J'avais quitté la prison après 130 jours de réclusion.
Le gouvernement turc ayant voulu me faire remplacer auprès des prisonniers anglo-français, deux aumôniers allemands furent nommés.
L'un d'eux s'appelait le Père Dangelmonier, de la Congrégation de Saint François de Sales, et l'autre le docteur Engert, de l'Académie de Dellingen, en Bavière. Ils se rendirent au camp des prisonniers au commencement du moins de juin 1917. Malgré la liberté dont ils disposaient, ces aumôniers ayant rencontré beaucoup de difficultés de la part des autorités turques, dans l'exercice de leurs fonctions, demandèrent, trois mois après, de guerre lasse, à rentrer à Constantinople.
J'ai eu l'occasion de connaître l'un de ces deux aumôniers allemands, le Père Dangelmonier, et le 4 septembre j'eus un long entretien avec lui à Constantinople. Ce prêtre avait été jusqu'au fond du pays Mardine-Diarbékir. Il avait vu les convois des déportés dans le désert, leur état lamentable, et il me raconta la triste situation dans laquelle se trouvaient les pauvres chrétiens qui survivaient. Il me déclara que la persécution continuait de plus belle et me donna des nouvelles des prisonniers : « vu les mauvais traitements qui leur sont infligés par les Turcs, la moitié sont morts ; si la guerre doit durer encore deux ans, il n'en restera aucun. »
Je lui demandai alors pourquoi les Allemands qui se trouvent là-bas et qui voient tout ne s'opposent pas à ces actes barbares. Ne s'y opposant pas, ils sont donc responsables de ce qui arrive. Je lui avouai que je le leur reprochais énergiquement. Il me répondit : « Vous avez parfaitement raison. Je ne comprends pas moi-même cette incurie et j'en suis indigné au point que j'ai presque honte de me dire Allemand. Oui, je comprends que les Allemands n'auraient pu empêcher un soulèvement général de la population, mais un persécution systématique et continue aurait pu être empêchée par eux. » Puis il ajouta : « A ma rentrée en Allemagne j'élèverai la voix en faveur de ces malheureux. »
Je lui demandai alors s'il voulait bien me faire un petit rapport sur ce qu'il avait constaté quant à l'état des chrétiens de Turquie : il le fit avec plaisir.
Durant cette terrible grande guerre, tous les peuples ont plus ou moins souffert. Mais il y en a un, ou plutôt il y a une race, les « chrétiens d'Orient », qui a été cruellement éprouvée et dont l'existence même, comme race, a été compromise.
Nous ne discuterons pas ici la part de responsabilités qui retombe sur certaines nations à cet égard. Nous évoquerons seulement, en quelques mots, l'ère si triste des massacres des chrétiens, la situation actuelle de ces derniers ; nous terminerons en jetant un regard sur l'avenir.
On entend par « chrétiens d'Orient » tous les chrétiens catholiques et orthodoxes qui habitent en Turquie d'Europe, et ceux qui sont répandus en Anatolie, en Syrie, en Mésopotamie et en Arménie. On comptait, avant la guerre, plus de 3 millions de chrétiens en Orient, y compris les Grecs. Les Turcs, durant ces deux dernières années, en ont massacré, ou fait périr plus de 2 millions ; la plupart de ceux qui restent sont condamnés à la misère, et beaucoup, s'ils ne sont pas secourus, mourront l'hiver prochain.
Ces chrétiens sont divisés en plusieurs rites et nationalités :
1° Les Grégoriens ou Arméniens orthodoxes ;
2° Les Arméniens catholiques ;
3° Les Chaldéens catholiques ;
4° Les Chaldéens Nestoriens ;
5 ° Les Syriens ou Jacobites (rentrés dans le giron de Rome) ;
6° Les Jacobites orthodoxes.
A l'exception de Constantinople, d'Alep, de Mossoul, de Brousse et d'autres petites localités qui furent épargnées, on commença par enlever les hommes riches et influents du lieu où ils demeuraient ; puis, escortés de soldats de la milice ou de gendarmes, on les déportait dans des endroits écartés où on les massacrait. On procéda ainsi dans les villes.
Dans les villages, on s'assura le concours des tribus Kurdes qui massacrèrent et brûlèrent tout, à l'exception de quelques femmes et de quelques enfants qu'ils voulaient garder à leur service.
Après que tous les chrétiens influents et riches eurent disparu, un ordre arriva de Constantinople, enjoignant aux autorités de ne pas toucher aux familles des Syriens, des Jacobites et des Chaldéens. Hélas ! Cet ordre, exécuté seulement en partie dans les villes, arriva trop tard dans les campagnes, presque toute la population chrétienne ayant été déjà massacrée.
On peut dire que, des Grégoriens et des Arméniens, il ne resta, dans les contrées où eurent lieu des massacres, que quelques milliers, surtout des veuves et des orphelins. Cela fait, au total, plus d'un million de disparus.
Les Chaldéens-catholiques ont perdu plus de deux tiers des leurs, ainsi que trois évêques de leur communauté ; les Chaldéens-Nestoriens, plus de 100.000 hommes et la plupart de leurs évêques ; les Syriens, tous leurs hommes influents et riches dans ces mêmes contrées. Les Jacobites ayant versé une somme énorme ne furent pas inquiétés à Mardine, mais, dans les villages, plus de 80.000 des leurs furent tués par les Kurdes.
En résumé, on peut dire que deux millions de chrétiens ont disparu dans l'espace de deux ans ; car les déportations se sont continuées en 1915 et en 1916 ; même cette année on en a massacré plus de 40.000.
Il ne faut pas omettre de signaler également les chrétiennes, la plupart choisies parmi les plus jolies, et retenues dans les harems turcs, ou les chrétiens qui ont trahi leur foi, surtout parmi les chrétiens orthodoxes.
Les protestants ont aussi perdu la plupart de leurs fidèles ; mais ils ont déjà organisé de nombreux orphelinats pour sauver les survivants des massacres.
Il nous faudrait plusieurs centaines de pages pour parler ici des cruautés sans nombre que les massacreurs ont fait subir à leurs victimes. Ce serait un chapitre spécial de l'histoire de cette guerre ; même aux temps des barbares, de pareils actes de cruauté n'ont pas été commis contre les chrétiens. Un exemple suffira. Un prêtre, à Mardine, fut jeté en prison où, malgré ses 62 ans, il reçut plus de 300 coups de bâton. On lui arracha sa barbe blanche, poil par poil ; on le mit en croix, l'attachant à deux clous avec une corde, et il resta ainsi toute une nuit. Quelques jours après, il fut rendu à la liberté sur un ordre venu de Constantinople. Nous tenons ces détails horribles du prêtre lui-même.
Une autre fois, on conduisit plus de 200 femmes à travers la montagne, les steppes et le désert, jusqu'à ce que toutes fussent mortes de faim et de fatigue ; 18 seulement ont pu se sauver, et c'est d'elles que nous tenons ces détails.
Il y a encore des milliers de veuves et d'orphelins échappés miraculeusement des griffes des Turcs et des Kurdes ; des centaines de familles chaldéennes, syriennes, n'ont plus de soutien, ni de moyens de subsistance. Parmi ceux qui étaient retenus par les Kurdes, ou enfermés chez les Turcs, beaucoup reviennent, en ce moment, se réfugier chez les chrétiens. Leur état moral et matériel est épouvantable. Violées ou souillées par les Kurdes et les Arabes, les jeunes chrétiennes sont vendues au plus offrant dans des bazars, comme sur un marché de bétail.
La famine ayant commencé à se faire sentir chez les Arabes et les Kurdes, l'armée turque s'étant emparée de toutes les réserves alimentaires, les ennemis des chrétiens chassent ces pauvres êtres avilis, sans abri, sans pain, sans partie, et qui se réfugient dans les villes où ils mourront tous de faim. Ainsi à Diarbékir, à Mardine et dans d'autres contrées, les officiers turcs envoient, la nuit, leurs ordonnances dans les maisons chrétiennes, pour enlever de force les victimes de leurs débauches. Il n'y a plus de droit, plus de justice pour les chrétiens ; ils sont hors la loi en Turquie ; chacun peut les tuer, les faire disparaître sans qu'une voix s'élève en leur faveur; Mille exemples sont là pour le prouver. Telle est la situation !
L'avenir n'est pas souriant. Si l'on n'obtient pas, pour ces chrétiens, la liberté de vivre et un morceau de pain, ils mourront tous cet hiver de faim et de froid dans les contrées où ont passé les massacreurs. Les Turcs font d'eux ce qu'ils veulent ; ils ont encore confisqué tout récemment le blé de tout le pays, de sorte que chacun doit demander du pain au commandant turc qui, au lieu de le donner, chasse le demandeur si celui-ci est un chrétien, ou, du moins, fait payer cher le morceau qu'il lui jette comme à un chien. Un évêque de Mardine disait dernièrement : « Il y a, dans ma ville, plus de 5.000 veuves et orphelins que je dois nourrir en partie. S'il ne m'arrive pas de secours pour l'hiver, 4.000 de ces pauvres êtres seront morts l'année prochaine ; car il est impossible à l'homme de vivre de racines après avoir souffert le martyre des douleurs morales. »
Quel est le devoir des chrétiens d'Europe ? C'est de donner une obole en faveur de ces veuves et de ces orphelins de l'Orient qui ont envoyé tant de martyrs au ciel. Il est temps encore de sauver des milliers d'entre eux. Il s'agit seulement d'organiser au plus vite un service de secours.
Espérons que le gouvernement turc aura pitié de ces malheureux et les laissera vivre. Espérons surtout que l'Europe leu enverra sans tarder des secours.