René Pinon

La liquidation de L'Empire Ottoman
(1919)

V

Quand on vient de l'Ouest, et qu'on franchit le gradin gigantesque du Taurus, on se trouve dans une région nouvelle, sur un bastion colossal qui domine de sa masse le rivage de la Mer Noire au Nord, les plaines brûlantes de la Mésopotamie au Sud : c'est la haute montagne, avec ses plateaux herbeux, ses vallées et ses fleuves impétueux, ses grands lacs, ses volcans éteints, ses bassins étroits mais fertiles, ses troupeaux, ses populations sédentaires et ses nomades. C'est l'Arménie. Elle se termine au Sud-Ouest, sur le golfe d'Alexandrette, entre le Taurus et l'Amanus, par une mince zone côtière, la riche plaine de Cilicie où l'élément turc se mélange à l'élément arménien ;  elle s'élargit au contraire, comme  le plateau  qui porte son nom, en s'approchant des frontières de la Perse et de la Transcaucasie. La gigantesque borne de l'Ararat se dresse à plus de 7 000 mètres à la frontière des trois empires et, à ses pieds, s'abrite le vieux monastère d'Etchmiadzin où réside le Catholicos, chef religieux et national du peuple arménien. Une partie de l'ancienne Transcaucasie russe (région d'Erivan, haute vallée de l'Aras, région du lac Sevanga) fait aussi partie du domaine ethnographique des Arméniens. Sur la Mer Noire, la région côtière, l'ancien Pont, avec Trébizonde, est habitée par un mélange de Grecs, de Turcs, de populations lazes et géorgiennes, et d'Arméniens.

Les Arméniens ont été, sans doute, le peuple le plus éprouvé par la  grande guerre.   Environ 800000  d'entre eux ont été massacrés; leurs femmes et leurs enfants sont encore enfermés dans lés harems turcs ou sous les tentes kurdes. Nous avons dit ici cette gigantesque horreur, telle que le monde n'en avait pas vu depuis les sombres époques des Huns ou de Timour2. Nous ne reviendrons pas sur l'épouvantable drame qui, comme l'a écrit l'Allemand Stuermer, « coïncida avec l'époque de la plus  grande  influence allemande à Constantinople3;   »   il fallait seulement le rappeler parce qu'il est l'un des fondements des  revendications arméniennes  Les Arméniens ont été pendant la guerre, des  belligérants de fait ; les fugitifs, échappés au grand massacre, ont organisé des corps de volontaires et se sont battus en Transcaucasie, sous les ordres des Antranik et des Nazarbekoff, jusqu'à l'armistice;   d'autres  ont   formé   la légion qui a combattu .en Syrie avec les contingents français. Partout, les soldats arméniens ont fait preuve de courage et de discipline. La libération du peuple arménien a été proclamée, depuis longtemps, comme l'un des buts de guerre des Alliés; il doit constituer un  état indépendant. Mais la résurrection de l'Arménie est infiniment plus difficile que celle, par exemple, de la Pologne ; en raison des massacres récents qui ont terriblement éclairci les rangs des Arméniens, et des persécutions séculaires qui les ont dispersés, il s'agit moins d'attribuer des territoires à un peuple qui les occupe en masse, que de rassembler, sur le domaine historique d'une vieille nation, ses rameaux dispersés. La voix des morts doit être entendue ; il n'est pas possible que la statistique, faussée par les massacres, profite aux bourreaux. D'ailleurs, même dans l'état actuel, l'élément arménien est encore relativement nombreux sur le territoire qu'il revendique et, en tout cas, il y est le seul élément susceptible d'organiser un Etat moderne, de créer des industries, d'adopter des méthodes de travail agricole perfectionnées; l'Arménien n'est pas seulement un bon commerçant, un habile manieur d'argent, un agriculteur intelligent; il est aussi passionné pour la haute culture intellectuelle, les arts et les sciences. De tous les éléments ethniques de l'Asie occidentale, il est, avec le Syrien et le Grec, le plus apte à s'adapter aux méthodes occidentales et à créer un Etat prospère. Mais il aura besoin, pour y réussir, de temps et d'assistance.

D'autres éléments ethniques partagent avec les Arméniens le même domaine géographique. On y trouve des Turcs dans la partie Ouest, et les Arméniens souhaitent d'en annexer le moins possible. On y trouve des colonies de Tcherkesses du Caucase, implantés par Abd-ul-Hamid pour accroître la force de l'élément musulman et former des équipes de massacreurs. Sur la côte de la Mer Noire, les Grecs sont nombreux; ils ont fait un accord avec les Arméniens pour entrer dans leur état en y gardant leur langue et leurs écoles. Près des frontières de la Perse, on rencontre les débris d'une intéressante population chrétienne, les Nestoriens, que les Anglais appellent Assyriens ; il en reste environ 80 000 qui vivront en bonne harmonie avec les Arméniens après avoir subi les mêmes persécutions. Mais l'élément le plus important, c'est le Kurde.

Les Kurdes constituent un peuple à part; ils habitent la même région et ont gardé à peu près les mêmes mœurs qu'à l'époque où Xénophon, qui les décrit sous le nom de Carduques, a traversé leur pays. Leur domaine propre, c'est la région intermédiaire entre les hauts plateaux arméniens et les plaines mésopotamiennes; c'est là, à proprement parler, le Kurdistan. Mais d'autres Kurdes sont établis sur les hauts plateaux arméniens; un bon nombre d'entre eux ne sont d'ailleurs que des Arméniens islamisés sous la menace du cimeterre. De plus, même les Kurdes qui vivent au pied des montagnes, conduisent, durant les chaleurs de l'été, leurs troupeaux transhumants brouter l'herbe des hauts plateaux. La transhumance, avec la connivence du gendarme turc, servait de prétexte au pillage et à l'assassinat. Depuis des siècles, les Turcs ne cessaient d'exciter contre les Arméniens les convoitises et les haines kurdes, car le Kurde est pauvre ; c'est un berger ou un humble cultivateur; au point de vue social, il en est resté au régime de la tribu ; sa langue, très indigente, ne peut exprimer que des idées rudimentaires et il lui faut recourir à l'arabe quand il veut écrire ; c'est un montagnard, resté très primitif et sans culture et qui a une réputation bien établie de brigand et de pillard; mais il est énergique, vigoureux, et, sous un gouvernement autre que celui des Turcs, il se montrera capable de progrès.

Le Kurdistan peut former un état indépendant qui comprendrait presque tout le vilayet de Diarbékir, la partie sud des vilayets de Bitlis et de Van et peut-être quelques territoires entre le Tigre et la frontière  persane. Mais il n'est pas admissible que le massacre des Arméniens, auquel les Kurdes ont cruellement participé, puisse devenir pour eux un titre à empiéter sur les  hauts plateaux. Les Kurdes qui y sont fixés ou qui y conduisent leurs troupeaux durant l'été,  seront protégés par les lois de l'état arménien, à la condition que la zone de passage de leurs troupeaux soit délimitée; leurs droits seront garantis par  la puissance   qui   assumera  pour l'Arménie   le mandat d'assistance. Il n'a jamais existé, au cours des siècles, d'état kurde; les Kurdes ont toujours été sujets, mais sujets mal soumis à leurs maîtres successifs, obéissant plutôt à leurs beys, sortes de seigneurs féodaux ou de chefs de clan; rien ne les empêchera  de   garder  leur organisation sociale  et  leurs mœurs, à la condition de respecter les droits de leurs voisins et les lois de la civilisation. En ces derniers temps, on a pu observer les symptômes d'un  rapprochement entre Kurdes et Arméniens; longtemps, dans l'histoire, ils ont vécu en  bonne intelligence; ce sont les Turcs seuls qui avaient intérêt à les opposer les uns aux autres. Quand il sera évident que l'Arménie, assistée par la Société des Nations, possède une gendarmerie vigilante et une justice impartiale, la paix s'établira entre les divers éléments ethniques de l'Etat arménien et on peut prévoir le moment où même le Kurdistan indépendant s'unira à l'Arménie par un lien fédéral, tout en gardant son autonomie. La question kurdo-arménienne se résoudra par la paix, dans l'ordre et le travail.

Pour obtenir cette paix, l'Arménie a besoin du concours de la Société des Nations. La vie nationale arménienne sera très difficile  dans les premières années,   tant  qu'une   génération nouvelle n'aura pas remplacé celle que les Turcs ont détruite; aussi l'organisation politique qu'il faudra créer le plus tôt possible ne sera-t elle pas définitive. Les ressources ne manquent pas; l'Arménie est pauvre, mais il y a des Arméniens riches; la population est industrieuse, les mines et l'énorme réserve de force que  les chutes  d'eau  et  les   fleuves   rapides  offrent au pays deviendront  rapidement une source de  richesse. Mais il faut au nouvel  état une  force armée pour la pacification et la police intérieure, des capitaux pour la première mise en valeur et  l'organisation administrative   du   territoire.   Seules,   deux puissances paraissent qualifiées pour assister l'Arménie renaissante, les Etats-Unis et la France; leur association, pour cette œuvre (l'humanité et de civilisation, apporterait à  l'Arménie toutes les garanties et les ressources dont elle a besoin. Tous les Arméniens instruits parlent français; leur culture est française, et c'est là, pour nous, un capital moral que nous devons faire fructifier en prêtant aux Arméniens le concours de professeurs pour leur haut enseignement, d'instructeurs et  de chefs pour leur armée et leur gendarmerie, de hauts fonctionnaires pour les services de l'Etat;  les Américains apporteraient des capitaux, des techniciens; des  syndicats  américains-français-arméniens se formeraient pour la construction des chemins de fer, l'exploitation  des mines et des chutes d'eau. Là, comme en beaucoup d'autres points du globe, la collaboration franco-américaine serait une combinaison féconde et bienfaisante ; elle arriverait à  mettre sur pied l'Arménie forte  qui est la condition nécessaire de la tranquillité et de la prospérité de l'Asie occidentale.   Les   Arméniens   ont   besoin  d'être protégés non seulement contre leurs voisins, mais contre eux-mêmes; intelligents et avides de savoir, ils sont malheureusement en proie au virus de la politique; abandonnés à eux-mêmes, ils consumeraient leurs énergies en luttes de partis; l'esprit pratique des Américains et le ferme bon sens des Français les retiendront sur la pente fatale; ils les empêcheront aussi de se livrer à la joie sanglante des représailles et des vengeances, si légitimes qu'elles puissent être.

Les débuts de l'Arménie indépendante seront difficiles, mais son avenir est assuré et son peuple deviendra, dans cette Asie si longtemps endormie, un élément actif de progrès et de civilisation ; c'est pourquoi si, sans doute, la France est elle-même trop éprouvée pour se charger seule du mandat de l'assister, elle se doit du moins à elle-même d'y contribuer, car entre son génie, mélange d'idéalisme ardent et de droite raison, et le caractère arménien, il existe des affinités naturelles qui pourront se traduire en liens moraux et politiques.

retoursommaire suite
2)
Voyez la Revue du 1er février 1916 et notre brochure : La suppression des Arméniens (Perrin, in-16). Les deux documents capitaux sont le Livre bleu publié par le vicomte Bryce et traduit en français, et le  rapport secret du professeur allemand  Lepsius, que nous avons réussi  à nous procurer et qui a paru sous le titre : le Rapport secret du docteur Johannes Lepsius, publié, avec une préface, par René Pinon (Payot. in-16).
3)
Harry Stuermer, Deux ans de guerre à Constanlinople. Comparez les pages poignantes des Mémoires de l'ambassadeur Morgenthau. Voyez aussi la collection de la revue : La Voix de l'Arménie.

René Pinon, « La liquidation de l'Empire ottoman »

Revue des deux Mondes, vol. 53 (septembre 1919)

Nous écrire Haut de page Accueil XHTML valide CSS valide