CHAPITRE VII
LES BUTS DE GUERRE DE L'ALLEMAGNE

Pendant ces mois mémorables d'août et de septembre, Wangenheim conserva son attitude bizarre ; tantôt il était doux et fanfaron, tantôt déprimé, toujours nerveux et anxieux, cherchant à se faire bien venir d'un Américain tel que moi, haineux et mesquin envers les représentants des Puissances ennemies. Il trahissait ses craintes et son impatience en continuant à s'asseoir sur le fameux banc dont j'ai parlé plus haut et d'où il s'élançait pour recueillir,deux ou trois minutes plus tôt, les communications de Berlin, transmises par le sans fil du Corcovado. Il ne manquait pas une seule occasion de propager les nouvelles des victoires ; maintes fois - contrairement aux usages - il vint me trouver sans être annoncé, pour me faire part des dernières avances et me lire des extraits de messages qu'il venait de recevoir. Il paraissait toujours sincère, droit et même irréfléchi. Je me rappelle son chagrin le jour où l'Angleterre déclara la guerre ; car il avait toujours professé une grande admiration pour elle, l'étendant même à l'Amérique. « Il n'y a que trois grandes nations, répétait-il constamment, l'Allemagne, l'Angleterre et les états-Unis .Toutes trois devraient s'unir afin de gouverner le monde. » Son enthousiasme pour l'Empire britannique se refroidit soudain quand celui-ci résolut de défendre la foi de ses traités et déclara la guerre. Selon Wangenheim, le conflit serait de courte durée et l'anniversaire de Sedan (le 2 septembre), devait être célébré à Paris. Mais quand je me rendis à l'ambassade le 5 août, je le trouvai plus agité et plus grave qu'à l'ordinaire. La baronne Wangenheim, grande et belle femme, assise dans la pièce, lisait une relation de la guerre de 1870, écrite par sa mère. Tous deux considéraient la résolution de l'Angleterre presque comme un grief personnel; et ce qui m'impressionna le plus, ce fut de constater un manque absolu de compréhension de ce qui motivait cette résolution. « Quelle pauvre politique ! » s'écria-t-il à diverses reprises. Son attitude était le digne pendant de celle de Bethmann-Hollweg, à propos du « chiffon de papier » !

Le 26 août, au cours d'une promenade, je le rencontrai par hasard. Comme à l'ordinaire il débuta en célébrant les victoires allemandes en France, répétant sa prophétie habituelle, à savoir que les armées du Kaiser seraient à Paris dans l'espace d'une semaine. « Le facteur décisif de cette guerre, ajouta-t-il, sera l'artillerie Krupp.Et rappelez-vous bien que cette fois nous faisons la guerre. Et que nous la ferons rücksichtslos (sans aucune considération). Nous ne nous laisserons pas entraver comme en 1870. La reine Victoria, le Czar et François-Joseph s'interposèrent alors et nous persuadèrent d'épargner Paris. Mais personne n'interviendra aujourd'hui. Nous transporterons à Berlin tous les trésors des musées parisiens qui appartiennent à l'Etat, exactement comme Napoléon enrichit la France des oeuvres d'art italiennes. »

Il est de toute évidence que la bataille de la Marne préserva Paris du sort de Louvain. Wangenheim escomptait si positivement une victoire immédiate qu'il abordait la discussion des conditions de paix. « Quand l'Allemagne aura vaincu les armées françaises, dit-il, elle exigera la démobilisation complète du pays et le paiement d'une indemnité. La France peut en être quitte aujourd'hui avec cinq milliards de dollars ; mais si elle persiste dans la lutte, elle devra en payer vingt. »

Selon lui, l'Allemagne demanderait en outre des ports et des dépôts de charbon partout. A conclure de telles déclarations, elle ne recherchait pas tant alors l'acquisition de nouveaux territoires que l'obtention de grands avantages commerciaux. Elle était résolue à devenir la première nation marchande du monde, et pour cela il lui fallait des ports libres, le chemin de fer de Bagdad et de larges privilèges en Amérique du Sud et en Afrique. Wangenheim me confia aussi que sa patrie ne désirait pas obtenir des régions dont les habitants ne parleraient pas allemand, l'Alsace-Lorraine, la Pologne et autres pays non germains lui causant assez d'ennuis. Cette déclaration est certes intéressante aujourd'hui, en considération des récents événements de Russie. L'ambassadeur ne mentionna pas l'Angleterre, en parlant des ports et des stations charbonnières qu'ils exigeraient ; toutefois c'est bien à elle qu'il pensait, car quelle autre nation aurait pu les leur donner « partout » ?

Tous ces entretiens ne m'éclairaient pas moins que les révélations sur la conférence du 5 juillet. Ce dernier épisode prouvait nettement que l'Allemagne avait ouvert les hostilités sciemment, tandis que les plans grandioses, tels que les expliquait son ambassadeur, si capable mais un peu bavard, dévoilaient les raisons majeures de l'entreprise même. Wangenheim me dépeignit minutieusement l'expédition de pirates, menée sur une vaste échelle par l'Empire d'Allemagne, expédition dans laquelle le butin des victorieux serait fait des richesses accumulées par leurs voisins, ainsi que de la situation mondiale édifiée depuis des siècles par les talents et industries de ces mêmes voisins.

Si l'Angleterre cherche à nous affamer, dit-il, notre réponse sera bien simple : nous affamerons la France. Souvenons-nous qu'à cette époque l'Allemagne comptait prendre Paris en une semaine, ce qui, à son avis, lui assurerait le contrôle définitif de tout le pays. D'après son plan initial - tel que le concevait le représentant de l'Empereur - cette nation devait évidemment servir de gage vis-à-vis de l'Angleterre ; elle constituerait une sorte d'otage gigantesque ; et que la Grande-Bretagne remportât des avantages militaires ou navals, l'Allemagne contre-attaquait immédiatement en torturant le peuple français. Pendant ce temps, les soldats du Kaiser assassinaient d'innocents Belges, pour les punir de leurs prétendus mauvais procédés et il est clair que l'Allemagne se proposait d'appliquer ce principe à des nations entières, aussi bien qu'à des individus.

Au cours de cet entretien, comme dans d'autres conversations, Wangenheim témoigna d'une forte animosité envers la Russie.

« Nous avons mis notre pied sur le cor (sic) de la Russie, me dit-il crûment, et nous l'y laisserons. » Par là, il insinuait que l'Allemagne avait envoyé aux Dardanelles le Goeben et le Breslau, afin de devenir maîtresse de la situation à Constantinople ; l'ancienne capitale byzantine devant être, d'après Wangenheim, le prix que demanderait une Russie victorieuse, et sa chance d'avoir un port ouvert toute l'année, ce dont elle avait un impérieux besoin ; tel était le point sensible de la Russie, - son cor.

Il se vantait en outre que 174 canons allemands eussent été postés aux Dardanelles, que le détroit pût être fermé en moins de trente minutes ; il disait encore que l'amiral Souchon l'avait informé que l'entrée ne pouvait être forcée. « Cependant nous ne fermerons pas les Dardanelles, affirma-t-il, à moins que l'Angleterre ne cherche à attaquer de ce côté. »

Bien que cette nation eût déclaré la guerre à l'Allemagne, elle n'avait pas alors pris une part importante aux opérations militaires ; sa « misérable petite armée » exécutait la retraite héroïque de Mons. Wangenheim négligeait absolument cette ennemie. « Nous nous proposons, m'expliqua-t-il,de placer nos grosses pièces à Calais, et de bombarder les côtes de l'Angleterre, à travers la Manche. » Que Calais résistât plus de dix jours à leurs efforts, lui paraissait une impossibilité. Dans cette conversation et d'autres tenues à peu près à la même époque, il riait à l'idée que le Royaume-Uni pût créer une grande armée indépendante. « Cette prétention est absurde, dit-il. La production d'une armée analogue à la nôtre demande plusieurs générations de militarisme. Nous l'avons constituée en deux cents ans. Il faut trente années d'instruction suivie pour former des généraux comme les nôtres. Notre armée se maintiendra toujours, telle qu'elle est organisée. Chaque année 500.000 recrues atteignent chez nous l'âge du service militaire et ce chiffre ne peut littéralement pas diminuer, en sorte que notre puissance militaire demeurera intacte. »

Quelques semaines plus tard, - outrage à la civilisation ! - les Allemands bombardaient des villes de la côte britannique, telles que Scarborough et Hartlepool, ce qui ne fut pas une inspiration soudaine mais un fragment défini de plans élaborés avec soin. Au surplus, mon collègue m'annonça, le 6 septembre 1914, que l'Allemagne avait l'intention de bombarder tous les ports anglais, afin de couper l'approvisionnement du pays. Il est également manifeste que la cruauté, dont fit preuve l'Empereur à l'égard du commerce maritime de l'Amérique, ne fut pas due à une brusque décision de von Tirpitz, car à la même date Wangenheim me prévenait qu'il serait très dangereux pour les états-Unis d'envoyer des navires en Angleterre.

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