Je sors de l'église et au lieu du chahbender (Consul), je vois son secrétaire et le commandant de la place. J'essaye à deux reprises de me présenter, mais ces Messieurs affectent de ne pas me voir. Je me suis donc retiré, laissant nos aimables visiteurs avec l'intrépide M. DINKHA. L'officier parcourt rapidement la maison, poussant les hommes devant lui ; il va ensuite chez nos Sœurs où il fait de même. Une femme réussit cependant à cacher son mari sous son tablier. 151 hommes se trouvent ainsi recueillis et conduits au petit trot à la mission orthodoxe servant de consulat ottoman. Le lendemain, 90 sont relâchés, quelques jours plus tard, 5 autres.
Hélas ! les 56 restants sont destinés à la mort sans que nous nous en doutions. Dans la nuit du 22 au 23 février, 4 sont pendus et 52 fusillés, mais 8 d'entre ces derniers profitant de l'obscurité s'échappent.
Ne pouvant pas nous occuper directement de la sépulture de ces pauvres malheureux, nous avons prié la Mission américaine de s'en charger. Ces messieurs téléphonent au consul ottoman et au gouverneur persan pour les prévenir de leur dessein, mais personne ne répond. Le mot est donc donné, l'on ne veut pas que les chrétiens s'approchent des victimes. Mais en attendant, les musulmans s'y transportent en foule, mutilent horriblement les cadavres et achèvent, sans doute, ceux qui devaient encore respirer. Ce n'est que le lendemain que les Turcs permettent à la Mission américaine d'enterrer ces pauvres gens.
Le soir de ce même 23 février, une délégation de ces Turco-Kurdes se transporte dans un village chrétien voisin de la ville, ramasse d'abord 5 000 francs, puis réunit les hommes (une soixantaine) d'un côté et les femmes de l'autre, celles-ci pour en abuser et ceux-là pour les fusiller.
Le lendemain, le bruit court que nous allons être expulsés. Je prie M. SHEDD, chef de la Mission américaine, de bien vouloir aller aux informations. Le consul ottoman lui répond: «Si ces messieurs ne s'occupent pas de politique, ils ne seront pas inquiétés.». Evidemment, nous ne nous mêlions pas de politique, mais nous n'étions pas rassurés pour cela; les Turcs pouvaient toujours nous soupçonner, et ils l'ont fait,d'avoir des relations avec nos représentants et agir en conséquence.
Le 25, nous allons voir Raghil BEY, nouvellement arrivé et précédemment consul ottoman à Ourmiah. Dans la courte entrevue que nous avons eue avec lui, il nous fait ses excuses de l'affront qui nous avait été infligé et nous assure qu'il a reçu des instructions à notre sujet.
Enfin, dans la nuit du 27 au 28 février, une centaine de pillards se présentent devant la porte de notre quartier. Heureusement que les gardiens musulmans sont assez fidèles pour ne pas ouvrir, mais nos chrétiens sont dans tous les états, ils montent sur les toits, pleurent, crient, appellent au secours. Ici encore, grâce à Dieu, l'on en a été quitte pour la peur; l'autorité turque prévenue de ces agissements a dispersé la foule. Mais que d'émotions !
Avec le mois de février, l'on peut dire que l'ère des massacres est close. Environ un millier de chrétiens ont trouvé la mort dans cette tourmente, nous y avons perdu sept prêtres, dont un semble martyr au sens canonique du terme. Comme ailleurs, les musulmans traquaient donc le prêtre MOUCHIL et les chrétiens d'Abdoullah-Kend et leur proposaient la mort ou l'apostasie.
Mais voyant l'inutilité de leurs efforts, certains mahométans plus humains leur conseillèrent de simuler simplement l'apostasie en se réfugiant à la mosquée. Les chrétiens acceptèrent la proposition, mais notre prêtre ne donna pas ce scandale. Séance tenante, il se met à genoux et recommande son âme à Dieu. Les bourreaux veulent alors lui tourner la face vers La Mecque (c'est ainsi que les musulmans font leur prière), mais notre martyr résiste jusqu'au bout, et chaque fois, il reçoit un coup de poignard. Ce n'est donc peu à peu que notre prêtre a vu arriver la mort, mais cette constance est une marque de plus de l'héroïsme de sa foi, une marque de plus de sa mort pour la vraie religion. Par contre, le prêtre ashuri de la même localité a abjuré et n'a pas laissé pour cela d'être massacré.
Un autre de nos prêtres s'est réfugié dans son église et c'est là qu'il a été massacré. Enfin, un troisième, le vicaire général, vénérable ecclésiastique, a aussi montré un courage surhumain. La nuit de Noël (à l'orientale)4, une douzaine de ces Turco-Kurdes pénètrent dans sa maison, y prennent ce qui leur plaît, emmènent le vénérable prêtre et le conduisent à l'ancien consulat ottoman. Là, ils lui arrachent la barbe, lui mettent le couteau sur la gorge, le menacent de pendaison. Le vicaire général se montrant imperturbable, les bourreaux finissent par lui demander 500 tomans (2 500 francs). Le prêtre proteste qu'il n'a pas d'argent, qu'il est pauvre, et l'on se contente de 100 tomans qu'il a fallu leur procurer sur l'heure.
Mais si nos prêtres se sont bien montrés dans cette crise formidables, il en a été de même de nos laïques. Au commencement de février, des musulmans étaient venus, au nom d'un grand personnage, me prier de laisser imprimer chez nous le Djaad5, ou l'appel à la sainte guerre sainte. Evidemment, j'ai refusé. Plus tard, notre imprimeur va au consulat ottoman, et là le consul lui-même lui demande d'imprimer ce cri de guerre. Mais notre jeune homme trouve dans sa foi le courage de répéter le « non possumus »6 du prince des apôtres. Le consul étonné lui demande des explications sur son refus, notre imprimeur les lui donne et le Chahbender n'insiste pas davantage.
Enfin, la grâce a opéré des merveilles en deux Kurdes qui sont morts pour la foi. Le premier, Michel, s'est converti en 1911 au christianisme en embrassant l'orthodoxie. Surviennent nos tristes événements, Michel erre d'abord à droite et à gauche et finit par se réfugier chez nous. Pour se fortifier dans la foi, il fait ses devoirs religieux et attend les événements avec confiance. Il est pris lors de la visite du 12 février. Pour avoir la vie sauve, on lui offre par trois fois de retourner à l'islamisme et par trois fois il refuse. Aussi dans la nuit du 23 février, il expie sur la potence son crime de rester chrétien. Le second Kurde, appelé Varmon, n'était encore que catéchumène. Quand les Kurdes sont entrés dans le pays, il a erré de côté et d'autre, mais il a fini par être découvert chez son fils. Sur le champ, il a été attaché à un arbre et fusillé; son fils allait avoir le même sort s'il ne s'était pas déclaré musulman. J'ai dit plus haut qu'avec le mois de février s'est terminée l'ère des massacres, mais je ne puis pas en dire autant du pillage. Depuis leur arrivée jusqu'à leur départ, les Turco-Kurdes n'ont pas cessé de voler les magasins, les dépôts de farine, de blé, et de raisin sec. Sous le moindre prétexte, ils arrêtaient les gens, soit musulmans, soit chrétiens, et ne les relâchaient qu'après une amende plus ou moins considérable. C'est ainsi que notre Mellatbachi, chef de la communauté catholique, a été saisi, et nous avons dû emprunter 10 000 francs pour le délivrer. C'est ainsi que l'évêque orthodoxe, sujet persan, a dû débourser 27 500 francs pour recouvrer sa liberté après six semaines de détention. Les plus modérés estiment que le pays a fait une perte de 130 millions de francs42, sans compter les dégâts matériels subis exclusivement par les chrétiens.
Ne pouvant pas sortir de la ville, nous avons dû jusqu'au 1er mars enterrer les morts, soit trois cents, dans notre cour. A partir de cette date, le dévoué M. RENAULT accompagnait chaque jour au cimetière le convoi funèbre escorté de soldats persans. C'est dans une de ses courses charitables que notre confrère a été arrêté par des Kurdes et menacé de mort; comme il a pu nous prévenir de son incident, il a été assez vite délivré.
Comme je viens de le laisser pressentir, la mort faisait donc des ravages parmi nos réfugiés: la scarlatine, la dysenterie, la typhoïde faisaient tour à tour leur œuvre de mort. Nous trouvant ainsi au milieu de malades et de mourants, nos avons fini par être atteints de l'épidémie. M. RENAULT, qui s'était dépensé corps et âme pour ces pauvres gens, qui leur a donné jusqu'à sa literie, en a été la première victime. Et comme il était déjà épuisé par ses travaux apostoliques, le mal en a eu vite raison. Le 27 avril, notre charitable confrère rendait sa belle âme à Dieu. Dans le même temps, trois Filles de la Charité étaient clouées sur le lit de douleurs, atteintes elles aussi de la typhoïde. Enfin, un peu plus tard, M. DINKHA et votre serviteur, nous lui avons aussi payé notre tribut.
Une dernière épreuve était réservée à nos chrétiens. Trois semaines avant la fin de ce régime de terreur, paraît l'ordre d'inscription pour les chrétiens à partir de quatorze ans. Quand nous nous présentons au bureau du recrutement, le chef déclare tout haut que s'il est encore en vie c'est grâce à la France. Il nous a donc reçus très aimablement, ce qui a donné un peu de courage aux chrétiens qui, avec raison, n'attendaient rien de bon de ce recensement partiel. Mais Dieu veillait sur nous: le 15 mai, les Turco-Kurdes prenaient précipitamment la fuite, et le 24, fête de Notre Dame Auxiliatrice, nos alliés reprenaient possession du pays.
Dans la plaine de Salmas où se trouve notre maison de Khosrova, les mêmes scènes de pillage et de cruauté se sont déroulées. Mais alors que les édifices ont été moins endommagés qu'à Ourmiah, le massacre s'est perpétré avec plus de barbarie : ainsi un de nos prêtres a été écorché vif. Il y a eu là-bas environ huit cents victimes. M. DECROO a recueilli beaucoup d'éloges pour son dévouement à l'égard des fugitifs.
Et maintenant, mon Très Honoré Père, il s'agit de ne pas laisser les survivants périr d'inanition, de relever les ruines, de rebâtir les églises. Si, comme la malheureuse Pologne, nous n'avons pas besoin du secours de l'univers catholique, encore faut-il que nous ne soyons pas oubliés dans ce cataclysme.
Vous voudrez bien, mon Père, être un des instruments de la miséricorde divine et nous permettre de faire revivre la mission de Perse.
En attendant, je la recommande avec insistance à vos prières, Monsieur et Très Honoré Père, et reste en Jésus et Marie Immaculée.
Votre fils très respectueux,
SONTAG
Rapport du 17 octobre 1915 de Mgr Sontag au Supérieur Général des Lazaristes.
Reproduit d'après Monseigneur Sontag, martyr en Perse, écrit par Joseph Eyler, Lazariste (préface de R. Facelina, père supérieur des Lazaristes), Mutzig, 1996. Marie-Elizabeth Lanoux, 164 pages.
Les notes de bas de page sont de Joseph Eyler.