Quand on franchit l'Amanus en venant de l'Ouest, ou quand, en se dirigeant vers le Sud, on dévale des plateaux arméniens et des hauteurs du Kurdistan, on entre dans un monde nouveau : c'est la plaine; ce serait la steppe et le désert si le Tigre et l'Euphrate n'arrosaient la Mésopotamie et si, le long de la Méditerranée, les montagnes de Syrie n'attiraient quelques nuages bienfaisants. Entre l'Euphrate et les oasis syriennes, c'est le désert, hanté des Bédouins, qui se prolonge indéfiniment vers le Sud jusqu'à l'Océan Indien à travers toute la péninsule arabique. Ces immenses régions, dont l'histoire a été si brillante, sont aujourd'hui peu peuplées ; le régime turc les a ruinées. Des tribus d'Arabes nomades conduisent leurs troupeaux sur un sol où des millions de laboureurs prospéraient autrefois. Des populations diverses, les unes musulmanes, les autres chrétiennes, les unes sédentaires, les autres nomades, vivent en Syrie et en Mésopotamie. La majorité d'entre elles parle arabe; mais, même parmi les Arabes, il n'existe aucun sentiment d'unité, aucune trace de l'idée de nation; les Bédouins vivent en tribus, les Arabes sédentaires, musulmans ou chrétiens, sont adaptés à la civilisation occidentale.
Il faudrait de longues pages pour expliquer quelle a été, pendant la guerre, l'évolution de la question arabe et syrienne; nous n'en pouvons indiquer aujourd'hui que les très grandes lignes. Les Arabes n'ont jamais accepté qu'à contre-cœur la domination turque. La proclamation de la guerre sainte au profit des Allemands, les pendaisons de notables musulmans en Syrie par Djemal pacha, soulevèrent l'indignation parmi eux et le grand chérif de La Mecque, Hussein, répondit au vœu général en rompant, en juin 1916, tout lien avec la Porte, en se proclamant souverain indépendant du Hedjaz et en commençant les hostilités contre les Turcs. Il était naturel que les Alliés cherchassent, dans l'intérêt de leur cause, à favoriser l'action politique et militaire du chérif de la Mecque qu'ils reconnurent en qualité de roi du Hedjaz. La convention signée à Londres par M. Paul Cambon et sir Edward Grey, les 9 et 16 mai 1916, pour un partage d'influence dans les régions arabo-syriennes, révèle les préoccupations qui étaient alors celles des deux gouvernements. Le cabinet de Paris songeait à sauvegarder, par une convention qui lui apparaissait comme une mesure conservatoire, les intérêts français si importants en Syrie et dans tout le Levant ; le cabinel britannique, lui, inaugurait une politique nouvelle ; il se disposait à opposera la politique turque représentée par le Sultan et inféodée aux Allemands, une politique arabe soutenue par les Alliés. La France et l'Angleterre se déclaraient « disposées à reconnaître et à protéger un état arabe indépendant ou une confédération d'Etats arabes; » chacune d'elles exercerait cette protection dans une zone déterminée qui, en gros, était pour la France la Syrie, la Cilicie et une large bande de territoire englobant Mossoul et se prolongeant jusqu'à la frontière Persane, et, pour l'Angleterre, la Palestine, considérée par l'Etat-major britannique comme nécessaire à la défense de l'Egypte, et la Mésopotamie. Dans la zone côtière, englobant le Liban, où l'influence française est établie si solidement depuis des siècles dans le cœur des Syriens, la France avait la faculté d'exercer une action plus directe et d'établir la forme de gouvernement qu'elle jugerait la mieux adaptée aux besoins du pays ; la Grande-Bretagne avait les mômes droits en Mésopotamie.
Cette convention, qui a été très critiquée, a eu surtout un grand défaut; les événements de la guerre ont empêché la France d'en pratiquer les clauses et d'en développer l'esprit, tandis que d'autres incidents, tels que la menace militaire turco-allemande sur l'Egypte et le grave échec de Kut-el-Amara, amenaient la Grande-Bretagne à faire, tant en Syrie qu'en Mésopotamie, un grand effort militaire auquel la France, assez occupée chez elle, ne put s'associer que dans une très faible mesure. Celte circonstance fit naître dans l'imagination de certains « coloniaux » et militaires anglais, tels que sir Mark Sykes et le colonel Lawrence, et chez certains fonctionnaires anglais d'Egypte, une conception nouvelle : sous l'égide de la Grande-Bretagne, un grand Empire arabe se constituerait qui embrasserait tous les territoires entre la Méditerranée et la frontière de la Perse. La défaillance de la Russie ouvrait aussi du côté de la Caspienne et sur le plateau Iranien de vastes perspectives. Quant à la France, les événements l'évinceraient peu à peu de la Syrie. « Nous dégoûterons les Français de la Syrie et les Syriens de la France, » disait sir Mark Sykes. Sur place, les agents anglais pratiquaient cette politique avec une unanimité qui semblait révéler un mot d'ordre. Certes, le cabinet de Londres ne songeait pas à renier sa signature, mais, s'il donnait des ordres pour que la convention de Londres fût respectée dans son esprit, ses instructions restaient lettre morte ; les procédés de la plupart de ses agents, dans tout l'Orient, auraient pu faire croire que les deux pays, si étroitement unis par les liens d'un commun sacrifice et par la plus noble fraternité d'armes sur le champ de bataille de France, étaient adversaires en Asie. Le prince Feiçal, fils du roi Hussein, qui était entré à Damas avec ses Arabes après la victoire définitive du général Allenby et qui avait essayé de faire reconnaître son autorité même à Beyrouth et dans le Liban, devenait une sorte de candidat à un trône panarabique avec l'appui britannique.
Les événements se chargèrent d'apporter un correctif nécessaire à cette politique imprudente. L'armistice avec l'Allemagne permit à la France de reprendre en main ses intérêts dans le Levant et, en mars-avril, les troubles d'Egypte et des Indes vinrent montrer aux Anglais les dangers de la politique panarabique. L'unité arabe est un contre-sens et un péril; dans l'état de civilisation actuel des divers éléments ethniques qui parlent arabe, l'idée d'unité ne peut naître que sous la forme du fanatisme religieux. Il est impossible de faire vivre sous une même loi la monarchie théocratique de La Mecque et les Syriens musulmans de Syrie, républicains etdémocrates, à plus forte raison les chrétiens du Liban. L'évolution des Arabes vers le progrès, leur adaptation aux méthodes de gouvernement et aux conceptions sociales et politiques européennes ne peut se faire que dans de petits états autonomes qui correspondent au particularisme historique des différents groupements ethniques qui parlent la langue arabe. Le Hedjaz est une unité qui doit rester indépendante; c'est le centre religieux de l'Islam sunnite; le chérif Hussein, qui vient de s'y proclamer khalife, est le gardien des Lieux saints musulmans ; mais son autorité politique ne saurait s'étendre hors de la péninsule où il est d'ailleurs menacé: jusque dans sa capitale, par les tribus ouahhabites insoumises. L'autorité khalifale, qu'il vient de s'attribuer aux lieu et place du Sultan des Ottomans, ne lui confère aucune autorité temporelle, et même les canonistes musulmans les plus réputés soutiennent que chaque souverain ou chef d'Etat musulman est khalife, c'est-à-dire représentant de Dieu, en sa terre. Si la France et l'Angleterre reconnaissent l'autorité de l'émir Feiçal à Damas, la France n'admettra pas qu'elle s'étende sur le Liban ou sur Alep, pas plus que l'Angleterre ne la reconnaîtra en Mésopotamie ou en Palestine. D'ailleurs, cette question arabe, imprudemment soulevée, trouvera d'elle-même sa solution quand les négociations de Paris auront enfin réglé l'héritage de l'Empire ottoman et qu'il apparaîtra par des actes que l'accord entre la France et l'Angleterre est ce qu'il doit être, c'est-à-dire parfait. En Asie comme ailleurs, les deux puissances ont leurs intérêts étroitement liés : ne sont-elles pas celles qui ont le plus grand nombre de sujets musulmans et n'ont-elles pas un égal avantage à faire régner l'ordre et la paix dans le monde de l'Islam, en même temps qu'à en préparer, par les mêmes méthodes, l'évolution et le progrès? Il n'est pas besoin de conventions pour que cette solidarité d'intérêts apparaisse des deux côtés de la Manche. L'Angleterre doit savoir que, dans le Levant, la France veut être présente et tenir une place digne d'elle, de son histoire, de son rôle dans la grande guerre et des intérêts de toute nature qu'elle possède en Orient depuis tant de siècles. L'avenir de l'amitié franco-anglaise est à ce prix.
L'attribution des « mandats » ne devrait donc pas soulever de graves difficultés. La France ne conteste pas à la Grande-Bretagne la Palestine, à la condition qu'un régime spécial international soit prévu pour les Lieux saints et que les droits de la France y soient nettement respectés. L'Angleterre aura à résoudre là le problème du Sionisme. La France conteste encore moins à sa voisine les bassins du Tigre et de l'Euphrate, y compris Mossoul que la convention de 1916 réservait à notre iniluence : c'est un magnifique domaine, une Egypte dix fois plus grande que celle du Nil, mais qui a besoin, pour retrouver sa prospérité antique, de l'effort persévérant d'une grande puissance organisatrice.
Mais la France n'admettrait pas qu'on lui contestât le mandat pour une Syrie largement délimitée, englobant Damas, le Hauran et Palmyre, dépassant l'Euphrate au Nord-Est, pour comprendre Ourfa et les puits de pétrole de cette région. Alexandrette est le port naturel d'Alep et ne peut en être séparé, non plus que la partie orientale de la basse Cilicie, la partie haute ainsi qu'un débouché sur le golfe d'Alexandrette faisant partie de l'Arménie.
Dans ces limites, la Syrie de l'avenir nous apparaît comme une marqueterie de petits états, de cantons au sens où l'on entend le mot en Suisse, où chaque petite unité ethnique ou religieuse conservera son caractère propre et se développera selon ses traditions politiques et sociales, mais fera partie d'une fédération syrienne à laquelle la France, mandataire de la Société des Nations, prêtera le concours de ses techniciens, de ses administrateurs, de ses professeurs, de ses officiers. Cette terre du Levant est déjà si imprégnée de culture française, elle a donné tant et de si touchantes preuves de son attachement à la France, qui va de pair avec son amour de l'indépendance, que l'on ne peut qu'augurer favorablement de l'avenir de l'influence civilisatrice de la France en Syrie, en même temps que des brillantes destinées de la Syrie libre.
Ainsi survivra sinon la lettre, du moins l'esprit de la Convention de 1916, dont l'un des grands avantages était de constituer une véritable alliance franco-britannique pour la bonne administration et la mise en valeur des pays du Levant; cette collaboration est nécessaire à tous les points de vue, aussi bien dans l'intérêt des peuples indigènes que pour l'avantage des deux grands pays et le maintien de la paix universelle.
La Grande Guerre a détruit pour jamais cette force malfaisante d'unification, de centralisation et d'oppression qui s'appelait l'Empire ottoman; c'est un régime tout nouveau que la paix doit établir sur un principe d'autonomies tempérées par des unions fédérales. La loi de morcellement, qui se vérifie toujours quand se brisent les grands Etats historiques, s'appliquera à plus forte raison dans l'ancien Empire ottoman où quelques peuples seulement, et en petit nombre, possèdent un sentiment, national tel que l'Europe occidentale le comprend. Plus tard, quand l'œuvre de civilisation, arrêtée pendant cinq siècles par les Turcs, aura repris son cours avec, l'assistance des grandes Puissances mandataires de la Société des Nations, se feront les regroupements de peuples.
La résurrection de l'Asie occidentale sera à coup sûr l'une des conséquences les plus importantes et les plus heureuses de la Grande Guerre. La civilisation, refluant vers ses origines, va retrouver des développements inattendus et imprévisibles dans ces régions consacrées par tant de grands souvenirs. A la France d'y sauvegarder aujourd'hui ses droits, ses traditions et ses intérêts, afin que les peuples anciens qui vont y prendre un essor nouveau portent la marque indestructible de son génie.
René Pinon.
René Pinon, « La liquidation de l'Empire ottoman »
Revue des deux Mondes, vol. 53 (septembre 1919)