L'Islam, dans sa masse, n'a pas été dupe de la propagande panturque et, derrière la chimère du pantouranisme, il a discerné la réalité dangereuse du pangermanisme. Il sait d'ailleurs que les grands peuples qui ont porté la civilisation musulmane, ce sont les Arabes, les Persans, les Berbères de l'Afrique du Nord, tandis que les Turcs n'ont jamais été que des destructeurs. Cependant, tout cet effort, tout cet argent semé par les agents turco-allemands, toute cette prédication politique n'ont pas été complètement vains; certains résultats, certaines effervescences ont survécu même au désastre complet de la Turquie et de la politique jeune-turque. Durant les premiers mois qui suivirent la défaite et l'armistice, les Turcs, abasourdis par la catastrophe, ne songeaient qu'à s'humilier devant les vainqueurs et à implorer leur clémence; les agents jeunes-turcs avaient disparu ou se taisaient. Mais l'Entente tarda a venir à Constantinople et à manifester ses volontés. On s'habitua à l'idée que peut-être, une fois de plus, rien ne serait changé dans l'Empire ottoman; le Sultan régnait toujours dans sa capitale, les chefs jeunes-turcs, assassins du tant de milliers d'hommes, tortionnaires des femmes et des enfants, n'étaient pas châtiés, beaucoup d'Allemands restaient à Constantinople, la Russie n'était pas remise sur pied ; les Turcs crurent apercevoir quelques fissures dans le bloc des Alliés et cherchèrent à jouer le jeu qui leur a si longtemps réussi, à profiter et au besoin à envenimer les dissentiments de leurs ennemis. L'armistice n'avait pas pris la précaution élémentaire d'exiger le départ des soldats et des fonctionnaires turcs de tous les pays non turcs, c'est-à-dire de toute la région à l'Est du Taurus, si bien que les fonctionnaires turcs qui avaient massacré les Arméniens, pendu les Arabes, déporté les Grecs, restèrent en place et, quand ils furent remis de leur premier effroi, se mirent derechef à opprimer les populations; avec plus de discrétion, les massacres recommencèrent. Pour arrêter les revendications des peuples et les faire passer pour mal fondées, les comités jeunes-turcs, évidemment d'après un mot d'ordre de leurs chefs, les Talaat, les Enver, les Djemal, que les vainqueurs n'ont pas encore su découvrir et arrêter, s'appliquèrent à les terroriser et aies décimer. Leur tactique consiste à représenter les intérêts de l'Islam comme solidaires de ceux de la Jeune-Turquie. Telle est la manœuvre par laquelle Allemands et Jeunes-Turcs tentent de sauver leurs intérêts et d'échapper à leurs terribles responsabilités.
Des événements récents, dont la coïncidence est frappante et révèle un plan d'ensemble et un mot d'ordre, sont venus prouver que la propagande jeune-turque avait porté ses fruits et que dans tout l'Islam asiatique, une agitation dangereuse survivait à la guerre. En Egypte.au mois de mars, parmi cette population moutonnière et passive des fellahs et des Arabes, une fermentation subite dégénérait rapidement en émeutes sérieuses. Les premiers troubles eurent un caractère nationa-liste. Le parti nationaliste, organisé depuis longtemps, protesta contre la proclamation, pendant la guerre, du protectorat anglais sur l'Egypte; il revendiqua l'indépendance du pays et sa représentation à la conférence de la Paix. Lord Comer, qui avait organisé en Egypte un régime d'administration directe et de centralisation, avait conservé cependant le caractère international de certaines institutions, telles que les tribunaux mixtes. La guerre parut au gouvernement britannique une occasion favorable pour « angliciser. » De là une première source de mécontentement. Il y en eut d'autres : la guerre et la paix ont été conduites par les alliés au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes qu'ils mirent en avant comme un drapeau, mais sans prendre soin de la définir et de la préciser. Comment les égyptiens ne se seraient-ils pas crus autorisés à en réclamer le bénéfice pour eux-mêmes, quand ils virent le cabinet de Londres demander et obtenir sans difficulté que le roi du Hedjaz fût représenté à la Conférence par son fils l'émir Feiçal dont les autorités britanniques cherchaient en même temps à établir l'autorité sur Damas, Alep et toute la Syrie? Le gouvernement britannique, qui a voulu se servir de la politique arabe comme d'un instrument de règne, ne s'est pas aperçu que sa politique se retournait contre ses propres intérêts et ébranlait son autorité en Egypte.
Les premiers troubles nationalistes amenèrent la déportation à Malte de quatre des principaux chefs du mouvement. Une telle mesure ne fit qu'accroître le mécontentement et, vers le 10 mars, des manifestations très nombreuses furent organisées; elles furent d'abord calmes, conduites par les éléments instruits de la population, notamment par les étudiants d'El-Azhar, mais bientôt des fauteurs de désordre s'y mêlèrent. Dans les villes les ouvriers cessent le travail, des bandes de pillards parcourent les rues; les Arméniens et les Grecs sont particulièreme.nt visés. Du 8 au 13 avril, des émeutes sanglantes se déchaînent; le 13, trente-huit Arméniens sont tués et une centaine blessés; les troupes, hâtivement renforcées, font feu et les victimes sont nombreuses. Dans les campagnes, des bandes s'organisent; quelques Anglais isolés sont assassinés; des tribus de Bédouins prennent part au mouvement. Les fellahs eux-mêmes, sans armes, munis de leurs seuls bâtons, coupent les voies ferrées et les routes. L'agitation dura plus de deux mois;
le gouvernement britannique qui, avant la guerre, avait à peine en Egypte 4000 hommes de troupes anglaises, dut en amener en hâte 40 000; une délégation égyptienne est venue à Paris avec mission d'exposer à la Conférence les doléances de l'Egypte, mais jusqu'ici elle n'a pas été entendue; le système de centralisation et d'administration anglaise de lord Cromer est d'ores et déjà condamné. Lord Milner se rend en Egypte pour étudier les causes du mécontentement et les remèdes. C'est à ce prix seulement qu'une tranquillité relative a pu être rétablie. L'attaque contre les Arméniens qui, au Caire, ne forment qu'une colonie peu nombreuse et en général pauvre, est révélatrice; c'est la signature du comité jeune-turc. Les fauteurs du désordre ont profité des circonstances locales et des motifs indigènes de mécontentement; ils ont cherché à agiter la jeunesse universitaire au nom des intérêts de l'Islam; mais leur véritable dessein était de manifester en faveur de l'intégrité de l'Empire ottoman et des Jeunes-Turcs; les incidents d'Egypte se lient directement aux troubles de l'Inde, de Syrie, du Kurdistan.
Dans la grande péninsule indoue, les troubles commencèrent au mois d'avril; des orateurs populaires excitent les musulmans à la révolte et parlent dans leurs discours des émeutes d'Egypte; ils invoquent l'exemple des bolchevistes de Russie. Du 10 au 15 avril, des troubles graves éclatent à Amritsar, Lahore, Bombay, Ahmedabad ; tout le Punjab est en rébellion; à Calcutta, le 15, il y a douze tués ou blessés; les musulmans cherchent à entraîner les Indous, mais ils n'y réussissent que dans une faible mesure; les émeutiers parlent du droit de libre disposition ; aussi, ce sont des agents turcs que l'on signale àla tête du mouvement; ils répandent de fausses rumeurs dans la masse ignorante; mais les princes indous et les hauts personnages, sans distinction de religion, secondent loyalement le gouvernement anglais et s'emploient à rétablir le calme. Dans les premiers jours de mai, l'ordre renaît peu à peu; mais le 9 mai, survient une complication; l'émir d'Afghanistan, Amanullah Khan, successeur de l'émir Habibullah, assassiné, selon toute vraisemblance, à l'instigation des agents turco-allemands, réclame l'indépendance complète de son pays et lance des bandes armées au delà de la frontière des Indes; le gouvernement est obligé d'appeler en hâte des troupes qui prennent l'offensive et obligent rapidement l'émir àdemander un armistice et à traiter de la paix.
A Alep à la fin de février, à Adana le 10 mars, des incidents graves se produisent; des Arméniens sont tués; le commandement français et anglais est obligé d'intervenir pour rétablir le calme. Aux frontières de la Perse, parmi les tribus Kurdes, le comité jeune-turc organise des bandes armées pour empêcher le retour dans leur patrie des Arméniens réfugiés en Perse; c'est Haïdar bey, ancien vali de Van, ami et complice de Djevdet bey, l'un des plus acharnés bourreaux des Arméniens, qui dirige le mouvement.
Ainsi, partout, les troubles ont le même caractère et la même source; les comités jeunes-turcs de Constantinople et de Berne ont la direction du mouvement; et sans doute eux-mêmes obéissent-ils aux ordres secrets des Talaat et des Enver réfugiés en Allemagne ou cachés à Constantinople. L'approche de l'inéluctable justice affole les coupables; l'idée que, malgré tout leur zèle sanguinaire, il reste encore des Arméniens qui se disposent à rentrer dans leurs foyers dévastés et à y créer, avec l'appui des Alliés, un grand Etat indépendant, excite la rage des bourreaux. Plus se prolonge l'indécision de la Conférence et l'inaction des Alliés, plus l'audace des Turcs grandit et plus loin s'étendent leurs intrigues. Le débarquement des troupes grecques à Smyrne, où elles sont presque encerclées par des troupes italiennes, a paru aux Turcs à la fois comme une provocation et comme une preuve d'un désaccord entre leurs vainqueurs. Chaque jour, dans ces malheureux pays qui ont déjà tant souffert, des hommes sont tués parce qu'à Paris la Conférence n'a pas encore pris ses résolutions. Le premier devoir qui s'impose à elle, avant de trancher les différends entre les vainqueurs, c'est d'imposer la loi au vaincu. Pour rassurer les peuples dans tout l'ancien Empire ottoman, il faut un grand geste symbolique qui se voie de loin et dont le sens ne puisse être discuté : le Sultan doit quitter Constantinople.
René Pinon, « La liquidation de l'Empire ottoman »
Revue des deux Mondes, vol. 53 (septembre 1919)