De tout ce qui précède il résulte que la question arménienne, loin d'avoir été réglée par le Traité de Paix avec la Turquie, reste au contraire ouverte et attend encore sa solution.
Après l'oppression, le massacre, le pillage, la déportation, l'expulsion du territoire ; malgré la fière résistance, la fidélité à l'engagement pris de soutenir la coalition pour la justice, la liberté et le droit des peuples ; en dépit des promesses, des déclarations solennelles et des signatures ; sans égard pour les démarches réitérées et pressantes, faites pendant cinq années, par les représentants officiels des Délégations arméniennes à la Conférence de la Paix, au Conseil Suprême, à la Commission des Ambassadeurs, et à toutes les conférences internationales ; sans égard également pour les interventions de la Ligue internationale philarménienne, des nombreux comités de secours d'Amérique et d'Europe, des autorités officielles de toutes les Eglises protestantes, comme du Saint-Siège et des clergés catholiques ; sans égard enfin pour les votes successifs et unanimes de la Société des Nations, qui, dans chacune de ses séances, depuis sa fondation, a toujours manifesté en faveur du Foyer National arménien, la plainte de l'Arménie a été repoussée et l'iniquité officiellement consommée par le Traité de Lausanne, soumis, ces jours-ci, à la ratification des parlements occidentaux.
Est-il possible de prendre son parti d'une pareille situation ? Poser la question, c'est du même coup y répondre. Une autre solution est impérieusement réclamée, au nom de l'humanité, pour la libération d'un peuple, comme pour la paix du monde, qui ne peut exister que par la justice.
Une autre solution s'impose encore parce que, en attendant, la souffrance arménienne demeure, s'aggrave, et qu'il est impossible de fermer son cœur à son appel. Sans doute, de nombreux réfugiés ont déjà réussi, sur la terre d'exil, à faire face, dans des conditions plus ou moins favorables, aux exigences de la vie. Il faut rendre hommage aux énergies déployées, au calme courageux et aux efforts persévérants pour échapper à la dépendance économique ; mais combien qui restent encore incapables de subvenir par eux-mêmes à leurs besoins ! Le travail leur est refusé dans plusieurs pays, pour éviter une concurrence redoutable pour les nationaux, ou bien est insuffisamment rétribué. Et il y a les personnes âgées, les malades, les veuves et les enfants. Ajoutez à cela les souvenirs horribles des années de persécution. Dans l'orphelinat de Begnins, la plupart des enfants ont vécu, à certains moments de leur jeune existence, d'herbe des champs et plusieurs se souviennent d'avoir dû manger de la chair humaine crue ou cuite. Il y a quelques semaines, nous avons été amenés avec un ami, représentant autorisé de la Délégation de la République arménienne du Caucase, à recueillir, dans une grande ville d'Europe, une fillette arménienne, qui, grâce à la protection d'un fugitif de Smyrne, avait été saisie et portée sur un vaisseau au moment où elle allait être précipitée à la mer. Interrogée, cette enfant n'a pu nous donner sur son origine, son nom, celui de ses parents, son âge, d'autres indications que le prénom de sa mère. Il a fallu lui faire un acte officiel d'origine arménienne et lui donner un prénom, un nom de famille, qui, du même coup, devenait celui de son père, auquel un prénom a été ajouté ;en outre, un nom de famille à été donné à la mère ; et, comme un dentiste avait déclaré que, d'après ses dents, elle devait avoir dix ans, l'acte d'origine l'a fait naître en 1914 à une date fantaisiste de cette année. De toutes ces déclarations, maintenant reconnues officielles, il n'y a que le prénom de la mère qui soit exact. Cette petite fille n'est peut-être pas orpheline, il se peut que sa mère la pleure quelque part, ou que son père la cherche... Et que l'on comprenne bien que le cas de cette enfant n'est pas isolé. Nous ne connaissons l'âge exact d'aucun des orphelins de Begnins. Des enfants de dix à quinze ans aujourd'hui, avaient de un à six ans en 1915, lorsqu'ils furent, avec leurs familles, déportés et séparés les uns des autres, dispersés, vendus et revendus à des maîtres divers en Turquie, en Assyrie, en Mésopotamie, jusqu'au moment où ils purent être ressaisis et rassemblés dans des orphelinats. Ils ont oublié parfois leur langue maternelle, ont dû en apprendre une ou plusieurs autres ; ils ont vécu dans l'angoisse et les transes continuelles et, du tourbillon de leurs horribles souvenirs, ils ont souvent bien de la peine à dégager des renseignements précis.
Par combien d'autres récits encore il nous serait possible de justifier notre appel à la solidarité ! La chrétienté occidentale veut-elle, oui ou non, accepter la responsabilité d'abandonner ce peuple et de refaire, par son indifférence, sa lassitude, ou sa lâcheté, un nouveau peuple juif, c'est-à-dire un nouveau peuple d'exilés, errant sans patrie et exposés à tous les dangers d'une pareille situation ? Veut-elle laisser ces milliers de réfugiés, se démoraliser, s'aigrir, et peut-être même se révolter ? Est-ce que ces milliers d'enfants vont être obligés de se tirer d'affaire tout seuls, et, par conséquent, de recourir de bonne heure déjà à la ruse, qui est trop souvent l'arme du faible ? Faut-il laisser les malades mourir, faute de soins? Un médecin arménien, dévoué à ses compatriotes réfugiés dans un camp de Grèce, nous signalait la présence d'un certain nombre de jeunes gens et de jeunes filles, atteints de tuberculose, et nous disait tristement : « Je ne puis rien faire pour eux, ils mourront cet hiver. Et pourtant, il serait possible de les sauver, si nous en avions les moyens ». Ce n'est que depuis les malheurs de ces dernières années, que le peuple arménien connaît la tuberculose. Dans une ville d'Europe, nous visitions un jour, dans une misérable demeure, quelques jeunes gens, réfugiés et sans travail ; ils prenaient ensemble leur repas du soir : des morceaux de pain sec, trempés dans du vin rouge. Et ils avouèrent que cet usage de boissons alcooliques leur était contraire, mais qu'ils y trouvaient une certaine consolation, par étourdissement, à leur profonde tristesse. L'Arménien, qui ne connaissait pas l'alcoolisme, va-t-il, dans notre pays, par démoralisation, prendre nos détestables habitudes ? Et ceux qui se lancent dans le commerce, seul moyen souvent pour des exilés d'obtenir leur pain quotidien, vont-ils, à cause de la concurrence et pour réussir à tout prix, se livrer peu à peu aux déplorables procédés commerciaux, qu'on reproche si souvent déjà à des Arméniens, qui ont dû, dans le passé, se dégager eux-mêmes, par ces procédés fort regrettables, de l'oppression séculaire dont ce peuple est victime ?
Y a-t-il un appel plus légitime à adresser à nos peuples, malgré tout si privilégiés, en face de l'Arménien, qui, lui, a tout, absolument tout perdu ? Y a-t-il un cri plus urgent à pousser que celui de la solidarité ? Nous avons confiance qu'il sera entendu et que l'on comprendra que ce n'est pas par un secours occasionnel, mais par une sympathie effective, fidèle et persévérante qu'on doit venir en aide à ces innombrables veuves, à ces malades, à ces vieillards et ces orphelins, et qu'on doit faciliter à l'adulte, capable de travailler, la recherche de moyens honorables pour vivre lui-même et entretenir les siens.
Après toutes les déceptions de ces dernières années, on peut, sans être pessimiste, avoir quelques craintes au sujet de l'avenir. La situation dans le Proche Orient est si confuse que l'on peut à bon droit redouter toutes sortes de désordres nouveaux. Qu'en pourra-t-il résulter pour le triomphe de la cause de la liberté de l'Arménie ? Nous l'ignorons. C'est le secret de l'avenir. Est-ce que les Arméniens vont être encore pris entre deux feux ? Vont-ils servir de tampon, comme cela fut si souvent le cas ? Les uns chercheront-ils encore à utiliser leur patriotisme et leurs aspirations nationales pour les lancer contre leurs adversaires ? Vont-ils être le jouet d'une politique ou d'une autre? L'objet de promesses, qui ne seront pas tenues ? Quand nous songeons aux rivalités possibles entre la Russie et la Turquie, aux compétitions entre une politique russe et une politique anglaise au Caucase et en Perse ; quand nous prononçons simplement les mots de «Mossoul» ou de «puits de pétrole»; quand nous entendons, en France même, les avis les plus opposés au sujet de l'occupation française en Syrie ; quand on essaye de percer le mystère des politiques en Palestine; et enfin, quand on songe au problème, chaque jour plus aigu de la reconstitution de la Turquie elle-même, on ne peut qu'être profondément inquiet.
Le feu brûle encore sous les cendres...
C'est pourquoi nous demandons respectueusement à la Société des Nations de ne jamais se désolidariser de la question arménienne; tant qu'elle ne sera pas résolue. Nous regardons à la Société des Nations, comme à la seule institution capable dans l'avenir de donner satisfaction à ce profond besoin de justice, suscité par le sort de l'Arménie. La Société des Nations se doit à elle-même, à son but, comme à ses principes, d'être vigilante pour saisir toutes les occasions de remettre en avant cette cause de justice internationale et de respect des peuples. La première Assemblée, en 1920, a voté à l'unanimité la résolution suivante : « L'Assemblée, désireuse de collaborer avec le Conseil . pour mettre fin dans le plus bref délai possible à l'horrible tragédie arménienne, invite le Conseil à s'entendre avec les Gouvernements pour qu'une Puissance soit chargée de prendre les mesures nécessaires en vue de mettre un terme aux hostilités entre l'Arménie et les Kémalistes et charge une Commission de six membres d'examiner les mesures, s'il en est, à prendre pour mettre un terme aux hostilités entre l'Arménie et les Kémalistes et de faire rapport à l'Assemblée au cours de la présente session ».Dans chacune des Assemblées suivantes, la Société des Nations est revenue à la charge, elle a renouvelé ses vœux et ses supplications. Elle ne pouvait faire autre chose, nous le reconnaissons volontiers, et nous tenons à rendre hommage aux efforts courageux et sincères qui ont été tentés par plusieurs de ses orateurs les plus autorisés, pour obtenir des Grandes Puissances, seules responsables, une solution de justice, conforme aux statuts constitutifs de la Société des Nations. En 1921, l'Assemblée votait la résolution suivante :« Attendu que la première Assemblée, à la date du 18 novembre 1920, a confié au Conseil le soin de sauvegarder l'avenir de l'Arménie ;Que le Conseil, à la date du 25 février 1921, tout en estimant que la situation en Asie-Mineure rendait pour l'instant toute son action impossible, a confié au Secrétariat la charge de suivre la marche des événements en Arménie dans le but de faire prendre ultérieurement de nouvelles décisions par le Conseil ;Que, dans l'intervalle, le Conseil suprême a proposé d'envisager, dans la révision du Traité de Sèvres, la création d'un Foyer National pour les Arméniens ;Considérant en outre l'imminence probable d'un Traité de Paix entre la Turquie et les Puissances Alliées à une date rapprochée ;L'Assemblée invite instamment le Conseil à insister auprès du Conseil suprême sur la nécessité de prendre des mesures dans le Traité pour sauvegarder l'avenir de l'Arménie et en particulier de donner aux Arméniens un Foyer National entièrement indépendant de la domination ottomane. »Le 21 septembre 1922, l'Assemblée votait encore cette résolution :« L'Assemblée prend acte avec reconnaissance des résolutions du Conseil relatives à l'Arménie et émet levœu que, dans les négociations de paix avec la Turquie, on ne perde pas de vue la nécessité de constituer le Foyer National pour les Arméniens. L'Assemblée invite le Conseil à prendre les mesures qu'il jugera utiles à cet effet. »Si nous avons cité ces textes, c'est pour rappeler que la Société des Nations s'est toujours placée sur le vrai terrain de la justice dans ses diverses déclarations, et nous avons pleine confiance que, loin de se déjuger, elle saura s'y maintenir. Dans l'Assemblée de 1923, il n'a pas été question de l'Arménie. C'est le Conseil seul qui a eu à s'en occuper pour discuter la proposition de la Délégation Nationale arménienne de recueillir des fonds pour transporter des réfugiés dans la petite République caucasienne. C'est bien. Mais il ne faudrait pas que, au sein de la Société des Nations, la question arménienne ne devint plus qu'une question de philanthropie. C'est la Société des Nations qui, en tout premier lieu, doit chercher à donner satisfaction à la conscience humaine, en répétant sans cesse que, pour elle, au nom même de son mandat sacré, la question arménienne n'est pas résolue au point de vue politique, et qu'une solution selon la justice doit être encore cherchée et trouvée. Si, par exemple, la Turquie venait à solliciter son entrée dans la Société, nous comptons que son admission ne sera acceptée que conditionnellement, et que la Turquie sera contrainte d'accepter le Foyer National arménien, avant d'être mise au rang des peuples représentés dans la Société des Nations.Le mot d'Arménie ne figure pas dans le Traité de Lausanne. Il est à souhaiter que ce ne soit là qu'une exception, et que, dans les débats futurs, soit du Conseil, soit de l'Assemblée de la Société des Nations, on ne parlera pas seulement et toujours «des réfugiés du Proche Orient », ou « des chrétiens d'Orient », mais qu'on saura distinguer, dans cette cause générale, la cause particulière des réfugiés arméniens comme étant celle d'un peuple qui revendique un droit national et n'a pas seulement besoin de vêtements et de pain.Nous avons trop de confiance dans l'heureux développement de la grande Institution, qui est le point lumineux de notre époque ténébreuse, pour douter un seul instant des intentions et de la fidélité de l'Assemblée de la Société des Nations à poursuivre ce but particulier qu'elle s'est assigné dès le premier jour de son existence.Des gouvernements des Grandes Puissances» liés actuellement par le Traité de Lausanne, nous ne pouvons guère attendre de secours direct en faveur des Arméniens. Nous savons que tel d'entr'eux est disposé à appuyer l'appel projeté pour constituer le capital nécessaire de 25 millions de francs pour transporter au Caucase des réfugiés. Nous aimerions, cela va sans dire, que les gouvernements ne se contentent pas de recommander cette souscription, mais qu'ils obtiennent de leurs parlements respectifs le vote de crédits, ce qui ne serait de leur part qu'un acte de justice et qui pourrait contribuer à apaiser bien des ressentiments.Ce que nous espérons surtout, c'est que, dans leur politique du Proche Orient, ils éviteront, à l'avenir, de laisser le peuple arménien dans des situations critiques et périlleuses, qu'ils sauront honnêtement le prévenir à temps et ne jamais l'utiliser dans des buts intéressés. Serait-ce vraiment trop demander aux politiciens, bien au courant de ce qui se passe au Proche Orient, qu'ils ne puissent plus dire désormais ce que nous avons entendu de l'un d'entr'eux : «Dans le jeu des politiquesinternationales au Proche Orient, les Arméniens ont été ce que sont les pions dans le jeu d'échecs»?Quant aux Petites Puissances, il nous suffit de rappeler qu'aucune d'entr'elles ne doit se désolidariser du sort d'un petit peuple. Sa cause est la leur. Rien, nous semble-t-il, n'est plus rassurant pour la paix du monde que de constater, année après année, combien les petites nations, représentées à la Société des Nations, prennent davantage conscience de leur responsabilité commune et de leur droit absolu à faire entendre leur voix nette et claire à côté de celle des Etats, qui ont cru trop longtemps qu'à eux seuls appartenait le gouvernement du monde.
Il est maintenant une puissance, d'autant plus redoutable qu'elle est répandue partout et que l'on rencontre ses manifestations parmi les plus petits peuples comme parmi les plus grands, à laquelle nous aimerions pouvoir faire entendre ce cri de justice et de solidarité. C'est la puissance financière, celle qui est représentée, entr'autres, par ces formidables associations, consortiums, trusts, ces oligarchies anonymes, ou désignée par des noms devenus si communs qu'ils ne disent plus rien, en un mot ce capitalisme extrême, contre lequel il faudrait pouvoir faire front pour en limiter décidément la néfaste et dangereuse influence. Ce capitalisme extrême est à un capitalisme normal, privé, avoué et saisissable, ce qu'est le bolchévisme à un socialisme loyal, sincère et qui cherche à améliorer franchement les conditions sociales des peuples. Le socialiste extrême, c'est-à-dire le bolchéviste haineux qui ne prêche que la guerre et le capitaliste extrême, sans principes et sans scrupules, ne connaissant ni frontières, ni respect des peuples, sont actuellement, sans contestation possible, les deux grands adversaires de la paix du monde. Ce sont eux qui créent le désordre, le provoquent et l'entretiennent. Et c'est parce qu'ils sont impuissants entre ces deux ennemis, qui, d'ailleurs, se donnent la main, que les peuples ont tant de peine à retrouver leur équilibre, et se débattent dans des difficultés, des détresses et des souffrances, dont ils n'arrivent pas à se dégager. De même que de nombreux socialistes ont su prendre courageusement position contre le bolchévisme, de même des capitalistes consciencieux, respectueux de la justice, ne pourraient-ils pas s'unir pour réagir contre les excès si souvent signalés et déplorés d'un capitalisme inique et se désolidariser non seulement par des paroles, mais par des actes, de cette puissance occulte et si dangereuse pour l'avenir de la liberté ? Avec quelle joie et quelle satisfaction nous saluerions l'attitude de capitalistes, qui, en commençant par notre petite Suisse, sauraient refuser leur appui financier à la Turquie, tant que satisfaction ne serait pas donnée à cette élémentaire revendication de la justice d'un peuple opprimé !
Mais il faudrait pour cela que la presse fut plus indépendante. Quel triste spectacle que celui de cette autre puissance, qui pourrait être si utile à la cause de la justice et de la solidarité humaines, si elle n'était pas, hélas, trop souvent, la servante corruptible des intérêts financiers ! La Société des Nations pourra-t-elle un jour arriver à une législation qui concilie la liberté de la presse et son contrôle ? Il faudra bien, tôt ou tard, en arriver là, car il n'est pas admissible que des journaux, petits ou grands, par l'intermédiaire d'agences, de reporters et de publicistes de troisième ou quatrième rang, puissent continuer à tromper leurslecteurs, à fausser l'opinion et à l'empoisonner par des articles payés et dont les auteurs sont les premiers à savoir que tout est mensonge. Que la presse, demeurée respectueuse de sa dignité, de sa mission, de son honneur, que la presse encore libre n'oublie jamais que la question arménienne symbolise aujourd'hui, plus que toute autre, la cause suprême de la justice internationale et de la liberté, et qu'elle se fasse un devoir de saisir toutes les occasions pour répandre l'appel à la solidarité, dont tant de milliers de victimes ont besoin.Au fond, il faut le reconnaître, là où les intérêts dominent, la conscience fait défaut. Or, pour comprendre toute la gravité tragique, toute la portée symbolique, toute l'importance au point de vue humanitaire et social,, comme toute l'urgence de la question arménienne, il faut que la conscience et le cœur parlent. C'est pour cela, que, en définitive, nous acceptons la conclusion de cet homme politique que nous avons cité plus haut et qui disait l'automne dernier : «Il faut que les Arméniens s'adressent aux églises». Il est vrai qu'il ajoutait: «Ou bien faites des soirées théâtrales». Laissons ces derniers mots : il ne nous appartient pas de faire jouer des comédies et d'organiser des dancings pour arracher à la mort des veuves et des orphelins. Mais, faire appel aux Eglises, oui, certes ! Combien nous souhaitons qu'elles sentent toujours plus leur devoir de solidarité chrétienne et qu'elles unissent leurs efforts pour réagir contre l'affairisme et la veulerie générale, et pour que, sans diminuer en rien leur action en faveur d'autres peuples malheureux, d'autres victimes de la guerre, ou en faveur des missions dans les terres lointaines, elles consentent néanmoins à faire des sacrifices spéciaux, renouvelés, pour manifester vaillamment leur foi et leur fraternité chrétienne ! Que les Eglises sachent que c'est d'elles que la veuve et l'orphelin attendent le secours. Ce secours vient de Dieu sans doute, mais par l'intermédiaire des Eglises qui regardent en haut et vont chercher leur mot d'ordre auprès de Celui qui forme les consciences et change les cœurs. Il ne s'agit plus de croisades pour délivrer le Saint Sépulcre, mais bien d'un mouvement général pour délivrer un peuple, en lui apportant, pendant qu'il en est encore temps, consolation, sympathie et secours indispensable pour qu'il ne périsse pas dans l'incrédulité ou dans la révolte. Nous avons connu un colonel anglais, qui avait fait la guerre dans l'armée d'Orient, et qui, démobilisé après l'armistice, a renoncé à rentrer dans son pays, parce qu'il voulait rester auprès de ces chrétiens du Proche Orient, dont il avait vu de près l'horrible martyre, et qui nous a laissé les mots suivants: «Dites en occident, que la Chrétienté n'existe plus, mais que les Eglises au moins viennent à notre secours». Il y a beaucoup à faire encore pour que cet appel soit entendu et compris. Que tous ceux qui l'ont saisi s'emploient à le répandre et que, dans ces milieux où l'on a appris à respecter les petits commencements, les activités les plus humbles, où l'on sait ce que c'est que la contagion du bien et l'action des cœurs les uns sur les autres, que dans les Eglises d'Europe et d'Amérique on fasse toujours plus à l'orphelin d'Arménie la place à laquelle il a droit, dans les prières d'intercession, comme dans les manifestations de libéralité. Ces pensées nous rappellent la parole du plénipotentiaire turc : « Les Arméniens sont vos frères, ils sont à vous. Il y a assez longtemps que vous faites des discours pour eux; montrez-nous donc que vous pouvez passer des paroles aux actes».
Nous voudrions encore dire un mot à l'adresse des autorités arméniennes, de la Délégation nationale et de la Délégation de la République, comme aussi à l'adresse de leurs amis, de leurs intimes, représentés par la Ligue Internationale Philarménienne, par son Conseil et son Comité Exécutif, pour leur recommander d'unir toujours plus leurs efforts, pour ne pas agir les uns sans les autres, et pour trouver le moyen de soutenir ensemble cet appel en faveur de la justice et de la solidarité de l'Europe et de l'Amérique. Dans le chaos actuel, il est naturel qu'il puisse y avoir des divergences de vues entre les partis politiques arméniens comme entre les philarméniens, représentants de nations différentes, des conceptions variées de la politique à suivre pour obtenir les meilleurs résultats ; mais nous sommes chaque jour plus convaincus qu'une entente complète doit intervenir et qu'elle pourrait se manifester par une attitude unique et une déclaration commune, exprimant avec autant de force que de clarté, au nom du peuple arménien tout entier, et au nom de la Philarménie d'Europe et d'Amérique, les besoins précis du peuple immense des réfugiés. Un projet de congrès général, arménien et philarménien est à l'étude. Puisse-t-il aboutir bientôt! Nous voulons espérer que, sans trop de complications, de difficultés et de frais, il pourra avoir lieu en septembre prochain à Genève, pendant la session de l'Assemblée de la Société des Nations et parallèlement à la réunion de l'Association internationale pour le Proche Orient. Cette conférence, dans laquelle la discussion stérile et agaçante de problèmes de politique intérieure et extérieure devrait être rigoureusement exclue, aurait comme programme général ces mots même de : « Refuges, Secours, Culture ».C'est un programme pratique, qui justifie certes pleinement une pareille convocation. Cette conférence aurait à s'occuper de questions difficiles et complexes, par exemple : les relations si variées et si délicates, de nature diplomatique, avec les gouvernements des pays de refuge; les relations avec les comités nationaux étrangers de secours aux réfugiés, aux orphelins ; les relations avec la Société des Nations et avec les gouvernements pour tout ce qui concerne les « papiers » et les passeports, et pour l'utilisation de fonds publics constitués sous le patronage des Comités, la meilleure manière de lancer des appels à la libéralité ; le projet de transport de réfugiés dans la République arménienne du Caucase ou ailleurs ; la création de centres d'influence morale et patriotique auprès des orphelinats et des groupements de réfugiés ; l'organisation de représentations officielles de l'autorité arménienne dans les divers pays d'exil ; la protection des orphelins ayant atteint l'âge de 15 à 16 ans et qui sortent des orphelinats ; le sort si délicat des jeunes filles arméniennes ; la protection des veuves et de leurs enfants ; celle des malades, notamment des tuberculeux ; le problème de l'instruction supérieure à donner à des jeunes gens et des jeunes filles capables d'acquérir des diplômes ; l'utilisation de la presse arménienne pour maintenir le lien national. Cette conférence pourrait, le cas échéant, constituer un Conseil mixte, arménien et philarménien, qui aurait pour devoir de surveiller l'application des décisions prises.
Nous voudrions que la Ligue internationale Philarménienne prît toujours plus conscience de son devoir et du rôle qu'elle peut jouer pour secourir le peuple arménien, qui s'est vu refuser tout mandataire
politique et tout appui officiel. N'est-ce pas à elle qu'incombe, à l'heure actuelle, le devoir d'être le mandataire moral et amical de l'Arménie ? Elle se doit à elle-même, à ses principes, à son statut, de ne pas poser les armes, mais de donner au contraire le signal de la réaction, et de servir d'intermédiaire entre l'Arménien et les pays de refuge, pour faciliter les relations et sauvegarder les droits des victimes. Les attitudes individuelles arméniennes sont telles qu'elles arrachent souvent des cris d'admiration et imposent le respect. Il est du devoir des amis de l'Arménie de tout faire pour établir une cohésion, sans laquelle ces énergies individuelles risqueraient d'être perdues pour cette nation et pour la réalisation de son idéal. La voix des martyrs, dont les larmes et le sang ont arrosé le sol de l'Arménie, crie aux survivants et à leurs amis un sursum corda, qui doit être entendu au près et au loin sur les terres d'exil. Que la Ligue internationale Philarménienne se fasse l'écho de cet appel solennel, et le répète, en clamant ces deux cris : Justice et Solidarité !
Le tableau, que nous reproduisons plus loin, nous servira de mot final. Le 16 octobre 1923, comme nous nous promenions avec deux amis arméniens sur une colline dominant la mer, dans l'île de Syra (Grèce), nous avons trouvé, assis sur un rocher, un jeune orphelin arménien, de 12 à 13 ans, qui, solitaire, dessinait ce tableau, sans aucun modèle, sans l'indication d'aucun maître. Le sujet, ainsi que son exécution, relevaient de sa seule inspiration et, par ce dessin, il résumait toute l'histoire de sa souffrance, de son deuil, de son isolement, comme de son espérance. Il est seul, dans une barque, qui fait naufrage sur une mer démontée; mais il reste debout, et, ramassant toute sa force dans le mouvement énergique de son bras, il tourne ses regards vers une étoile. Or, cette étoile a la forme de celle que le Near East Relief a adoptée comme
emblème de toute son œuvre. On la retrouve partout, dans les actes officiels, sur le papier à lettres et sur les colis de la grande œuvre philanthropique américaine. Pour l'orphelin d'Arménie, cette étoile symbolise le secours qu'il a reçu au moment propice et dont il jouit, comme élève du magnifique orphelinat du Near East Relief de Syra, pouvant contenir 5.ooo enfants. Quand nous aperçûmes l'enfant, son dessin n'était pas achevé. Quelques minutes plus tard,il avait donné le dernier coup de crayon aux nuages et à la vague. Il consentit modestement à le signer de son nom, qui est Krikor Nazaretian. Nous avons le privilège de posséder l'original et nous sommes certain que sa photographie aura déjà touché bien des cœurs en Amérique et provoqué, par ce témoignage de reconnaissance, de nouveaux élans de sympathie et de libéralité. Nous tenons à faire connaître cet appel de l'orphelin arménien, en même temps que son talent et la délicatesse de son sentiment, à tous ceux qui, en Europe, souhaitent que l'enfance malheureuse du Proche Orient puisse recourir à d'autres étoiles que celle du Near East Relief, et connaître d'autres cœurs sensibles et d'autres manifestations de sympathie. La cause de l'orphelin d'Arménie doit retenir l'attention des chrétiens du monde entier et, à côté de l'étoile américaine de secours, il faudrait souhaiter qu'il y eût celles de toutes nos nations, qui sont solidairement responsables de l'iniquité commise et qui doivent accepter solidairement la responsabilité du secours. Nous reconnaissons que bien des orphelins pourraient, à juste titre, tendre leur bras, depuis longtemps déjà, vers des étoiles d'une autre couleur nationale. Mais le le vœu le plus profond que nous puissions former pour l'orphelin d'Arménie, le vœu qui est une prière, c'est qu'il ne s'arrête pas à contempler des étoiles tout humaines, mais qu'il soit amené, par l'éducation qu'il recevra de ceux qui l'aiment, à se laisser guider par l'étoile de Bethléem.
Cette brochure était déjà sous presse, lorsque nous ont été communiqués les renseignements suivants, que nous jugeons opportun de faire encore connaître à nos lecteurs :
Dépenses du Gouvernement hellénique pour l'assistance et l'établissement des réfugiés du Proche Orient en Grèce, de juillet 1922 au 31 janvier 1924:
Pour l'assistance des réfugiés Drachmes 332,672,185.—
Pour l'établissement des réfugiés ........» 168,233,830.—
Drachmes 500,906,015.—
Cette somme constitue le total des secours en argent comptant ; il faut y ajouter environ 470,000,000.— drachmes représentant la valeur des dons en nature faits aux réfugiés par le Gouvernement grec. On obtient ainsi un total général de 970,906,015.— drachmes, lequel divisé par 250, chiffre qui est le cours moyen de la livre sterling en Grèce, donne une somme de 3,883,624.— livres sterling.
Ces chiffres sont assez éloquents par eux-mêmes pour montrer avec évidence quel a été le magnifique effort de solidarité accompli par la Grèce pour venir en aide à tous les chrétiens du Proche Orient réfugiés sur son territoire.
Nous est-il permis de demander s'il est juste que, de tous les Etats, la Grèce soit seule à supporter les conséquence de cet acte de solidarité ?