CHAPITRE XXVII
WANGENHEIM REFUSE D'INTERVENIR
EN FAVEUR DES ARMÉNIENS

Au moment où la question arménienne atteignit son point culminant, il est intéressant de se demander ce que fut le rôle de l'Allemagne : jusqu'à quel point le Kaiser fut-il responsable des massacres? Favorisa t-il ces persécutions ? les toléra-t-il simplement ? ou enfin s'y opposa-t-il ? L'Allemagne, pendant ces quatre dernières années, a rempli de ses crimes les pages les plus noires de l'histoire ; faut-il ajouter à son actif celle-ci, incontestablement la plus sombre ?

Je présume que beaucoup de personnes trouveront dans les théories des gouvernants turcs, plus d'une ressemblance avec la philosophie de guerre allemande. Il me suffira de répéter quelques phrases d'Enver et de ses collègues, au cours de nos discussions à ce sujet : « Les Arméniens sont cause de tous leurs maux ». « Je les en avais dûment avertis. » « Nous luttions alors pour notre propre existence. » « Nous avions le droit d'avoir recours aux moyens susceptibles de réaliser nos buts. » « Nous n'avons pas le temps de distinguer l'innocent du coupable. » « Actuellement, la Turquie n'a qu'un devoir : être victorieuse », etc., etc.

Ces phrases ont un son familier, n'est-ce pas ? En vérité, je pourrais, en transcrivant ces citations, mettre ces propos dans la bouche d'un général allemand et nous aurions un exposé presque identique des méthodes germaniques envers les nations conquises. L'enseignement prussien va plus loin, car les systèmes appliqués aux Arméniens avaient un trait nouveau : ils n'étaient point turcs du tout. Depuis des siècles, les Mahométans avaient persécuté leurs sujets arméniens et autres peuples assujettis avec une barbarie inconcevable ; mais de façon grossière, maladroite et peu scientifique : par exemple, ils excellaient à faire jaillir à coups de massue la cervelle d'un Arménien, détail pénible qui illustre d'une façon parfaite les procédés primitifs et féroces qu'ils employaient alors. Ils admettaient l'usage du meurtre, sans penser à l'ériger en institution. En 1915 et 1916, ils s'inspirèrent d'une toute autre mentalité, dont le résultat fut la déportation. Les Turcs, pendant cinq cents ans, avaient inventé des moyens innombrables de torturer physiquement leurs sujets chrétiens ; cependant il ne leur était jamais venu à l'esprit de les arracher en masse aux foyers fondés par leurs ancêtres depuis des siècles et des siècles et de les envoyer au loin, dans le désert. Où prirent-ils cette idée ? J'ai déjà raconté comment, en 1914, peu de temps avant la guerre européenne, le gouvernement expulsa environ 100.000 Grecs de leurs vieilles demeures, le long de la côte d'Asie, et les transporta dans certaines îles de la mer Egée. J'ai dit également que l'amiral Usedom, l'un des grands experts navals allemands en Turquie, me révéla que c'étaient ses compatriotes eux-mêmes qui en avaient démontré l'utilité aux Turcs. Il importe d'établir qu'aujourd'hui semblables méthodes sont exclusivement allemandes. Quiconque a lu la littérature des Pangermanistes le sait ; ces fanatiques ont projeté, de propos délibéré, l'expulsion des Français de certaines parties de la France, des Belges de la Belgique, des Polonais de la Pologne, des Slaves de Russie, et autres peuples indigènes des territoires qu'ils ont habités pendant des milliers d'années, et l'installation à leurs places d'Allemands sérieux et loyaux. Il serait superflu de prouver qu'ils ont prêché cette théorie comme politique d'Etat, et qu'ils viennent de la mettre en pratique ces quatre dernières années, en enlevant à leur pays natal plusieurs milliers de Belges et de Français, tandis que l'Autriche-Hongrie massacrait une grande partie de la population serbe et transférait des milliers d'enfants serbes sur son sol, pour en faire des sujets soumis à ses lois ! Et la fin de la guerre seule nous dira toute l'importance de ces mouvements de population!

Certains écrivains allemands ont même conseillé l'application de ces principes aux Arméniens. Paul Rohrbach écrit dans le Temps de Paris « qu'à une conférence, tenue à Berlin il y a quelque temps, on recommandait l'évacuation totale de la nation arménienne ; celle-ci, dispersée du côté de la Mésopotamie, serait remplacée par des Turcs, afin de soustraire le pays à toute influence russe, tandis que la Mésopotamie serait peuplée des fermiers dont elle a grand besoin ». Le but était facile à comprendre : l'Allemagne était en train de construire le chemin de fer de Bagdad, qui traverse le désert de Mésopotamie et joue un rôle essentiel dans l'établissement du grand et nouvel empire germanique, devant s'étendre de Hambourg au Golfe Persique. Pour que cette voie ferrée répondît à ce qu'on en attendait, il fallait que tout alentour habitât une population industrieuse et prospère. Or le Turc indolent ne pouvait se transformer en colon, tandis que l'Arménien réunissait en lui toutes les qualités nécessaires à semblable entreprise. C'est ce qui fut exécuté en parfaite harmonie avec la conception allemande de la politique gouvernementale, laquelle ne s'embarrassait point du fait que cette race, habituée à vivre sous un climat tempéré, serait soudainement transportée dans un désert brûlant et désolé.

Je m'aperçus en outre que l'Allemagne avait propagé ces idées depuis longtemps déjà ; des savants avaient fait des conférences en Orient à ce sujet. « Je me rappelle avoir assisté à une conférence d'un célèbre professeur allemand, me dit un Arménien, dont le thème principal était que, dans toute son histoire, la Turquie avait commis une grave faute, en montrant trop de pitié envers la population non musulmane, et que le seul moyen d'assurer la prospérité de l'Empire était au contraire de traiter sans ménagement toutes les races et nations asservies, en désaccord avec ses desseins. »

Les Pangermanistes ont eux aussi exprimé leurs opinions sur la question arménienne. Il me suffira de citer celle de l'auteur de la Mittel Europa, Friedrich Naumann, l'un des plus capables vulgarisateurs de leurs conceptions particulières. Dans la partie de son travail sur l'Asie, Naumann, qui fut au début de sa carrière pasteur évangélique, traite de façon approfondie les massacres arméniens de 1895-96; quelques passages dévoileront le secret de la politique allemande, en face de telles infamies : « Si nous considérons simplement, écrit-il, la brutale extermination de 80.000 à 100.000 Arméniens, il n'y a pas plusieurs manières de voir ; nous devons condamner avec indignation et véhémence, et les assassins et les instigateurs ; ils ont commis les massacres les plus abominables, massacres plus nombreux et plus affreux que ceux infligés aux Saxons par le grand Charlemagne, car les tortures décrites par Lepsius n'ont point d'équivalent. Quel sentiment nous empêche donc d'accabler le Turc et de lui dire : « Va-t'en, misérable ! » Un seul motif nous retient, car celui-ci nous répondrait : « Moi aussi, je me bats pour ma propre existence ! » et, en vérité, nous le croyons. Nous sommes convaincus, en dépit de la révolte que cette barbarie sanglante excite en nous, que les Turcs se défendent légitimement, et que les massacres et la question arméniens ne sont qu'une affaire de politique intérieure, un simple épisode dans l'agonie d'un empire moribond, qui veut encore essayer de se sauver en versant du sang humain. Toutes les grandes puissances, sauf l'Allemagne, ont adopté une attitude qui tend à renverser la situation actuelle de l'Etat ottoman, réclamant pour les peuples asservis les droits de l'homme ou de l'humanité, de la civilisation ou de la liberté civique, en un mot, ce qui en ferait les égaux des Turcs. Mais pas plus que l'ancien Empire romain despotique ne put tolérer la religion du Nazaréen, l'Empire turc, qui est le véritable successeur de l'Empire romain d'Orient, ne saurait supporter, parmi ses sujets, des représentants du christianisme libre de l'Occident. Le problème arménien est donc pour les Ottomans une question d'intérêt vital et c'est pourquoi ils ont recours à des actes barbares et asiatiques : les Arméniens ont été exterminés dans des conditions telles, qu'ils ne pourront d'ici longtemps se relever et constituer une force organique. C'est, sans contredit, une action désespérée, abominable et honteuse, mais surtout une triste page de l'histoire universelle à la manière asiatique... Malgré donc le dégoût du chrétien allemand en face de ces faits, il ne peut rien, sinon panser les plaies de son mieux et laisser les choses suivre leur cours fatal. Notre programme en Orient est depuis longtemps déterminé, nous faisons partie du groupe qui protège la Turquie, et d'après cela nous basons notre conduite... Nous n'empêchons pas des chrétiens compatissants de s'occuper des victimes de ces crimes affreux, d'élever les enfants et de soigner les adultes. Que Dieu bénisse ces bonnes oeuvres comme toute autre preuve de foi ! Mais nous devons prendre garde que ce zèle charitable ne prenne la forme d'actions politiques, capables d'entraver nos projets. L' internationaliste, celui qui appartient au groupe idéologue anglais, peut soutenir les Arméniens ; mais le nationaliste, celui qui ne veut point sacrifier l'avenir de l'Allemagne à l'Angleterre, doit, quand il s'agit de politique extérieure, suivre la route tracée par Bismarck, serait-ce aux dépens de toute pitié... Politique nationale, voilà la raison morale et profonde pour laquelle nous, hommes d'état, nous devons rester indifférents aux souffrances des peuples chrétiens en Turquie, quelque douloureux que ce soit pour nos sentiments humains... C'est notre devoir, qu'il nous faut reconnaître et avouer à Dieu et aux hommes. Si donc pour cette raison, nous soutenons l'existence de l'Empire ottoman, nous le faisons dans notre propre intérêt, pour notre grand avenir... D'un côté se trouvent nos devoirs, en tant que nation, de l'autre nos obligations en tant qu'individus ; il y a des cas où, dans un conflit, il nous est permis de choisir l'intermédiaire, qui peut satisfaire le point de vue humain, rarement le point de vue spirituel. Dans cette circonstance, comme dans des situations analogues, il nous faut voir clairement de quel côté est la plus haute et la plus importante obligation morale ; et quand le choix est fait, aucune hésitation n'est permise. Guillaume II s'est prononcé : il est devenu l'ami du Sultan, car il rêve d'une Allemagne plus grande et indépendante ».

Telle était la philosophie étatiste allemande et j'eus l'occasion d'en observer la réalisation pratique à propos des Arméniens. Dès que les premiers échos de leur martyre arrivèrent à Constantinople, il me vint à l'esprit que le meilleur moyen d'arrêter ces tueries serait que les représentants diplomatiques de tous les pays s'unissent pour en appeler au gouvernement ottoman lui-même. J'en parlai à Wangenheim vers la fin de mars ; il se montra catégoriquement hostile à mes protégés, les accusant en termes grossiers de tous les défauts, traita, à l'instar de Talaat et d'Enver, l'épisode de Van de révolte injustifiée et me déclara que, pour lui, ils n'étaient que des traîtres et des misérables.

« Je viendrai en aide aux Sionistes, continua-t-il, pensant me faire plaisir ; mais je ne ferai rien pour les Arméniens. »

Il affectait de considérer cette question comme touchant particulièrement les états-Unis et mon intervention constante lui donnait à penser que toute pitié à l'égard de cette race serait une faveur accordée au gouvernement américain, ce qu'en ce moment il n'était nullement disposé à faire.

« Les états-Unis semblent être le seul pays qui s'intéresse aux Arméniens, commença-t-il ; ceux-ci ont des amis dans vos missionnaires et des protecteurs dans vos compatriotes ; leur venir en aide est donc uniquement du ressort américain. Comment pouvez-vous espérer que je fasse quoi que ce soit, quand votre pays vend des armes à nos ennemis ? M. Bryan vient de déclarer que ce n'est pas sortir de la neutralité que de vendre des munitions à l'Angleterre et à la France. Tant que votre gouvernement conservera cette attitude, nous ne nous intéresserons pas à vos protégés. »

Sans aucun doute personne, sauf un logicien allemand, n'aurait découvert de rapport entre notre vente de matériel de guerre aux alliés et les attaques turques contre des centaines de milliers de femmes et d'enfants arméniens ! Ce fut tout ce que j'obtins de Wangenheim pour le moment. Je revins souvent à la charge, mais il repoussait chaque fois mes prières, alléguant l'emploi d'obus américains aux Dardanelles. Puis il y eut un froid entre nous, parce que je lui refusais le « crédit » d'avoir empêché la déportation des civils français et anglais dans la péninsule de Gallipoli, et après une conversation téléphonique quelque peu aigre, dans laquelle il me demandait de télégraphier à Washington qu'il n'avait pas hetzed les Turcs à ce sujet, nos visites réciproques cessèrent plusieurs semaines.

Il y avait à Constantinople certains Allemands influents, qui ne partageaient pas la manière de voir Wangenheim, entre autre Paul Weitz, le correspondant depuis trente ans de la Frankfurter Zeitung et qui connaissait sans doute, mieux qu'aucun de ses compatriotes, l'état des affaires en Orient. Bien que Wangenheim en appelât constamment à lui pour des renseignements divers, il ne suivait pas toujours ses conseils, car Weitz n'était pas sans critiquer l'attitude impériale vis-à-vis de l'Arménie, persuadé que le refus de son pays d'intervenir lui ferait un tort irréparable. Il le disait d'ailleurs à l'ambassadeur, hélas ! sans aucun succès. Il m'en parla lui-même en janvier 1916, quelques semaines avant mon départ de Turquie ; je cite ses propres paroles :

« Je me rappelle ce que vous m'avez dit, il y a quelque temps, que mon pays commettait une grave faute, au sujet de la question arménienne. Je suis tout à fait de votre avis, mais quand j'ai présenté ce point de vue à Wangenheim, il m'a mis deux fois à la porte ! »

Un autre Allemand opposé aux atrocités était Neurath, le Conseiller de l'Ambassade allemande, dont l'indignation se manifesta envers Talaat et Enver en termes peu diplomatiques. Il me confessa lui aussi qu'il n'avait pas réussi à les influencer. « Ils sont insensibles et résolus à poursuivre leur but. »

Il était donc évident qu'aucun Allemand ne pourrait agir sur le gouvernement turc, tant que l'ambassadeur refuserait d'intervenir et celui-ci, à mesure que le temps passait, n'en manifestait aucune envie. Désirant toutefois renouer avec moi des relations amicales, il envoya des tiers me demander pourquoi je ne le voyais plus, et, sans une circonstance douloureuse qui se produisit alors, il est fort douteux que nous nous fussions rencontrés à nouveau. Au mois de juin, le lieutenant-colonel Leipzig, l'attaché militaire allemand, mourut dans les circonstances les plus tragiques et les plus mystérieuses, à la gare de Lule Bourgas, tué d'un coup de revolver ; les uns disent que l'arme fut déchargée par accident, certains que le colonel se suicida, d'autres enfin qu'il fut assassiné par des Turcs l'ayant pris pour Liman von Sanders. C'était un ami intime de Wangenheim, son compagnon de régiment quand ils étaient jeunes officiers, et camarades inséparables à Constantinople. Je lui rendis donc visite immédiatement, pour lui exprimer mes condoléances ; je le trouvai très déprimé et soucieux ; il me confia qu'il avait une maladie de coeur, était presque à bout de forces et qu'il venait de demander un congé de quelques semaines. Je savais que la mort de son ami n'était pas le seul souci qui l'obsédât ; des missionnaires allemands inondaient sa patrie de rapports sur les Arméniens, sollicitant l'intervention du gouvernement. Mais Wangenheim, bien qu'abattu et nerveux se montra ce jour-là aussi inflexible militariste qu'à l'ordinaire. Quelques jours après, me rendant ma visite, il me demanda à brûle-pourpoint :

« Où est l'armée de Kitchener ? » Puis il poursuivit : « Nous sommes disposés à abandonner la Belgique maintenant ; l'Allemagne se propose de construire une immense flotte de sous-marins, capable d'agir sur un vaste champ d'opérations. Nous pourrons donc dans la prochaine guerre isoler entièrement l'Angleterre ; nous n'avons, par conséquent, pas besoin de la Belgique comme base de sous-marins ; nous la rendrons aux Belges et prendrons le Congo en échange. »

Je hasardai encore une prière en faveur des Chrétiens persécutés et la discussion s'élargit :

« Les Arméniens, dit Wangenheim, se sont dans cette guerre révélés les ennemis des Turcs, et il est évident que ces deux peuples ne peuvent vivre ensemble dans le même pays. Les Américains devraient en emmener un certain nombre chez eux, tandis que nous en enverrions en Pologne et les remplacerions par des Juifs polonais, à condition qu'ils promettent d'abandonner leurs plans sionistes. »

Mais, en dépit de mon insistance particulière, le représentant de Guillaume II refusa de m'écouter.

Toutefois, le 4 juillet, il présenta une protestation formelle, non point à Talaat ou Enver, les seuls capables d'agir, mais au grand Vizir qui n'était qu'une ombre insignifiante ; démarche pro forma, analogue à celle produite contre l'envoi des civils français et anglais à Gallipoli, pour servir de cibles à la flotte britannique. Mais son but véritable était de donner à la communication allemande un caractère officiel. Son hypocrisie me trompa d'ailleurs moins que personne, car au moment précis où il remettait sa soi-disant réclamation, il m'expliquait les motifs pour lesquels son pays ne pouvait intervenir d'une manière efficace dans ces persécutions ! Peu après cette entrevue, Wangenheim reçut son congé et partit en Allemagne.

Son compatriote, l'attaché naval à Constantinople, Humann, était encore plus implacable que lui à propos de cette question. Il passait pour avoir beaucoup d'influence et sa position en Turquie correspondait à celle de Boy-Ed, aux états-Unis. Un diplomate allemand, en me parlant de~ lui, me dit un jour qu'il était plus Turc qu'Enver et Talaat eux-mêmes ; mais, en dépit de cette réputation, j'essayai de le gagner à la cause de mes protégés. Je le sollicitai donc, d'abord parce qu'il était un ami d'Enver et que ses fonctions consistaient à relier l'ambassade allemande avec les autorités militaires turques, aussi parce qu'étant l'envoyé spécial du Kaiser, il était en communication constante avec Berlin et que son attitude reflétait celle des gouvernants allemands. Il discuta le problème arménien avec franchise et brutalité. « J'ai passé en Turquie la majeure partie de mon existence, me dit-il, et je connais cette race. Je sais également qu'elle ne peut vivre dans le même pays que la race turque, il faut qu'une des deux disparaisse. En vérité je ne blâme pas les procédés employés par les Turcs, lesquels, à mon avis, sont parfaitement justifiés. La nation la plus faible doit succomber. Les Arméniens veulent démembrer la Turquie ; ils sont contre elle et contre l'Allemagne dans cette guerre ; ils n'ont par conséquent aucun droit à demeurer ici. Dr plus, je crois que Wangenheim a été trop loin en protestant ; du moins, à sa place, ne l'au-rais-je pas fait. »

Je ne dissimulai point mon indignation, mais Humann continua à accuser le peuple arménien et à innocenter ses bourreaux.

«C'est une question de précaution, poursuivit-il ; les Turcs doivent se protéger et ce qu'ils font dans ce but est extrêmement juste. Tenez, nous avons découvert à Kadi-keuy 7.000 canons appartenant aux Arméniens. Tout d'abord, Enver voulut qu'on les traitât avec la pîûVgrande modération et, il y a quatre mois, insista pour qu'on leur fournît une nouvelle occasion de prouver leur loyauté, mais, après ce qu'ils firent à Van, il dut se rendre aux raisons de l'armée, qui n'avait cessé de réclamer le contrôle de l'arrière. Le Comité décida de les déporter et Enver donna son contentement à contre-coeur. Tous les Arméniens travaillent au renversement de l'autorité turque ; il n'y a qu'une chose à faire : les chasser du pays. Enver est réellement très bon, il ne saurait faire de mal à une mouche ! Mais quand il s'agit de soutenir une idée dans laquelle il a foi, il n'hésite devant aucun moyen. De plus, les Jeunes Turcs sont obligés de se débarrasser des Arméniens, pour un simple motif de légitime défense ; car le Comité n'est puissant qu'à Constantinople et dans quelques autres grandes villes. Partout ailleurs, le peuple est encore partisan obstiné de l'ancien régime, et ce sont des fanatiques, en opposition avec le gouvernement actuel et qui, par conséquent, obligent le Comité à s'entourer de précautions. N'allez pas croire qu'on touchera aux autres Chrétiens ; un Ottoman peut aisément distinguer trois Arméniens au milieu d'un millier de Turcs. »

Mais Humann n'était pas le seul Allemand influent de cette opinion, et j'appris bien vite de divers côtés, que mon « intervention » en faveur des Arméniens n'avait fait qu'accroître mon impopularité dans les milieux officiels allemands. Un jour d'octobre, Neurath, le conseiller allemand, vint me montrer un télégramme qu'il venait de recevoir de son Ministre de la Guerre, disant que Lord Crew et Lord Cromer, au cours de déclarations sur les massacres arméniens à la Chambre des Lords, en avaient rendu les Allemands responsables, ajoutant qu'ils tenaient leurs renseignements d'un témoin américain. Ce télégramme faisait également allusion à un article de la Westminster Gazette qui relatait, qu'en certains endroits, les consuls allemands avaient provoqué et dirigé les persécutions, citant entre autre le nom de Resler, d'Aleppo. Neurath venait donc m'informer que son gouvernement le sommait d'obtenir de l'ambassadeur américain à Constantinople le démenti de ces accusations. Mais je refusai, objectant qu'il n'était pas en mon pouvoir de décider, d'une façon officielle, lequel des deux pays, la Turquie ou l'Allemagne, était responsable de ces crimes.

Et cependant, dans tous les cercles diplomatiques, on m'attribuait la divulgation de ces massacres en Europe et aux Etats-Unis, accusation dont je n'essayerai pas de me disculper.

Au mois de décembre, mon fils, Henri Morgenthau, fit une excursion dans la péninsule de Gallipoli, où il fut l'hôte du général Liman von Sanders. A peine avait-il mis le pied au quartier général allemand, qu'un officier vint à lui et lui dit :

- Votre père publie des articles bien intéressants sur la question arménienne, dans les journaux américains.

- Mon père n'a rien écrit de ce genre, répondit mon fils.

- Oh ! répliqua l'Allemand, ce n'est pas parce que les articles ne sont pas signés qu'ils ne sont pas de lui.

Von Sanders ajouta à son tour :

- Votre père commet une grave erreur en révélant la façon dont les Turcs agissent à l'égard des Arméniens, ce n'est point son affaire.

Comme je me souciais fort peu de ces insinuations malveillantes, on eut recours aux menaces. Au début de l'au-tomne, un certain Dr Nossig arriva de Berlin ; c'était un Juif allemand, venu à Constantinople dans le but évident de lutter contre les Sionistes. Après qu'il m'eut entretenu quelques instants des affaires auxquelles il s'intéressait, je m'aperçus vite qu'il n'était qu'un agent politique allemand. Je le reçus deux fois ; à sa première visite, sa conversation me parut sans grande cohérence, il voulait me connaître et gagner mes bonnes grâces ; à la seconde, après quelques phrases vagues sur différents sujets, il découvrit ses batteries, rapprocha sa chaise de la mienne et se mit à me parler de la façon la plus amicale et la plus confidentielle.

- Monsieur l'Ambassadeur, commença-t-il, nous sommes tous deux Juifs, je vous parlerai donc comme à un frère, et j'espère que vous ne vous offenserez pas si j'en prolite pour vous donner un petit conseil. Vous avez pris à coeur la cause des Arméniens, et je ne crois pas que vous vous rendiez compte de l'impopularité que cela vous attire auprès des autorités de ce pays. En fait, je considère; de mon devoir de vous dire que le gouvernement turc envisage votre rappel ; toute protestation sera vaine ; les Allemands ne veulent point s'ériger en champions des Arméniens, et vous êtes en train de compromettre plus d'une occasion de vous rendre utile, tout en courant le risque de ruiner votre carrière.

- Me donnez-vous cet avis, lui demandai-je, parce que vous vous intéressez réellement à ma personne ?

- Sans aucun doute, répondit-il ; nous, Juifs, sommes tous fiers de ce que vous avez fait et serions désolés que toute votre oeuvre s'écroulât maintenant.

- En ce cas, répliquai-je, retournez à l'ambassade allemande et dites à Wangenheim de ne pas hésiter à demander mon rappel. Si je dois être victime de mon dévouement, il n'est pas de plus belle cause que celle-ci et j'accepterais même le sacrifice avec joie, car pour moi, Juif, ce serait un immense honneur que d'être rappelé, pour avoir tout tenté afin de sauver la vie à des milliers de Chrétiens.

Là-dessus, mon interlocuteur me quitta en hâte et je ne le revis plus. Rencontrant Enver peu de temps après, je lui parlai des bruits qui circulaient sur l'intention du gouvernement turc de demander mon rappel ; il les dénonça d'ailleurs d'une manière fort emphatique. « Nous ne voudrions pas commettre une erreur aussi ridicule », dit-il. Il n'y avait donc pas le moindre doute que cette machination n'eût pris naissance à l'ambassade allemande.

Wangenheim rejoignit son poste au début d'octobre et je fus extrêmement surpris des changements qui s'étaient opérés en lui ; ainsi que je l'écrivis dans mon journal : « Il est la parfaite image de Wotan. » Ses traits étaient constamment crispés, l' œil droit protégé par un bandeau noir, son air nerveux et déprimé, le rendaient presque méconnaissable. Il m'apprit alors qu'il s'était peu reposé, ayant été obligé de rester la plupart du temps à Berlin pour ses affaires. Quelques jours après son retour, je le rencontrai en allant à Haskeuy, et comme il se rendait à mon ambassade, je l'y accompagnai. Talaat venait de m'avertir de son intention de déporter tous les Arméniens restant en Turquie, déclaration qui me poussa à implorer une dernière fois la seule personne à Constantinople qui pût mettre fin à ces horreurs. Je conduisis donc mon compagnon au second étage de l'ambassade pour y être entièrement seuls et tranquilles ; et là, pendant plus d'une heure, en prenant le thé, nous eûmes notre dernière conversation à ce sujet :

- On me télégraphie de Berlin, dit-il, que votre Secrétaire d'état, sur vos renseignements, a fait savoir que les massacres ont atteint leur maximum, depuis que la Bulgarie s'est mise de notre côté.

- Non, répondis-je, je n'ai rien dit de la sorte. J'avoue que j'ai adressé de nombreuses informations à Washington, entre autres des copies de chaque rapport et déclaration ; elles sont en sûreté dans nos archives diplomatiques et, quoi qu'il m'arrive, toutes les preuves sont là ; le peuple américain n'attend pas que je les confirme de vive voix pour croire à leur véracité. Ce que l'on vous a télégraphié n'est pas entièrement exact, car j'ai simplement fait savoir à M. Lansing que la Bulgarie, en devenant l'alliée de la Turquie, ne disposait plus d'aucune influence pour arrêter ces atrocités.

Nous discutâmes encore la question des déportations.

- L'Allemagne n'en est pas responsable, me dit-il.

- Vous pourrez l'affirmer toute l'éternité, personne ne vous croira, lui répondis-je. Le monde en rejettera toujours la faute sur votre pays, et vous serez à jamais coupables de ces crimes. Je sais que vous avez dans vos dossiers certaine protestation écrite ; à quoi cela rimera-t-il ? Vous savez mieux que moi que le résultat sera nul. Je ne veux pas dire que l'Allemagne est responsable dans le sens qu'elle fut l'instigatrice de ces massacres, mais parce qu'elle pouvait les empêcher et n'en fit rien. D'ailleurs, elle ne le sera pas seulement aux yeux de l'Amérique et de vos ennemis actuels ; le peuple allemand lui-même vous demandera des comptes. Vous êtes une nation chrétienne et un jour viendra où vos compatriotes s'apercevront que vous avez laissé un peuple musulman détruire une race chrétienne. Comme vous êtes stupide de me reprocher de fournir des renseignements au Département d'Etat! Croyez-vous qu'il vous soit possible de tenir cachées semblables horreurs ? Ne soyez pas aussi borné, ne vous attendez pas à fermer les yeux au reste du monde, comme vous fermez les vôtres. De semblables crimes réclament justice. Pouvais-je en avoir connaissance, sans en faire part à mon gouvernement ? N'oubliez pas que des missionnaires allemands, tout autant que leurs collègues américains, m'envoient des renseignements sur les supplices des Arméniens.

- Tout cela est peut être vrai, répliqua mon interlocuteur : mais le grand probl ème pour nous est de gagner cette guerre (sic). Les Turcs ont liquidé leurs ennemis étrangers aux Dardanelles et à Gallipoli ; ils s'efforcent maintenant d'affermir leur situation à l'intérieur. Ils craignent encore qu'on leur impose les Capitulations et, dans ce but, ils se proposent de rendre impossible toute ingérence étrangère dans leurs affaires domestiques ; Talaat m'a dit qu'il était résolu à achever cette tâche avant la fin de la guerre. Dorénavant, ils ne veulent plus reconnaître aux Russes le droit d'intervenir dans les questions arméniennes, parce qu'il y a en Russie un grand nombre d'Arméniens qui ressentent les souffrances de leur coreligionnaires en Turquie. C'était ce que faisait Giers, et les Turcs ne veulent plus le permettre à aucun ambassadeur russe ou d'aucun autre pays. En tout cas, ce n'est pas une race intéressante. Vous basez votre opinion sur ceux d'après les échantillons des classes supérieures que vous rencontrez ici ; mais ils ne sont pas tous ainsi. J'avoue cependant qu'ils ont été affreusement traités. Une personne, que j'ai envoyée pour faire une enquête à ce sujet, m'a raconté que les crimes les plus monstrueux n'ont pas été commis par les fonctionnaires turcs, mais par les brigands.

Il me suggéra encore une fois l'idée d'emmener les Arméniens aux états-Unis, et je dus répéter les raisons pour lesquelles c'était impossible.

- écartons toutes ces considérations, lui dis-je, et laissons de côté toute nécessité militaire, politique d'état et autre; ne regardons ce problème qu'au point de vue humanitaire. Rappelez-vous que la plupart des victimes sont des vieillards, des femmes et des enfants sans défense. Pourquoi ne comprenez-vous pas qu'ils ont tous droit à la vie ?

- Au degré où en sont les affaires domestiques de la Turquie, je n'interviendrai pas, répliqua-t il.

Il était donc inutile d'insister ; mon interlocuteur n'avait ni pitié, ni générosité, il me répugnait littéralement. Enfin il se leva pour partir, mais la respiration lui manqua et ses jambes plièrent sous lui. Je me précipitai pour le retenir ; pendant une minute, il parut plongé dans une sorte de stupeur ; puis il me regarda égaré et, faisant un effort, retrouva son équilibre. Je le pris alors par le bras et le conduisit jusqu'à sa voiture; il semblait être revenu de son étourdissement et arriva chez lui sain et sauf. Deux jours plus tard, tandis qu'il dînait,, il eut une attaque d'apoplexie ; on le transporta sur son lit, mais il ne reprit pas connaissance. Le 24 octobre, on m'annonça officiellement sa mort.

Mon dernier souvenir de lui est lorsque, assis dans mon bureau à l'ambassade, il refusait énergiquement de faire quoi que ce fût en faveur d'une nation vouée au massacre ; et cependant, il était le seul homme, tout comme son gouvernement était la seule autorité, qui eussent pu arrêter ces crimes : or ne m'avait-il pas répété plusieurs fois que leur seul but était de gagner cette guerre ?

Quelques jours après, les milieux officiels et diplomatiques rendirent un dernier hommage à cette personnification accomplie du système prussien. Les funérailles eurent lieu à l'ambassade allemande à Péra, dans les jardins qui disparaissaient littéralement sous les fleurs. Toute l'assistance, à l'exception de la famille, des ambassadeurs et des représentants du Sultan, resta debout pendant l'impressionnante, mais simple cérémonie. Ensuite le cortège se forma. Des marins allemands portaient le cercueil sur leurs épaules, d'autres venaient derrière, les bras pleins de fleurs, tandis que les membres du corps diplomatique et du gouverne ment ottoman suivaient à pied.

Le Grand Vizir était au premier rang. Je fis le chemin entier aux côtés d'Enver. Tous les officiers du ben et du Breslau, ainsi que les généraux allemands étaient là, en grand uniforme. Tout Constantinople faisait la haie et l'on respirait une atmosphère de fête. Nous nous acheminâmes à travers le parc de Dolma Bagtche, palais du Sultan, en passant par la porte que les ambassadeurs franchissent quand ils viennent présenter leurs lettres de créance. Un canot à vapeur nous attendait sur les rives du Bosphore ; Neurath, le conseiller allemand, se trouvait là, prêt à recevoir la dépouille mortelle de son chef. La bière, entièrement couverte de fleurs, fut glissée dans le bateau et, lorsque la chaloupe appareilla, nous eûmes la vision symbolique de Neurath, ce Prussien de haute stature, debout à l'arrière, raide et silencieux, en grand uniforme, coiffé de son casque orné de plumes blanches qui ondulaient au vent.

Wangenheim fut enterré dans le parc de la résidence d'été de l'ambassade, à Thérapia, près de son camarade, le colonel Leipzig. Aucun lieu de repos n'était mieux approprié ; car, là, il avait remporté ses succès diplomatiques, là encore, deux ans auparavant, il avait guidé par télégraphie sans fil le Goeben et le Breslau jusqu'à Constantinople, rendant ainsi l'alliance de la Turquie inévitable, et préparant tous les triomphes et toutes les horreurs qui s'ensuivirent.

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