Vingt-six mois en Turquie, par Henri Morgenthau,
Ambassadeur des états-Unis à Constantinople
Tout en m'adressant à Talaat, je m'efforçais d'exercer semblable pression sur Enver, qui, ainsi que je l'ai dit, était très différent de son collègue, cachait mieux ses sentiments, se montrait généralement affable, impassible et d'une politesse scrupuleuse. Il affecta aussi moins d'intransigeance que lui à propos des Arméniens, traita de folles exagérations les premiers récits qui nous parvinrent de leurs persécutions, déclara que les troubles de Van n'étaient qu'une répercussion de la guerre et tâcha de me persuader qu'il n'était nullement question d'anéantir la race arménienne. Cependant, tandis qu'il essayait d'endormir mes craintes, il tenait un langage opposé à d'autres personnes - ce dont je fus informé - ; notamment au Dr Lepsius, Président de la Deutsche Orient Mission, lequel était depuis longtemps, de par ses fonctions de missionnaire, en contact intime avec la race opprimée. En 1815, il avait été témoin des massacres que l'on connaît, à la suite desquels il avait recueilli des sommes d'argent considérables, destinées à la fondation d'orphelinats pour les enfants des victimes. Il revint en 1915 s'enquérir de la situation faite à ses protégés, envoyé par son institution ; sur sa demande, je l'autorisai à prendre connaissance des rapports de nos consuls ; les documents, appuyés par des informations qui lui furent en grande partie fournies par des missionnaires allemands de l'intérieur, ne laissèrent aucun doute dans son esprit, quant à la politique turque. Il s'indignait surtout de la conduite de son gouvernement, honteux d'être sujet d'une nation chrétienne ne faisant rien pour prévenir les massacres de coreligionnaires. Enver ne lui en cacha d'ailleurs pas la raison d'état, lui avouant en quelques mots que l'occasion était unique pour se débarrasser des Arméniens et qu'ils étaient décidés à en profiter. Cette franchise le renversa.
Entre temps, Enver ne se montra pas moins catégorique avec moi ; les rapports détaillés qui m'étaient parvenus rendaient d'ailleurs inutile de dissimuler plus longtemps la situation véritable. Nous eûmes donc à ce sujet de longues discussions, voire même orageuses. Une surtout est demeurée très nette dans mes souvenirs, par les arguments précis qu'Enver m'exposa, en réponse à la demande d'explications que j'avais formulée.
- Les Arméniens ont été prévenus à temps, commença-t-il, de ce qui leur arriverait s'ils passaient à l'ennemi. Il y a trois mois, j'ai fait venir leur Patriarche et lui ai notifié que si ses compatriotes essayaient de fomenter une révolution, ou d'aider les Russes, je ne serais pas responsable des conséquences. Mon avis resta sans effet, au double point de vue révolte et désertion. Vous êtes au courant de ce qui s'est passé à Van, où s'étant emparés du pouvoir, ils jetèrent des bombes sur les bâtiments du gouvernement et tuèrent un grand nombre de Mahométans. Nous savions, d'autre part, qu'ils tramaient des soulèvements ailleurs. Vous devez comprendre que, tandis que nous nous battons aux Dardanelles, pour notre propre existence, sacrifiant des milliers d'hommes, nous n'allons pas laisser ces gens nous frapper dans le dos chez nous. Il est parfaitement exact que je ne suis pas opposé aux Arméniens, en tant que race; j'admire beaucoup leur intelligence et leurs capacités ; rien ne me ferait plus de plaisir que de les voir entièrement incorporés à notre population. Mais s'ils s'allient à nos ennemis, comme ils l'ont fait dans la province de Van, il faudra qu'on les détruise. J'ai veillé à ce qu'on ne commette pas d'injustice ; tout dernièrement encore, j'ai donné des ordres pour que trois Arméniens déportés fussent renvoyés dans leur foyer, lorsque je m'aperçus qu'ils étaient innocents. La Russie, la France, la Grande-Bretagne et l'Amérique ne leur rendent aucun service en sympathisant avec eux et en les encourageant, car je sais l'influence que cela peut avoir sur un peuple aux tendances révolutionnaires. Lorsque notre Parti Union et Progrès s'attaqua à Abdul Hamid, tout l'appui moral nous vint du dehors, et fut en vérité une des grandes causes de notre succès. C'est ce qui pourrait arriver dans le cas des Arméniens et je suis convaincu que, s'ils n'étaient pas soutenus par les pays étrangers, ils abandonneraient vite leur opposition au gouvernement actuel et deviendraient des citoyens soumis et fidèles. Mais nous les tenons entièrement en notre pouvoir ; aujourd'hui, il nous est facile de nous venger des fomenteurs de troubles.
- Cependant, lui dis-je, supposons que tout cela soit vrai, pourquoi ne pas punir que les coupables ? Pourquoi sacrifier toute une race, sous le prétexte de crimes individuels ?
- Vous auriez raison en temps de paix, me répondit-il, où l'on peut user de moyens platoniques pour calmer les Grecs et les Arméniens ; tandis qu'en temps de guerre, il ne nous est pas possible de faire des enquêtes et de juger, il nous faut agir promptement, résolument. Je crois aussi que les Arméniens se trompent en comptant sur les Russes qui, à mon avis, préféreraient les voir morts que vivants, car ils sont aussi dangereux pour eux, que pour nous. S'ils réussissaient à former un gouvernement indépendant en Turquie, leurs frères de Russie suivraient leur exemple. De plus, les Arméniens se sont rendus coupables de massacres : rien qu'à Van, 30.000 Turcs seulement ont pu échapper, tout le reste a été tué par les Arméniens et les Kurdes. J'ai essayé de protéger les non-combattants au Caucase et j'ai donné des ordres pour qu'on les épargnât ; mais je m'aperçus que je n'avais aucun pouvoir en l'occurrence. Il y a environ 70.000 Arméniens à Constantinople qui ne seront pas inquiétés, sauf les Dashnaguists1 et ceux qui complotent contre les Turcs. Je crois, cependant, que vous pouvez vous tranquilliser à leur sujet, car il n'y aura plus de massacres.
Je ne pris pas au sérieux la dernière déclaration de mon interlocuteur. Et en effet, au moment précis de cette conversation, massacres et déportations bouleversaient les provinces arméniennes, se continuant sans interruption pendant plusieurs mois.
Dès que les rapports de ces tristes exploits arrivèrent aux Etats-Unis, on s'y préoccupa aussitôt d'organiser des secours. A la fin de juillet, j'appris que 5.000 Arméniens de Zeitoun et Sultanié n'avaient pas la moindre nourriture. J'en parlai à Enver qui me promit formellement d'y remédier, tout en faisant des réserves, parce que des représentants américains désiraient se rendre auprès des victimes pour les aider et les soulager.
- Cela ne fera que les encourager et envenimer la situation, déclara-t-il. Il y a environ 28 millions d'habitants en Turquie et un million d'Arméniens, et nous ne voulons pas que ce million trouble la paix des autres. Le grand obstacle à notre entente avec eux, ce sont leurs idées séparatistes ; ils veulent leur autonomie, si bien qu'ils se sont laissé duper par les Russes, sur l'amitié desquels ils comptent et qu'ils ont aidés dans cette guerre. Nous sommes résolus à ce qu'ils se conduisent comme les Turcs. N'oubliez pas que lorsque nous entreprîmes notre révolution, celle de 1908, nous n'étions que 200 ; mais en dépit de ce petit nombre de partisans, nous avons pu abuser le Sultan et le public et leur faire croire que nous étions infiniment plus nombreux et plus puissants que nous ne l'étions en réalité. Nous leur en avons imposé à tous par notre audace et nous avons pu ainsi établir la Constitution ; c'est donc notre propre expérience de révolutionnaires qui nous fait redouter les Arméniens ; et si 200 Turcs ont pu renverser le gouvernement, quelques centaines d'Arméniens instruits et intelligents peuvent mener à bien semblable entreprise. Nous avons donc décidé de les disperser, pour les empêcher de nous nuire. Comme je vous l'ai déjà dit, j'ai averti leur Patriarche que s'ils nous attaquaient, pendant que nous étions en guerre avec les nations étrangères, nous nous vengerions et cette fois, sans trêve ni merci.
Enver restait profondément irrité à l'idée que nos missionnaires (ou autre amis de la race arménienne) leur viendraient en aide matériellement et moralement : « En vérité, on leur témoigne trop d'intérêt », répétait-il sans cesse. Une autre fois, ayant proposé que certains Américains se rendissent à Tarsus et à Marsovan, il m'objecta : « S'ils y vont, je crains que les gens de l'endroit ne se fâchent et ne se montrent disposés à provoquer de fâcheux incidents ; il est donc préférable, dans l'intérêt des Arméniens, que les missionnaires américains s'abstiennent de s'occuper d'eux sur place. »
- Vous cites en train de ruiner votre pays au point de vue économique, lui fis-je remarquer dans, une occasion, ainsi que je l'avais déjà dit à Talaat ; et il me fit d'ailleurs une réponse analogue à la sienne, me prouvant que la question avait été soigneusement étudiée par le ministère entier.
- Les considérations d'ordre économique importent peu, en ce moment. Notre seul souci est de gagner (sic) ; dans ce cas, tout sera parfait, sinon tout sera perdu. Notre situation est désespérée, je l'avoue, et nous nous battons avec l'énergie du désespoir, ce n'est pas le moment de laisser les Arméniens nous attaquer par derrière.
La nécessité de secourir les Arméniens affamés devenait de plus en plus pressante ; mais Enver persistait à empêcher mes compatriotes de s'en charger.
- Comment pourrions-nous donner du pain aux Arméniens, déclara-t-il, quand nous en manquons pour notre propre peuple ? Je sais qu'ils souffrent, qu'il est fort probable qu'ils n'auront pas de pain cet hiver ; or, il nous est fort difficile d'obtenir de la farine et des vêtements, même ici à Constantinople.
Croyant obtenir gain de cause, je répliquai que j'avais de l'argent et que les missionnaires américains avaient hâte de le dépenser pour soulager les réfugiés.
- Mais nous n'avons pas besoin que vous ravitailliez les Arméniens, m'assura-t-il ; c'est le plus grand malheur qui puisse leur arriver. Je répète qu'ils escomptent la sympathie des pays étrangers ; c'est ce qui les pousse à nous résister et attire sur eux toutes leurs misères. Si vous entreprenez de leur distribuer des vivres et des vêtements, ils vont de suite voir en vous des amis puissants. Leur esprit de révolte n'en sera que renforcé et il faudra les punir encore plus sévèrement. Remettez-nous l'argent que vous avez reçu pour eux, nous veillerons à ce qu'il soit employé à les assister.
Il me fit cette proposition sans broncher et la renouvela plusieurs fois. Et tandis qu'il me suggérait ce plan de secours, les gendarmes et les fonctionnaires turcs, non contents de dépouiller les Arméniens de leurs biens domestiques, de leurs vivres et de leur argent, volaient encore aux femmes jusqu'à leurs derniers haillons et les éperonnaient de leurs baïonnettes, alors qu'à peine vêtues elles trébuchaient à travers le désert en feu. Et voilà que le Ministre de la guerre me proposait de donner notre argent à ces mêmes gardiens de la loi, pour le répartir aux malheureux qui leur étaient confiés !
Toutefois, il me fallait agir avec tact et je dus répondre :
- Si vous, ou tout autre membre du gouvernement, voulez assurer la responsabilité de la distribution, nous serons naturellement heureux de vous confier l'argent, mais ne vous attendez pas à ce que nous le donnions à ceux qui ont massacré les Arméniens et outragé leurs femmes.
Sans se troubler, mon interlocuteur revint a son principal argument :
- Il ne faut pas que les Arméniens sachent jamais qu'ils ont un soutien en Amérique; ce serait leur ruine. Il est de beaucoup préférable qu'ils meurent de faim (sic) et en vous avouant cela, je n'ai en vue que leur intérêt, car s'ils arrivent à se convaincre qu'ils n'ont pas d'amis à l'étranger, ils se calmeront, reconnaîtront que la Turquie est leur seul refuge et deviendront de paisibles citoyens. Votre pays ne leur est d'aucune utilité en leur témoignant sans cesse de la sympathie. Vous ne faites qu'attirer sur leurs têtes de plus grands malheurs.
En d'autres termes, plus les Américains enverraient d'argent pour nourrir les Arméniens, plus la Turquie se proposerait de les massacrer ! Logique désespérante, on en conviendra. Enver finit toutefois par se radoucir et m'autorisa à faire parvenir des secours aux malheureux par l'intermédiaire des missionnaires. Dans toutes nos discussions, il produisait cette hypocrite excuse, se prétendant l'ami sincère de la nation opprimée, alléguant même que la sévérité des mesures adoptées n'était en somme que de la pitié, déguisée. Comme il m'assurait sans cesse de son désir de la traiter avec justice et son attitude ù cet égard était bien différente de celle de Talaat qui avouait ouvertement sa résolution de la déporter, j'élaborai un plan concordant avec ses vues, plan que je lui soumis. Je lui suggérai, afin de protéger comme il le souhaitait les réfugiés innocents et d'alléger leurs souffrances dans la mesure du possible, de désigner un comité d'Arméniens qui l'y aiderait ; puis d'envoyer un Arménien capable, tel que Oskan Effendi, l'ex-ministre des Postes et Télégraphes, étudier sur place la situation et voir quels remèdes pourraient être efficaces. Il n'approuva aucune de mes propositions, disant que ses collègues interpréteraient mal la première, et que, bien qu'il admirât Oskan pour les bons services qu'il avait rendus lorsqu'il faisait partie du Cabinet et qu'il l'eût soutenu dans sa répression des fonctionnaires incapables, il ne pouvait cependant lui accorder sa confiance en ce cas, attendu qu'il était membre de la société arménienne Dashnaguist.
Dans un autre entretien, je crus politique d'émettre l'idée que le Ministère n'était sans doute pas coupable des massacres.
- Je sais bien que le Cabinet n'aurait jamais donné de tels ordres, dis-je, et on ne saurait vraiment vous blâmer, vous, Talaat et les autres membres du Comité ; vos subordonnés ont évidemment outrepassé la consigne. Je comprends d'ailleurs toute la difficulté de la tâche.
Enver se redressa soudain. Je m'aperçus que mes remarques, loin de préparer le terrain pour une discussion paisible et amicale, n'avaient fait que l'offenser, car je venais de sous-entendre que des événements pouvaient se produire en Turquie, dont lui et ses associés n'étaient pas responsables.
- Vous vous trompez entièrement, me répondit-il, nous sommes les maîtres absolus de ce pays. Je n'ai nullement l'intention de rejeter le blâme sur nos subalternes, et suis tout disposé à assumer la responsabilité de tout ce qui est arrivé. Le Cabinet lui-même a ordonné les déportations et je suis persuadé que nous en avons le droit, attendu que les Arméniens nous sont hostiles ; de plus, nous sommes les chefs ici et personne au-dessous de nous n'oserait prendre de telles mesures, sans notre assentiment.
Puis il essaya d'adoucir l'impression générale de ses déclarations barbares, en s'apitoyant sur des cas particuliers, disposition dont j'essayais toujours de profiter et qui me permit plusieurs fois de sauver quelques Arméniens de la mort. Un jour, le Consul américain à Smyrne m'avait fait savoir que sept de ces malheureux venaient d'être condamnés à être pendus, sous l'accusation d'un vague délit politique commis en 1909, bien que Rahmi Bey, le gouverneur général de Smyrne, et le commandant militaire ne les crussent point coupables. Lorsque l'ordre de l'exécution arriva, ces autorités télégraphièrent à Constantinople que, d'après la loi ottomane, les accusés avaient le droit de recourir à la clémence du Sultan ; la réponse démontre l'importance que l'on attachait alors aux droits des Arméniens.
« En principe, vous avez raison ; pendez-les d'abord et envoyez ensuite le recours en grâce. »
Je rendis visite à Enver, dans l'intention de plaider leur cause, le jour de Baïram, la plus grande fête religieuse des Mahométans, après le Ramazan, leur mois de jeûne. Cette fête a un trait commun avec notre Noël, c'est la coutume d'échanger de petits cadeaux, en particulier des bonbons. De sorte qu'après les compliments d'usage, je dis au Ministre : « C'est aujourd'hui Baïram, et vous ne m'avez pas encore offert de cadeau ».
Mon interlocuteur se mit à rire :
- Que voulez-vous ? une boîte de bonbons ?
- Oh non ! lui répondis-je, on ne s'en tire pas à si bon compte avec moi. Je veux la grâce des sept Arméniens que le Conseil de guerre a condamnés à Smyrne.
Ma proposition sembla l'amuser beaucoup.
- C'est une façon bizarre de demander un pardon, répliqua-t-il ; mais puisque vous vous y prenez ainsi, je ne saurais refuser.
Il fît sur-le-champ demander son aide de camp et télégraphia à Smyrne de libérer les accusés.
Et voilà comment en Turquie le hasard fait la justice et dispose des vies humaines ! Rien ne saurait mieux dépeindre combien l'existence y compte peu, ainsi que l'absence de tout principe dans la plupart des cas, car si Enver épargna ces malheureux ce fut moins par intérêt pour leur sort que par désir de m'accorder une faveur demandée de façon si bizarre. Bref, dans tous mes entretiens sur ce sujet, le Ministre de la guerre n'en discuta qu'en passant : comme une sorte de parenthèse, relatant des massacres d'enfants, aussi négligemment que nous parlons du temps.
Un autre jour, il me demanda de l'accompagner à cheval dans la forêt de Belgrade. Ne manquant aucune occasion de l'influencer, j'acceptai son invitation. Nous allâmes en auto jusqu'à Buyukdere, où l'on nous avait amené des chevaux ; et tandis que nous chevauchions à travers la belle forêt, mon compagnon se montra plus communicatif que de coutume, m'entretenant avec affection de son père et de sa mère qui s'étaient mariés fort jeunes, lui n'ayant que seize ans et elle onze ; sa mère n'avait encore que quinze ans à sa naissance. Puis il me révéla un côté plus tendre de son caractère, en parlant de sa femme, la princesse impériale, dont la dignité embellissait son foyer, regrettant que les règles de la civilité mahométane ne lui permissent pas de fréquenter la société, ajoutant qu'il aimerait à ce qu'elle fît la connaissance de Mrs Morgenthau. Il procédait alors à l'ameublement d'un magnifique palais sur le Bosphore ; lorsque tout serait terminé, la Princesse, ajouta-t-il, inviterait ma femme au petit déjeuner. A ce moment de la promenade, nous passions devant la maison et longions les terres du sénateur Abraham Pacha, Arménien très riche ; il avait été l'ami intime du Sultan Abdul Aziz, et comme en Turquie, le fils hérite des amis de son père ainsi que de ses biens, un des fils d'Abdul Aziz lui rendait visite chaque semaine. En traversant le parc, Enver remarqua, non sans indignation, que des forestiers étaient occupés à abattre des arbres et il les arrêta ; en apprenant plus tard que le Ministre de la guerre venait de faire l'acquisition du parc, je compris sa colère. Abraham Pacha étant Arménien, je me saisis de ce prétexte pour entretenir à nouveau mon compagnon des affreux traitements infligés aux femmes arméniennes :
- Vous disiez que vous vouliez protéger les femmes et les enfants, remarquai-je ; d'après ce que je sais, vos ordres ne sont point exécutés.
- Ces histoires sont fausses, dit-il. Je ne puis concevoir qu'un soldat turc soit capable de maltraiter une femme enceinte.
Peut-être aurait il été d'un avis différent, s'il avait pu lire les rapports détaillés que j'ai versés aux archives de l'ambassade américaine !
Changeant de conversation une fois de plus, il me complimenta sur ma selle, faite sur le modèle bien connu du « général Mc Clellan » il l'essaya même, la trouva si parfaite qu'il me l'emprunta plus tard et s'en fit confectionner une pour son usage personnel et l'adopta même pour un de leurs régiments. Puis il me parla des chemins de fer qu'il faisait construire en Palestine, de l'activité du Cabinet et des circonstances qui favorisaient actuellement les spéculations immobilières; il me suggéra même l'idée de nous associer pour acheter des terrains, destinés à une hausse rapide et certaine. Pour moi, je revenais toujours à l'Arménie, d'ailleurs sans succès.
Notre promenade lui parut si agréable qu'il m'en proposa une autre peu de jours après, celle-ci en compagnie de Talaat et du Dr Gates, président du Robert College. Enver et moi avions pris les devants sur nos deux compagnons. Les fonctionnaires turcs sont infiniment jaloux de leurs prérogatives, et le Ministre de la Guerre, étant le personnage principal du Cabinet, Enver tenait absolument à ce qu'un intervalle convenable nous séparât des deux autres cavaliers ! Je m'en amusais, car je savais que Talaat était plus influent au point de vue politique ; il parut toutefois admettre la distinction et ne se permit qu'une seule fois de nous dépasser - empiétement qui froissa visiblement Enver. Talaat arrêta donc sa monture et passa à l'arrière avec soumission.
- Je voulais simplement montrer au Dr Gates l'allure de mon cheval, dit-il pour s'excuser.
Je me souciai peu de ces détails d'étiquette, étant bien résolu à parler des Arméniens, mais en vain, car Enver trouva de plus intéressants sujets de discussions. Il se mit à parler de ses chevaux et c'est alors qu'un autre incident souligna l'instabilité de l'esprit turc - la facilité avec laquelle cette race peut, après les crimes les plus monstrueux, faire preuve de bonté individuelle. Et comme il manifestait le regret de ne pas avoir de jockey pour les courses prochaines, je lui dis : - Je vous donnerai un jockey anglais. Voulez-vous faire un marché ? C'est un prisonnier de guerre ; s'il gagne, lui rendrez-vous la liberté ?
- Certainement, répondit-il.
Cet homme, un nommé Fields, prit donc part aux courses à titre de jockey d'Enver, et arriva troisième. C'était une course à la liberté, remarqua M.Philip ! Or, n'ayant pas gagné, le Ministre n'était pas obligé, d'après les clauses du contrat, de le laisser retourner en Angleterre, mais il passa outre et lui accorda sa liberté.
Pendant cette même promenade à cheval, Enver me montra ses talents de tireur. J'entendis soudain un coup de pistolet fendre l'air, c'était l'aide de camp de mon compagnon qui s'exerçait à atteindre un objet tout près de nous. Enver arrêta brusquement son cheval et saisissant son revolver, éleva le bras et se mit à viser :
- Voyez-vous cette ramille sur cet arbre ? me demanda-t-il, en désignant un objectif à une distance d'environ trente pieds.
Je fis signe de la tête, il tira et la petite branche tomba sur le sol.
La rapidité, avec laquelle il avait sorti son arme de sa poche, visé et tiré, m'éclaira sur l'influence qu'il exerçait sur la bande de pirates qui gouvernait alors la Turquie. Nombre d'histoires circulaient à ce sujet, disant qu'il n'avait pas hésité à faire usage de ce moyen de persuasion aux moments critiques de son existence; j'ignore la véracité de ces bruits, mais je peux attester que son adresse au tir était remarquable.
Talaat voulut alors suivre son exemple et nos deux hommes d'Etat descendirent de cheval, s'amusèrent à concourir, et se conduisirent comme de vrais gamins insouciants, échappés de l'école.
- Avez-vous sur vous une de vos cartes ? me demanda Enver, en me priant de l'épingler à un arbre, situé à une distance d'environ 50 pieds. Il tira le premier, sa main était ferme, son œil visa juste et la balle frappa la carte en plein centre. Ce succès agaça Talaat, qui, à son tour, voulut essayer, mais sa main calleuse et son poignet n'eurent point la stabilité nécessaire ; il n'était pas sportif comme son collègue, plus jeune, bien musclé et parfaitement droit. Plusieurs fois, il toucha la carte sur les bords, mais ne put se montrer à la hauteur de son rival.
- Si j'avais visé un homme, dit ce gros Turc en ressautant sur son cheval, je l'aurais touché plus d'une fois.
Voilà à quoi aboutirent mes efforts pour intéresser les deux personnages principaux de Turquie au sort des Arméniens - l'élément le plus précieux de la population ottomane !
J'ai déjà fait remarquer que Saïd Halim, le Grand Vizir ne disposait d'aucune influence ; nominalement, il occupait le poste le plus important du ministère ; en réalité, il n'était qu'un comparse que Talaat et Enver dominaient, tout comme ils dominaient le Sultan lui-même. Les ambassadeurs auraient dû, en principe, traiter leurs affaires avec lui, en sa qualité de ministre des Affaires étrangères; mais je m'aperçus rapidement que je n'arriverais à rien de ce côté-là, et tout en lui continuant mes visites hebdomadaires, par courtoisie, je préférai m'adresser directement à ceux qui avaient pouvoir de décision. Cependant, afin de ne pas être accusé de négliger aucune possibilité d'influencer le gouvernement ottoman, j'attirai plusieurs fois l'attention du Grand Vizir sur la question arménienne. N'étant pas Turc, mais égyptien, étant instruit et bien élevé, il n'était pas invraisemblable selon moi qu'il considérât différemment le sort des peuples asservis. En quoi je me trompais, car il leur était aussi hostile que Talaat et Enver et je m'aperçus que le sujet l'irritait fort. Naturellement il ne se souciait pas de voir sa fastueuse existence troublée par des événements aussi insignifiants et désagréables ; il le révéla par son attitude, lorsque le chargé d'affaires grec vint l'entretenir des persécutions de ses compatriotes, en lui répondant catégoriquement que semblables interventions faisaient aux Grecs plus de mal que de bien, ajoutant : « Nous agirons envers eux d'une façon contraire à ce qu'on nous demande ».
Il ne se montra d'ailleurs pas plus digne de son rang, chaque fois que j'eus à lui soumettre une requête. Je fus chargé de la tâche désagréable de lui notifier, au nom des gouvernements anglais, français et russe, que ces puissances tiendraient comme responsables des atrocités arméniennes les hommes se trouvant alors à la tête des affaires ottomanes, ce qui signifiait qu'en cas de succès des Alliés, le Grand Vizir, Talaat, Enver, Djemal et leurs associés seraient traités en simples criminels. Lorsque j'entrai dans son bureau pour discuter avec ce prince de la maison royale d'Egypte ce message quelque peu embarrassant, je le trouvai assis, comme d'habitude, jouant nerveusement avec ses bijoux et ne paraissant point de bonne humeur. Il me parla sans préambule de ce télégramme, et, rouge de colère, entama une longue diatribe contre la race arménienne tout entière, disant que ces rebelles avaient tué 120.000 Turcs à Van. Ces déclarations étaient si absurdes que je me mis à défendre chaleureusement la race persécutée, ce qui ne fit qu'aggraver la rage de mon interlocuteur qui, changeant soudain de sujet, injuria mon propre pays, l'accusant d'avoir par notre sympathie attiré sur nos protégés la plus grande partie de leurs malheurs.
Peu de temps après cet entretien, Saïd Halim quitta le poste de ministre des Affaires étrangères; son successeur, Halil Bey, avait été pendant quelques années le Président du Parlement turc. C'était un homme très différent de Saïd, infiniment plus délicat, intelligent et disposant de beaucoup d'influence dans la conduite des affaires. Corpulent et d'un bon naturel, il affectait un parler doux et onctueux, et n'était point dénué de sensibilité, comme la plupart des politiciens turcs de son temps. On racontait qu'il n'approuvait pas les procédés employés vis-à-vis des Arméniens, mais que sa position l'obligeait à les accepter et même, ainsi que je m'en aperçus, à les défendre. Peu après sa nomination, il me rendit visite et essaya incidemment d'expliquer les atrocités arméniennes. Je connaissais déjà par expérience les sentiments de plusieurs personnages officiels à cet égard. Talaat s'était montré féroce et sanguinaire, Enver subtil et intrigant et le Grand Vizir décidément bourru et hargneux. Quant à Halil, il considérait tout cela avec une parfaite sérénité, que ne troubla point le moindre détail des procédés, ni même les choses peu aimables que je lui en dis. Il commença par avouer que rien ne saurait atténuer l'effet de ces massacres, mais que pour les comprendre, je devais me rappeler certains faits.
- J'admets que le gouvernement a commis une grave erreur en traitant les Arméniens de la sorte, me dit-il ; or le mal est fait. Qu'y pouvons-nous maintenant ? Toutefois, s'il y a des fautes qu'il nous soit possible de corriger, nous le ferons. Je déplore autant que vous les abus et les outrages qui ont été commis ; cependant je voudrais vous faire discerner le point de vue de la Sublime Porte ; j'admets que ce n'est point une justification, cependant, il y a, à mon avis, des circonstances atténuantes, que vous devriez prendre en considération avant de juger le gouvernement ottoman.
Puis, tout comme ses collègues, il mentionna les événements de Van, lu désir d'indépendance des Arméniens et l'aide qu'ils avaient donnée aux Russes, arguments qui ne m'étaient que trop connus !
- J'ai prévenu Vartkes (un député arménien qui, comme beaucoup d'autres personnages influents, fut plus tard assassiné) que si ses coreligionnaires aspiraient réellement à l'indépendance, ils devraient attendre un moment favorable pour l'obtenir; par exemple, que si les Russes étaient victorieux des troupes turques et occupaient toutes les provinces arméniennes, alors leur désir serait admissible. Pourquoi ne pas patienter ? dis-je à Vartkes. Je l'avertis aussi que nous ne leur permettrions pas de nous attaquer dans le dos et que s'ils entreprenaient quelque acte hostile contre nos troupes, nous enverrions la population de l'arrière vers le sud, afin d'écarter tout danger. Enver, vous le savez, a donné semblable avis au Patriarche arménien ; mais en dépit de tout cela, ils ont tenté une révolution.
Je l'interrogeai ensuite sur les moyens de secours possibles et lui annonçai que 20.000 livres sterlings (100.000 dollars) m'avaient déjà été envoyées d'Amérique.
- C'est l'affaire du gouvernement ottoman, me répondit-il sur un ton doucereux, de veiller à ce que ces gens soient installés, logés et nourris jusqu'à ce qu'ils puissent pourvoir à leurs besoins. Le Cabinet fera certainement son devoir. D'ailleurs, vos 20.000 livres sont peu de chose !
- C'est vrai, répartis-je, mais ce n'est qu'un commencement, et je suis persuadé que je puis obtenir tout l'argent nécessaire.
- De l'avis d'Enver Pacha, répliqua-t-il, aucun étranger ne doit aider les Arméniens; je ne juge pas ses motifs, je vous les donne tels qu'ils sont. Il dit que ce sont des idéalistes, et que si des étrangers sont en rapport avec eux et les encouragent, ils se sentiront affermis dans leurs aspirations nationales, et il est absolument décidé à les soustraire à toute influence extérieure.
- Est-ce donc pour Enver le seul moyen d'empêcher toute nouvelle tentative d'émancipation de leur part ? demandai-je.
Halil sourit, conservant son amabilité malgré cette question mordante et répondit :
- Les Arméniens sont dans l'impossibilité absolue de renouveler aucune tentative d'émancipation !
Et en effet, comme environ 500.000 des leurs avaient été tués, la triomphante réponse de mon interlocuteur avait au moins le mérite de la franchise, mérite qui avait manqué à ses autres arguments.
. - Combien y a-t-il d'Arméniens dans les provinces du sud, ayant besoin d'être secourus ? demandai-je encore.
- Je ne sais pas et serais bien embarrassé de vous donner même un chiffre approximatif.
- Y en a-t-il plusieurs centaines de mille ?
- Je crois, répondit Halil, mais je ne puis dire combien de centaines de mille. Beaucoup ont souffert, ajouta-t-il, simplement parce que Enver n'a pu disposer d'un nombre suffisant de soldats pour les défendre. Quelques unités de l'armée régulière les ont accompagnés et se conduisirent fort bien (quarante d'entre eux même trouvèrent la mort). Mais nous dûmes renvoyer la plupart des gendarmes servir dans l'armée et les remplacer par de nouveaux. Ce sont ceux-là qui se sont rendus coupables d'abus regrettables. - Beaucoup de Turcs n'approuvent pas ces massacres, dis-je.
- Je ne le nie pas, répondit mon conciliant visiteur en prenant congé.
Enver, Halil et leurs collègues soutenaient avec insistance qu'aucune aide extérieure ne devait parvenir aux Arméniens. Quelques jours après cette visite, le Sous-Secrétaire d'état vint à l'Ambassade américaine pour me communiquer un message de Djemal à Enver. Djemal, qui avait alors en Syrie de nombreux Chrétiens soumis à sa juridiction, voyait d'un très mauvais œil l'intérêt que les consuls américains témoignaient aux Arméniens ; il me demandait de leur notifier de ne plus s'occuper des affaires arméniennes, « car, ajouta le messager, il ne pouvait discerner les coupables des innocents et il devait tous les punir ! »
Un peu plus tard, Halil se plaignit à moi que les consuls américains envoyassent des rapports à ce sujet aux états-Unis et me fit savoir que le gouvernement désirait y mettre un terme.
En réalité, j'envoyai moi-même la plupart des renseignements et l'avertissement ne me troubla point.
1) Ce mot signifie en arménien : harmonie ; il sert à désigner le plus important parti politique arménien. Bien que partisan de la Constitution en Turquie, ce parti est de tendances révolutionnaires ; Talaat et Enver lui furent d'abord favorables, mais le combattirent ensuite, effrayés de ses projets. NDT