Vingt-six mois en Turquie, par Henri Morgenthau,
Ambassadeur des états-Unis à Constantinople
En août et septembre, l'Allemagne n'avait pas l'intention d'entraîner aussitôt la Turquie dans le conflit. Prenant un réel intérêt à la prospérité de ce pays et au maintien de la paix, je télégraphiai à Washington, demandant si je pouvais user de mon influence sur la Turquie pour qu'elle conservât sa neutralité. Le gouvernement m'y autorisa, à condition que mes représentations ne fussent pas officielles, mais basées sur des motifs essentiellement humanitaires. Mes collègues anglais et français tendaient leurs efforts dans le même but et je savais que mon intervention ne déplairait pas au Gouvernement britannique, tandis que l'Allemagne pouvait la considérer comme un procédé non convenable pour un neutre, et je m'informai auprès de Wangenheim si quelque objection était possible de ce côté. Sa réponse me surprit quelque peu, bien que j'en pénétrasse la signification par la suite.
- Aucune, répondit-il. L'Allemagne désire surtout que la Turquie demeure neutre.
Il est incontestable que la politique ottomane s'adaptait alors exactement aux plans allemands. L'ascendant que Wangenheim exerçait sur le Cabinet augmentait tous les jours, et la nation suivait la voie qui servait le mieux de tels desseins. L'Entente était dans des transes continuelles, ignorant d'un jour à l'autre les projets de la Turquie, ne sachant jamais si elle entrerait en guerre aux côtés de l'Allemagne, ou non. En présence de cette attitude, la Russie était obligée de maintenir des forces importantes au Caucase, l'Angleterre renforçait ses armées en Egypte et aux Indes et conservait une puissante escadre à l'entrée des Dardanelles. Tout ceci favorisait magnifiquement les desseins allemands, car l'éloignement de ces troupes retenues en Orient affaiblissait d'autant l'Angleterre et la Russie sur le front occidental.
Je parle en ce moment de la période qui précéda immédiatement la Marne, alors que l'Allemagne comptait vaincre la France et la Russie avec l'aide de son alliée, l'Autriche, et obtenir ainsi une victoire qui lui eût permis de régir les destinées de l'Europe. Que la Turquie ait participé dès lors aux opérations militaires, elle n'eût pu contribuer à cette victoire autrement qu'elle ne le faisait actuellement, en distrayant des fronts principaux des contingents importants des armées russes et anglaises. Mais au cas où l'Allemagne s'assurerait ce triomphe facile avec le concours de la Turquie, sa nouvelle alliée lui paraîtrait vite gênante, car elle demanderait sûrement des compensations et ne se montrerait pas spécialement modeste dans ses désirs, qui comprendraient sans doute la restitution de l'Egypte et peut-être la rétrocession de territoires balkaniques. Semblable éventualité eût contrecarré les projets du Kaiser. Ainsi celui-ci n'avait pas d'intérêt à l'alliance active de la Turquie, sauf s'il ne remportait pas le succès escompté si rapidement. Par contre, si la Russie faisait reculer les armées autrichiennes, la coopération turque acquerrait une grande valeur militaire, spécialement si elle s'effectuait à un instant assez opportun pour entraîner celle de la Bulgarie et de la Roumanie. Pendant ce temps, Wangenheim se tenait sur la réserve, faisait virtuellement de la Turquie l'alliée de sa Patrie, fortifiait son armée et sa flotte, et se préparait à se servir d'elle au moment voulu, car si la victoire ne pouvait être obtenue sans son aide, on y recourrait ; tandis qu'au cas contraire, l'Allemagne n'aurait rien à payer à l'Empire turc. Dans l'attente des événements, la raison commandait donc d'organiser les forces ottomanes, afin d'en user le cas échéant.
Le duel qui se livra alors entre les Empires centraux et l'Entente pour gagner la Turquie fut particulièrement inégal. En fait, l'Allemagne avait remporté la victoire en faisait passer clandestinement, dans la mer de Marmara, le Goeben et le Breslau. Les ambassadeurs anglais, français et russe le comprirent ainsi, et ils savaient que la Turquie n'épouserait pas leur cause ; sans doute, ne le souhaitaient-ils pas, espérant seulement qu'elle conserverait sa neutralité. Ils dirigeront tous leurs efforts dans ce but. « Vous avez eu assez de guerres, disaient-ils à Talaat et à Enver. Vous avez fait trois campagnes ces quatre dernières années; l.i ruine menace votre pays si vous êtes entraînés dans celle-ci. » L'Entente ne pouvait offrir à la Turquie qu'une compensation unique pour prix de sa passivité : la promesse de garantir l'intégrité de son territoire. Mes collègues manifestèrent leur profond désir de la tenir en dehors de la lutte, par leur répugnance à insister sur la question du Breslau et du Goeben, ainsi qu'ils en avaient le droit ; il est vrai qu'ils protestèrent fréquemment contre leur présence constante, mais les fonctionnaires prétendaient toujours que ces bâtiments étaient turcs.
- S'il en est ainsi, insistait sir Louis Mallet, et sa thèse était inattaquable, pourquoi ne renvoyez-vous pas les officiers et l'équipage allemands?
- Nous en avons l'intention, répondait le Grand Vizir ; les marins turcs, envoyés comme équipage des navires construits en Angleterre, doivent revenir incessamment et dès leur arrivée ils seront placés à bord du Goeben et du Breslau.
Jours et semaines passèrent ; les marins rentrèrent chez eux et les officiers et l'équipage des croiseurs étaient toujours Allemands. Ces subterfuges et ces échappatoires ne trompaient naturellement pas la diplomatie britannique et française. La présence du Goeben et du Breslau constituait un casus belli permanent, mais les ambassadeurs de l'Entente ne demandaient pas leurs passeports, mesure qui eût précipité la crise qu'ils s'efforçaient de retarder, et si possible d'éviter : l'entrée en guerre de la Turquie aux côtés de l'Allemagne. Malheureusement, la promesse de l'Entente de garantir l'intégrité de la Turquie ne lui assura pas la coopération de cette nation dans la lutte. « Les Alliés nous avaient fait semblable promesse au cours des guerres balkaniques, me disait Talaat, et voyez le sort de notre pays en Europe. »
Wangenheim revenait constamment sur ce fait :
- Vous ne pouvez vous fier à leur parole, répétait-il à Enver et à Talaat. Ne sont-ils pas tous retombés sur vous il y a un an ?
Puis, avec une grande habileté, il faisait vibrer la seule corde à laquelle le Turc soit réellement sensible.
Les descendants d'Osman ne ressemblent à aucun autre peuple ; ils ne haïssent pas, ils n'aiment pas ; chez eux, ni l'animosité, ni l'affection ne sont durables : ils ne comprennent que la peur. Et naturellement, ils attribuent aux autres les mobiles qui règlent leur propre conduite.
- Combien vous êtes stupides ! disait Wangenheim à Talaat et à Enver en discutant l'attitude du cabinet de Londres. Ne comprenez-vous pas pourquoi l'Angleterre souhaite vous tenir à l'écart du conflit ? C'est par crainte. Grâce à notre aide - vous en êtes conscients - vous êtes redevenus une grande puissance militaire. Il n'est pas étonnant que l'Angleterre redoute que vous vous joigniez à nous.
Il leur corna ceci si souvent aux oreilles, que finalement ils le crurent, car non seulement l'argument expliquait parfaitement la politique de l'Entente, mais il flattait l'orgueil turc.
Quelle qu'ait été l'attitude d'Enver et de Talaat, je crois que, dans toutes les classes turques, l'Angleterre et la France étaient plus populaires que leurs ennemies.
Le Sultan était opposé à la guerre ; l'héritier présomptif, Youssouff Isseddin, se montrait ouvertement pro-allié : le Grand Vizir, Saïd Halim, favorisait plus l'Angleterre que l'Allemagne ; Djemal, troisième membre du triumvirat gouvernemental, avait la réputation d'être francophile - il était revenu récemment de Paris, très flatté de l'accueil qui lui avait été fait ; une grande majorité du Cabinet n'éprouvait aucun enthousiasme pour l'Allemagne et l'opinion publique - en tant qu'il existe une opinion publique dans l'Empire ottoman ! - regardait la Grande-Bretagne comme l'amie séculaire de la nation. En conséquence, une lourde opposition se dressait en face de Wangenheim et les moyens qu'il employa pour la briser sont une illustration classique des méthodes de propagande allemande. Il inaugura une campagne monstre de publicité contre l'Entente.
J'ai dépeint les sentiments des Turcs, après la perte de leurs navires commandés en Angleterre. Les agents de l'ambassadeur allemand, disposant à cet effet de longues colonnes dans des journaux à leur solde, se répandirent en attaques amères contre l'Angleterre qui s'était emparée de ces navires. La presse entière passa rapidement sous le contrôle do l'Allemagne. Wangenheim acheta l'Ikdam, un des principaux quotidiens de Constantinople, qui commença immédiatement à chanter les louanges de l'Allemagne et à injurier ses adversaires. L'Osmanischer Lloyd, publié en français et en allemand, devint un organe de l'ambassade. Bien que la Constitution turque garantisse la liberté de la presse, une censure fut établie dans l'intérêt des Puissances centrales. Tous les éditeurs reçurent l'ordre d'écrire en faveur de l'Allemagne et ils s'y conformèrent. Le Jeune Turc, journal pro-ententiste imprimé en français, fut supprimé. Les organes en question amplifiaient les victoires allemandes et en fabriquaient d'autres de toutes pièces ; ils parlaient constamment des défaites de l'Entente, dont la plupart étaient imaginaires. Le soir, Wangenheim et Pallavicini me montraient des télégrammes officiels relatant les opérations militaires, mais le lendemain, en parcourant les journaux, je constatais que les nouvelles avaient été dénaturées ou faussées en faveur de l'Allemagne.
Un certain baron Oppenheim voyagea dans toute la Turquie, travaillant l'opinion publique contre l'Angleterre et la France. Il se donnait ostensiblement comme archéologue ; en réalité, il fonda partout des offices d'où coulèrent des torrents de calomnies contre l'Entente. D'énormes cartes furent placardées sur les murs, indiquant l'étendue des territoires perdus par la Turquie au cours d'un siècle. On dépeignait la Russie comme l'auteur principalement responsable de ces « vols » et on appuyait sur le fait que l'Angleterre était aujourd'hui l'alliée de celle-ci. Des dessins montraient l'Entente cupide, tel un animal rapace, se jetant avidement sur la pauvre Turquie. On représentait Enver, comme le « héros » ayant délivré Andrinople, et l'Allemagne, comme l'amie de la nation ; le Kaiser devint soudain « Hadji Wilhelm », le puissant protecteur de l'Islam, et on racontait même qu'il s'était converti au mahométisme. Les masses furent informées que les Musulmans des Indes et de l'Egypte étaient sur le point de se révolter et de renverser leurs « tyrans » anglais ; le balayeur des rues lui-même apprit à dire : Gott strafe, England ! Or, cette infâme campagne n'eut d'autre instigateur que l'argent allemand !
Cependant, l'Allemagne ne se contentait pas d'empoisonner l'esprit public ; elle s'appropriait les ressources militaires du pays. J'ai dit plus haut,qu'en janvier 1914, le Kaiser s'était assuré le contrôle absolu de l'armée turque et la reconstituait en prévision de la guerre européenne. Il procéda de la même manière à l'égard de la flotte. En août, Wangenheim me disait, en s'en glorifiant : « Nous sommes désormais les maîtres de l'armée comme de la marine turques ». Au moment de l'arrivée du Goeben et du Breslau, une mission anglaise, commandée par l'amiral Limpus, travaillait péniblement à la réorganisation de la flotte ottomane. Peu après, Limpus et ses collaborateurs se virent congédiés sans façon : les conditions de leur départ furent réellement honteuses, par l'absence de la courtoisie la plus élémentaire. Les officiers anglais partirent tranquillement et sans être remarqués - tous quittèrent Constantinople, à l'exception de l'amiral, retenu par une maladie de sa fille.
Chaque nuit, des trains chargés d'Allemands, venant de Berlin, arrivaient à Constantinople ; le nombre de ceux-ci atteignit finalement jusqu'à 3.800 hommes, la plupart destinés à servir dans la marine et à fabriquer des munitions. Ils envahissaient les cafés de nuit et aux premières heures du jour parcouraient les rues de la ville, en hurlant à tue-tête des refrains patriotiques. Beaucoup parmi eux étaient d'habiles mécaniciens, qui entreprirent la réparation immédiate des destroyers et autres navires, les mettant en état de combattre. La firme britannique, Armstrong et Vickers possédait un dock splendide à Constantinople, que les nouveaux arrivants s'approprièrent. Jour et nuit nous percevions cette activité incessante, et notre sommeil était troublé par le vacarme assourdissant des coups de marteau. Une nouvelle occasion s'offrit à Wangenheim de distiller une plus forte dose de venin dans l'esprit d'Enver, de Talaat et de Djemal. « Les ouvriers allemands, leur déclara-t-il, avaient trouvé les navires turcs en très mauvais état », et la faute en était naturellement à la mission navale anglaise, qui les avait délibérément laissés se délabrer ainsi - en toute connaissance de cause -pour ruiner la Turquie. « Voyez, s'écriait-il, ce que nous, Allemands, nous avons fait de votre armée, et comparez les procédés de l'Angleterre à l'égard de vos navires ! » En réalité, l'argument était faux, l'amiral Limpus ayant consciencieusement tout entrepris pour perfectionner la flotte et ayant obtenu d'excellents résultats.
Pendant ce temps, les Allemands travaillaient ferme aux Dardanelles, ils complétaient les fortifications et se préparaient à une attaque éventuelle des Alliés. Vers la fin de septembre, la Sublime Porte cessa pratiquement d'être le quartier général de l'Empire ottoman. Je crois réellement que le siège suprême du pouvoir était alors un bâtiment de commerce allemand, le General, amarré à la Corne d'Or, près du pont Galata ; un escalier, construit spécialement dans ce but, aboutissait à son tillac. Je connaissais un des visiteurs assidus de ce vaisseau, un Américain, qui venait souvent à l'ambassade et me racontait ce qui s'y passait. Le General, d'après cet ami, était en quelque sorte un club ou hôtel allemand ; les officiers du Goeben et du Breslau et autres, envoyés pour prendre le commandement des navires turcs mangeaient et dormaient à bord ; l'amiral Souchon, qui avait ramené les croiseurs allemands à Constantinople, présidait leurs réunions. Souchon, originaire d'une famille huguenote française réfugiée jadis Outre-Rhin, était un petit homme actif, bien campé dans son uniforme, très énergique et qui joignait, à la passion allemande du commandement et de la minutie, beaucoup de la vivacité et de la gaîté gauloises. Il donnait naturellement une grande animation aux soirées du General ; et la bière et le Champagne, qui y étaient distribués libéralement, déliaient les langues de ses collaborateurs. Leur conversation prouvait qu'aucun d'eux ne se faisait d'illusions au sujet du chef suprême de la marine ottomane. Leur impatience croissait de jour en jour ; ils déclaraient ouvertement que si la Turquie n'attaquait pas bientôt les Russes, ils l'y contraindraient. Ils racontaient comment ils avaient entrepris une incursion dans la mer Noire, espérant ainsi provoquer de la part de la flotte russe un acte qui eût rendu la guerre inévitable.
Vers la fin d'octobre, mon ami m'apprit que les hostilités ne sauraient être différées plus longtemps ; la flotte turque avait été équipée pour l'action, toutes choses étaient prêtes et l'impétuosité de ces kriegslustige ne pouvait plus être réprimée : « Ce sont de vrais coqs en colère, fous d'envie de se battre », me dit textuellement mon informateur.