Sur l'initiative de M. Charles Guernier, député et de M. Etienne Flandin, sénateur, l'appel ci-joint, signé par de nombreux Sénateurs et Députés, a été remis à M. R. Poincaré, Président du Conseil des Ministres.
RÉPUBLIQUE FRANçAISE,
SÉNAT
Paris, le 15 janvier 1922.
A Monsieur le Président du Conseil des Ministres, Ministre des Affaires Etrangères.
PARIS
Les problèmes relatifs à l'Asie-Mineure devant être bientôt résolus par les Gouvernements alliés, nous nous faisons un devoir d'appeler votre bienveillante attention sur la nécessité de régler le sort des Arméniens. Il nous paraît indispensable, d'une part, d'instituer un Foyer National et, d'autre part, de régler le statut juridique des Arméniens qui ne pourront se réfugier sur le territoire de ce Foyer National, et qui demeureront soumis à l'administration ottomane.
La justice et l'humanité nous commandent avec une égale force de n'oublier ni les massacres et déportations dont les Arméniens ont été victimes, ni les services qu'ils ont rendus pendant la grande guerre à la cause des Alliés et de la civilisation.
Dès l'automne 1914, les Arméniens, en repoussant avec énergie les offres présentées par les Turcs au Congrès d'Erzeroum prirent nettement position en faveur des Alliés. Ce fut la raison initiale et déterminante des massacres de 1915 et 19 1 6 où furent exterminés de sang-froid, par les méthodes les plus atroces, plus de 700.000 hommes, femmes et enfants.
De même que les Arméniens de Turquie, les Arméniens de Russie restèrent sourds aux propositions des chefs tartares ou musulmans qui les engageaient à se joindre à eux dans une révolte contre la Russie. Plus de 200.000 Arméniens ont combattu fidèlement et courageusement dans l'armée russe. L'armée britannique de Mésopotamie a été, pendant de longs mois, protégée par l'armée arménienne qui, improvisée sur le front du Caucase, retarda l'avance des Turcs dans la direction de l'Euphrate.
Ce furent encore les Arméniens qui, ayant assumé la défense de Bakou, empêchèrent pendant des mois le ravitaillement en essence et combustible des armées allemandes.
Enfin, la France ne saurait méconnaître le courage avec lequel la Légion Arménienne combattit sous les ordres de nos officiers durant la campagne d'Orient.
Si le Traité de Sèvres était passé dans le domaine de la réalité, il aurait assuré aux Arméniens, comme aux autres peuples dont la victoire des Alliés a consacré l'indépendance, la satisfaction légitime de leurs aspirations nationales.
Aujourd'hui que la question se pose à nouveau, le problème se complique du double fait que la République arménienne du Caucase a été dépouillée d'une partie de son territoire par l'invasion combinée des troupes kémalistes et des bandes bolcheviques, et que les nombreux Arméniens rapatriés en Cilicie ont dû récemment quitter cette région en un douloureux exode.
Si les nécessités d'une politique nouvelle devaient faire obstacle à l'entière consécration des aspirations nationales arméniennes à la proclamation solennellement proclamée d'un grand Etat libre et indépendant d'Arménie, nous estimons que, tout au moins, l'établissement d'un Foyer National Arménien indépendant s'impose comme un devoir sacré d'humanité vis-à-vis des populations qui ont subi un si long et si douloureux martyre.
Ce Foyer National devrait nécessairement comprendre, dans une mesure plus ou moins étendue, les territoires de Van, de Bitlis et d'Erzeroum avec accès à la Mer Noire.
Enfin, il ne vous échappera pas que l'institution même du Khalifat impose aux nations soucieuses de faire respecter l'état des personnes, le devoir de maintenir et de renforcer pour les Arméniens comme pour toutes autres minorités chrétiennes, le régime que la politique généreuse de la France a toujours assuré aux sujets non musulmans de la Turquie. Il doit en être ainsi, notamment pour les Arméniens qui voudraient rentrer en Cilicie. Il est de toute justice qu'ils bénéficient de l'ensemble des dispositions prévues dans les articles 140 et 150 du Traité turc du 10 août 1920 (Droits des Minorités).
Nous ne doutons pas, Monsieur le Président du Conseil, que votre esprit de haute justice ne veuille faire sienne cette conception des obligations morales de la France vis-à-vis des populations arméniennes, et nous vous prions d'agréer l'assurance de nos sentiments de très haute considération.
L'Heure de l'Arménie
par A. KRAFFT-BONNARD
Société générale d'imprimerie. 18, Pélisserie Genève.
Mars 1922