1. Traité de San Stéfano. - C'est du 3 mars, à San Stéfano, au 10 juillet 1878, à Berlin, que s'est joué le sort de l'Europe et de la civilisation. Le lecteur trouvera sans doute avec plaisir quelques documents relatifs à ces deux traités.
Marcel Léart : « Pendant la guerre russo-turque, la Turquie poussa les Arméniens à réclamer, pour les provinces habitées par eux, une autonomie politique sous la souveraineté ottomane (nov. 1877).... L'arrivée de l'escadre britannique devant Constantinople, en dissipant ses craintes, permit à la Turquie de revenir sur une décision que le désespoir seul lui avait dictée. Au cours des négociations de paix, qui eurent lieu à San Stéfano, la Turquie repoussa le texte proposé par les plénipotentiaires russes, et rédigé à la suite des sollicitations arméniennes. Dans la rédaction définitive de l'art. 16 du Traité de San Stéfano, la formule « autonomie administrative » fut remplacée par celle de « réformes et améliorations », avec, pour gagantie, l'occupation russe. Au Congrès de Berlin, la Turquie parvint à faire supprimer la clause de l'occupation russe. Les Arméniens, à ce Congrès, avaient demandé, cette fois en opposition ouverte avec le Gouvernement turc, une autonomie administrative (Projet du Patriarcart arménien. M. Léart, o. c, Annexe C). Cette demande ne fut pas prise en considération ; et c'est ainsi que l'article 61 du Traité de Berlin vit le jour {Ibid., Annexe D). Tout espoir d'amélioration du sort des Arméniens était perdu, et le silence se fit de nouveau sur eux. {Ibid., p. 5, 6).
M. Haury : « Le traité de San Stéfano était la solution logique du problème des Balkans, conforme à la fois au principe des nationalités et aux intérêts traditionnels de la Russie... Ainsi les nations chrétiennes des Balkans apprenaient à regarder vers la Russie comme vers une libératrice; en émancipant les Grecs et particulièrement les Serbes, celle-ci travaillait au démembrement souhaité de l'Empire ottoman... Double résultat d'une politique dictée au surplus par l'humanité, par la fraternité de race et de religion, et où l'intérêt se confondait avec les sentiments les plus respectables». « Moment décisif que celui où la question d'Orient faillit se clore par la victoire des nationalités chrétiennes! Sans doute, c'était la substitution de la tutelle russe au joug ottoman ; mais les faits ont prouvé depuis que les peuples balkaniques avaient en eux assez de vigueur pour se soustraire à l'une comme à l'autre... La solution était trop simple » {Exposé, p. 31, 18, 32). - C'est le traité de San Stéfano, qui a eu l'honneur et le mérite de mentionner pour la première fois l'Arménie dans un pacte international (R. Jaequemyns, o. c, 1887, p. 317). - D'une manière générale, sur « L'Arménie et les tsars», et leurs rapports depuis 15o5 jusqu'au tsar actuel, on lira avec intérêt et profit l'étude de M. Fr. Macler dans un des prochains numéros de Foi et Vie.
On a fait deux objections au traité de San Stéfano. La Russie servait ses intérêts. Certainement. Mais si le fait est de nature à diminuer l'admiration que l'on pourrait avoir pour la générosité de la Russie, il ne change pas la nature du traité. La justice, l'humanité, l'intérêt des autres se trouvaient d'accord avec les intérêts de la Russie. C'était pour elle une belle chance. Et l'on ne peut cependant pas lui faire un reproche d'en avoir profité. Heureux les individus et les peuples quand leur intérêt et leur devoir se confondent ! Les Puissances qui, à ce moment, ont résisté à la Russie ont suivi, au moins autant qu'elle, leurs intérêts. Et il se trouve que leurs intérêts étaient contraires à la justice, à l'humanité, et aux intérêts des autres. Voilà tout.
Au fond, il n'y a qu'une objection, la seconde : ce traité aurait trop fortifié la Russie en liant a elle les peuples des Balkans par les liens... de la reconnaissance. Mais déjà en 1913, M. Haury y répondait à cette objection en montrant - était-ce, avec ironie ? - que les Balkans avaient assez de vigueur pour secouer tous les jougs, Que dirait-il aujourd'hui ? Qu'a fait la Bulgarie des liens de la reconnaissance? En 1903, Fr. de Pressensé disait : « La Russie a fait l'expérience, qu'on a toujours faite au cours de l'histoire ancienne, moderne ou contemporaine ; quand on donne à une nation l'indépendance, ce qu'on lui donne surtout, c'est l'indépendance du coeur » (L'Arménie et la Macédoine, p. 27).
Une lettre adressée de Bulgarie, par voie indirecte au Temps du Ier février 1916, dit : « Une chose qui frappe, c'est que la presse de Bulgarie dirige surtout ses attaques contre la Russie et l'Angleterre, pays auxquels les Bulgares doivent précisément leur liberté. » - En vérité la diplomatie peut être tranquille. Elle peut laisser le bien s'accomplir. Ceux qui le font, n'en profiteront pas.
2. Traité de Berlin. - Donc, le traité de Berlin défit le traité de San Stéfano. M. Haury : « Le Congrès de Berlin, imposé par l'Angleterre et l'Autriche à la Russie victorieuse, fut, en fait, l'instrument de ces deux puissances, grâce à l'attitude de l'Allemagne. Pratiquement, tout dépendait de Bismark, 1' « honnête courtier » ; comme il méprisait la question d'Orient, il en subordonna le règlement à sa politique générale, préparant ainsi, d'ailleurs, l'alliance franco-russe. Le Congrès de Berlin retourna donc contre la Russie celles des clauses du traité de San Stéfano qu'il ne put supprimer » (Haury, p. 32, 33).
La Russie s'était chargée du contrôle (traité de San Stéfano) ; l'Angleterre s'en fit charger aussi (convention de Chypre); et enfin toutes les Puissances s'en firent charger également (traité de Berlin). « La question arménienne cessait ainsi d'être une question intérieure, ne concernant que l'empire ottoman seul, pour devenir une question internationale (R. Jaequemyns, o. c. 1889, p. 292). - C'était le contrôle international.... et impuissant.
La convention, du 4 juin 1878, par laquelle l'Angleterre recevait Chypre, afin de « se mettre en mesure d'assurer les moyens nécessaires pour l'exécution de son engagement », à savoir, veiller aux réformes, fut néfaste. « Elle explique comment l'Arménie, pour son malheur, devint entre les mains des Anglais un bastion avancé, destiné à arrêter l'expansion russe. Influence russe et influence anglaise se battirent sur le dos des Arméniens, et le Sultan en profita pour les massacrer. Les événements de 1884-1896 trouvent leur explication première dans la convention du 4 juin 1878 (René Pinon, Revue des Deux-Mondes, 1913, IV, p. 894, 895).
On trouvera dans l'Histoire générale de MM. E. Lavisse et A. Rambaud, (Tome XII, 1901, p. 477, 478, chap. XIII : « La politique européenne jusqu'au Traité de Berlin » un jugement plus détaillé et plus motivé. Nous en citons seulement quelques lignes : « A San Stéfano, la Russie s'était préoccupée d'assurer l'émancipation de tous les chrétiens ; à Berlin, on n'a pris souci ni de la justice, ni de la volonté des peuples, ni même du bon sens et de l'intérêt général. Loin d'assurer la paix, il a préparé de nombreux sujets de conflits et de guerres pour l'avenir... L'Autriche, encouragée dans sa « marche vers l'Est », devait se lier plus étroitement à l'Allemagne, et de la guerre d'Orient devait sortir l'alliance des deux Empires ».
3. Les Réformes. - C'est avec le Sultan Mahmoud II que la Turquie parut entrer dans l'ère des réformes. Abdul-Hamid I. -qu'il ne faut pas confondre avec Abdul-Hamid II, le grand assassin, - avait reçu d'Alger une esclave très belle et très intelligente : il l'éleva au rang de favorite. C'etait, dit-on, une française, noble, Aimée Dubac de Rivery, que des corsaires auraient capturée. Et « son fils, Mahmoud II, fut le premier sultan réformateur » (Lepsius, Mesrop, p. i3). Il détruisit, le 17 juin 1826, le corps des Janissaires, et son fils Abdul publia le 3 novembre 1839 le Schériff Hati de Gulhané, qui promit à tous ses sujets, sans distinction de religion, la vie, l'honneur, les biens, des impôts justes et une législation réformatrice (Tansimal). Mais le sang français n'était pas assez abondant dans leurs veines pour pousser les sultans plus loin que les promesses. Pour donner au Tansimat la plus haute sanction religieuse, le Sultan le plaça à côté du manteau du prophète. On prétend que le prophète le mit dans la poche de son manteau, et nul ne l'a plus revu.
En 1856, après le Congrès de Paris, parut l'Hatti Humayoun (18 fév.), par lequel le Sultan promit de faire le bonheur de son peuple ». Mais cela ne fit que grossir le monceau « de papier législatif et financier, avec lequel la Porte prétend, depuis 5o ans, faire patienter ses créanciers et ses sujets » (R. Jaequemyns, o. c. 1887, p. 295 n° 2).Et nous passons au traité de Berlin, et à l'article 61, et remplaça l'article 16 du traité de San Stéfano : « La Sublime Porte s'engage à réaliser, sans plus de « retard, les améliorations et les réformes qu'exigent « les besoins locaux dans les Provinces habitées « par les Arméniens, et de garantir leur sécurité « contre les Circassiens et les Kurdes. Elle donnera « connaissance périodiquement des mesures prises « à cet effet aux Puissances, qui en surveilleront « l'application ».Il y avait entre cet article et celui du Traité de San Stéfano une différence essentielle. Tous deux stipulaient des réformes, mais alors que l'article 16 déclarait que les territoires arméniens, occupés par l'armée russe, ne seraient pas évacués tant que les réformes ne seraient pas accomplies, l'article 61 substitua à cette pression effective la simple surveillance des Puissances. Il n'y avait plus de sanction, et tout ce que nous avons exposé plus haut montre comment la Porte en profita pour n'exécuter aucune réforme.
Lorsqu'à l'occasion de la guerre balkanique, la Conférence de Londres se réunit pour le règlement des diverses questions de l'Orient, les Arméniens y virent une occasion unique pour rappeler aux Puissances, comme aussi à la Porte, les engagements qu'elles avaient toutes contractés. S. S. le Catholicos actuel, Georges V, en sa qualité de Chef Suprême de tous les Arméniens, envoya pour le représenter en Europe une Délégalion présidée par un Arménien, Boghos Nubar pacha, fils du grand Ministre, qui gouverna longtemps l'Egypte, fut l'auteur de la Réforme Judiciaire, transforma ainsi l'existence politique et économique du pays, et mérita le surnom de « Père de la Justice ». « L'assistance généreuse de la famille Nubar dans l'oeuvre de régénération allait se renouveler par les fondations de Boghos Nubar pacha : édification de la grande école nationale du Caire ; création de bourses en faveur des étudiants pauvres... et fondation de la grande oeuvre philanthropique, ['Union généraile arménienne » (Kévork Aslan, o. c., p. 114). Cette Délégation se donna pour programme de ne réclamer ni indépendance, ni autonomie politique et, s'appuyant seulement sur l'article 61 du Traité de Berlin, de s'en tenir aux réformes promises, en conformité avec le mémorandum des Ambassadeurs des Puissances à Constantinople, du 11 mai 1895. Les Arméniens demandaient donc à rester ottomans, avec de simples réformes administratives, garanties par un contrôle international, qui leur assurerait la sécurité de leurs existences et de leurs biens et une justice égale pour tous.
Malheureusement cette Délégation ne put pas obtenir que la Conférence de Londres, qui éprouvait de si grandes et si complexes difficultés à mettre les Puissances d'accord sur les affaires balkaniques, prit aussi en mains la question arménienne. Cette issue ayant été fermée, la Russie prit l'initiative d'un projet de réformes, qui fut soumis à une conférence des Ambassadeurs, à Constantinople, des Puissances signataires du Traité de Berlin. L'Allemagne et l'Autriche combattirent ce projet, en demandant qu'on prit pour base de discussion un projec turc de Réformes Générales, non pour les Arméniens seulement, mais pour tout l'Empire... Nous savons ce que cela signifiait. On finit cependant par tomber d'accord sur un texte, qui était loin de répondre au programme arménien, si modeste pourtant, mais qui, par une sincère et loyale application, devait permettre aux Arméniens de vivre en sécurité et de travailler en paix.
L'acte qui fut signé le 8 février 1914 (Voir le texte à l'Appendice), divisait les six Vilayets arméniens en deux Secteurs ayant chacun à sa tête un Inspecteur Général européen, nommé par la Porte, mais choisi par elle sur une liste de cinq candidats présentés par les Puissances. Ces deux Inspecteurs étaient, M. Vestenenk (hollandais, connu comme un administrateur de premier ordre. Il avait fait sa carrière dans les colonies hollandaises. Né en 1872, grâce à son intelligence, à la force et à la droiture de son caractère, il était devenu l'adjoint du gouverneur général des Indes hollandaises, et en 1910 il avait été appelé dans la métropole, comme membre de la commission chargée d'élaborer un projet d'administration des colonies), et M. Hoff (norvégien, né à Christiania en 1867, lieutenant-colonel de l'année, et depuis des années directeur de l'Intendance au Ministère de la guerre). (Pro Armenia, n° du io-25 mai 1914). Le n° du 25 juin-10 juillet 1914 disait : « Les deux Inspecteurs sont à Constantinople. Ils partiront dans une dizaine de jours pour les provinces arméniennes. Chacun d'eux sera accompagné de son secrétaire-adjoint et de quelques spécialistes dans les affaires administratives ».
Est-il besoin d'ajouter que le premier soin de la Porte fut d'éluder ces Réformes et que, sitôt la guerre déclarée entre l'Allemagne et les Alliés, avant même que la Turquie fut engagée dans le conflit, elle résilia les contrats des deux Inspecteurs Généraux européens.. ? Et il ne fut plus question de réformes; l'Arménie était perdue !