Troisième Partie
Chère maman,
Comme il n'y a pas d'hôtel en ville, le Dr Christie a prié le chef de gare de faire conduire droit au collège Saint-Paul tous les étrangers qui viennent à Tarsous . Aussi voyons-nous toutes sortes de gens. Par exemple, un digne professeur d'Oxford, accompagné de quelques étudiants ; ils arrivent de l'intérieur où ils viennent de chercher sur place la preuve qu'il existe encore au coeur du Taurus quelques villages où la race grecque s'est perpétuée pure et sans mélange. A leur retour, leurs visages rayonnent de cette joie candide des savants qui ont « enfoncé » d'illustres autorités. D'autres s'intitulaient simplement « voyageurs » : des Américains du Far-West certainement. On ne pouvait conjecturer rien de plus tout d'abord. Celui qui paraissait être leur chef était assis près de moi à déjeuner. J'essayai d'entrer en conversation, lui parlant de sa famille. Sa réserve me parut tellement extraordinaire que j'en parlai après à Herbert et au Dr Christie. Nous apprîmes plus tard que c'étaient des missionnaires mormons ! Le Dr Deissmann et quelques membres de l'Université de Berlin passèrent deux jours avec nous à Saint-Paul. Le docteur ramasse des documents pour un livre qui étonnera le monde. Il parlait aux élèves en excellent anglais.
Oui, les fins de semaine seraient bien tristes sans ces visites entre missionnaires des différentes stations de Mersine , Tarsous et Adana. Tout nouveau venu est bien vite invité. Au commencement de l'automne, miss X... arriva à Adana. A sa première visite à Tarsous , Herbert et moi nous l'avons invitée à prendre le café et à passer la soirée dans notre bureau. Mise à son aise, elle nous fit, devant notre grand feu de bûches, la confidence qu'une seule chose l'avait tourmentée à Adana. Le professeur, Suisse, de français de l'école des filles lui avait dit qu'elle était grandement soulagée d'apprendre qu'elle comprenait un peu le français « car, ma chère, il est de toute importance pour moi de préserver mon anglais, je ne cours pas ainsi le risque d'attraper votre accent américain ».
Cela, en vérité, me mit hors de moi et me prouva que je ne vaux rien comme missionnaire. Nous priâmes miss X... de ne rien dire. Le samedi suivant, le professeur suisse vint passer la fin de la semaine au collège et nous l'invitâmes à prendre le café chez nous. En s'installant devant le feu, elle nous dit de la manière la plus engageante : « Il faut que vous parliez français avec moi, c'est une occasion pour vous de vous exercer un peu. » Je lui répondis : « Merci, Mademoiselle, mais nous préférons parler anglais, car, vous comprenez, nous allons habiter Paris, et nous ne voudrions pas attraper votre accent suisse. » Ce n'était peut-être pas très « missionnaire », mais, ma foi, je ne regrette pas de lui avoir dit ça. A Adana, miss X... m'informa que la taquinerie avait complètement cessé depuis la visite de mademoiselle à Tarsous .
Mrs Nesbit Chambers m'a invitée à passer une semaine avec elle. Herbert devait venir me chercher le dimanche suivant. Le chef de train, qui parle un français passable, m'a cédé son compartiment particulier. Il y a quelques semaines à peine, j'aurais été positivement affolée par la seule idée d'aller seule, en pleine Turquie d'Asie, dans ce train bizarre, en compagnie d'aussi exotiques voyageurs. Mais on se fait bien vite à tout et cela ne me paraît pas aujourd'hui plus étrange qu'il y a un an South Station, Broad Street , Princeton, Annapolis, etc. Le train parti, j'étais bien un peu nerveuse, mais ce que je voyais par la portière m'occupait assez pour m'empêcher de penser que j'aurais pu attendre que Herbert pût m' accompagner .
L'oncle de la femme de Krikor Effendi (c'est le chef de train que je veux dire) fut très courtois et me laissa seule dans le compartiment réservé. A la première station descendit un vieux bandit, un e sorte de tapis rouge vif plié sur son épaule. Je reconnus un certain tapis crétois que nous avions marchandé. Il n'avait pu évidemment trouver un bon prix à Tarsous . Un Turc à cheval arriva pour prendre le train. Le cheval fit un écart et la selle tourna. L'homme tomba sans se faire mal. Ses amis s'empressaient tous pour replacer la selle quand nous repartîmes. A une autre gare, une malle recouverte de métal brillant, comme une malle de poupée allemande, fut lancée sur le quai. Deux Kurdes la ramassèrent et la portèrent à un hodja en turban sur un grand cheval blanc, qui plaça la mallette devant lui en travers de la selle et repartit au galop. Au bout d'une heure, je commençai à avoir froid et je fus contente d'avoir pris ma couverture de voyage.
A Adana, un individu me demanda poliment si j'avais besoin d'une voiture. Je lui dis que Mrs Chambers devait venir me chercher. Il me dit d'attendre là. Je restai sur le quai au milieu de la foule la plus bigarrée que j'aie jamais vue, même dans les bazars de Tarsous . Toute la ville venait rencontrer des amis. Un jour, le chemin de fer de Bagdad partira d'ici. Pour le moment, c'est simplement le terminus de la ligne de Mersine . Il n'y a encore rien du Taurus à Koniah .
Enfin j'eus le bonheur de voir Mrs Chambers qui m'emmena chez elle dans une voilure ouverte. Les arabadjis (cochers turcs) sont tous fils de Jéhu. Jusqu'ici je n'ai trouvé que des voitures qui se meuvent avec une certaine rapidité; ici, on a peur d'écraser les gens, ce qui pourtant n'arrive jamais.
Une fois dedans, je n'eus pas le moindre désir d'enlever mon manteau, j'étais transie de la tête aux pieds. Mrs Chambers m'offrit deux tasses de thé brûlant et je me sentis mieux. Elle me mena dans sa salle de réception et m'avertit de faire attention à la courtepointe du lit : « Je la réserve pour mes hôtes de choix, me dit-elle, comme la femme du consul d'Angleterre et vous. Mais ce n'est pas une raison pour qu'elle ou vous n'en preniez pas soin, car c'est ce que je possède de plus beau. » Le service de toilette avec toutes ses pièces de poterie vert foncé attira mes regards.
Pendant quelques minutes avant le souper, nous fûmes sur le toit contempler un splendide coucher de soleil d'hiver d'un rouge éclatant. Les Chambers habitent le sommet d'une colline, en plein quartier arménien. Quelle différence avec Tarsous , tout plat! Les Arméniens sont obligés d'aller jusqu'à la rivière pour chercher de l'eau. Un beau travail pour leurs femmes qui la portent sur leur dos ! Nous distinguions parfaitement les montagnes de Syrie, derrière Alexandrette. Leurs sommets étaient couverts de neige.
L'école des filles de la Mission est dirigée par des femmes. J'allai y prendre un repas et je pus voir élèves et maîtresses. Lorsque je vis les jeunes filles assemblées dans la grande salle de classe, elles me parurent infiniment pathétiques. Presque toutes sont Arméniennes. Malgré la plénitude, la grâce et l'éclat de leur jeunesse elles paraissent mûries. Est-ce à cause de la tristesse qui voile leurs yeux? Quel avenir ont-elles dans ce pays? Ne devrions-nous pas attendre un changement politique de la Turquie avant de les élever dans nos idées et dans nos moeurs ?
A Tarsous , presque toutes les maisons sont en pierre, parce que, pendant des siècles, les modernes se sont toujours servi , pour rebâtir, des ruines antiques. La vieille ville romaine était si vaste qu'elle fut comme une carrière inépuisable. Mais, par contre, la moderne Adana est bien plus grande que l'ancienne ville, et il y a beau temps que la pierre romaine a disparu. Les Turcs ne taillent jamais la pierre. Là où ils ne peuvent utiliser le travail des générations passées, ils construisent simplement pour le temps présent. Aussi Adana est-elle bâtie en bois : le contraire de Tarsous . Cela rend d'ailleurs la ville plus pittoresque avec sa haute colline et la rivière qui coule au milieu de la cité. Il en est de même dans la riche plaine et dans la partie montagneuse. Toutes ces maisons de bois sont construites au petit bonheur, sans aucune prétention d'architecture, et on ne les répare jamais. Excepté celles qui sont neuves, elles ont toutes l'air d'être sur le point de tomber. Les trous sont raccommodés tant bien que mal avec des planches clouées ou des morceaux de bidons de pétrole. Des étançons de bois soutiennent les balcons branlants. Le jour où, inévitablement, tout cela s'écroule, les Turcs remercient Allah que la catastrophe ne soit pas arrivée plus tôt et ils lui adressent des actions de grâces pour les fournir ainsi de bois à brûler pour l'hiver. Ces ensembles de maisons turques forment des masses brunes de teintes différentes selon l'âge de la construction. Les Turcs ne les mettent pas en couleur : il leur suffit que la maison dure juste assez pour abriter l'homme qui l'a bâtie. A la génération suivante de se débrouiller.
Les maisons orientales sont craintives comme les femmes qui vivent sous leur toit. Elles sont faites pour abriter le bétail et les femmes - le bétail en bas, les femmes en haut. - Bêtes et femmes sont enfermées par l'homme et travaillent pour lui. On distingue facilement les maisons chrétiennes des maisons musulmanes : ces dernières ont toutes des grillages de bois aux fenêtres. A part ce détail, elles sont pareilles. Si les chrétiens n'enferment pas leurs femmes, ils les font cependant travailler.
Miss Hallie Wallis a sa maison et son dispensaire près de l'école des filles : une grande maison dont un grand mur sans ouvertures donne sur la rue. Il n'y a de fenêtres que sur la cour intérieure. Dans la cour, un escalier à ciel ouvert conduit aux appartements. Quand j'y allai, j'entrai par le côté de l'hôpital. Miss Wallis émergea de son bureau pour me recevoir et me conduisit dans une salle d'attente assez confortable, quoique meublée seulement de quelques lapis et de divans recouverts de pièces de tapisseries du pays : une sorte de point grossier, au crochet. A la porte, les patins de bois des malades venant à la consultation. Dans un coin, une vieille Arménienne de la Mission, une distributrice de bibles, à la voix douce, causait avec une femme âgée aveugle et un petit garçon, aveugle aussi. Ces gens n'avaient que leurs bas aux pieds, et bien que je fusse au courant de cet usage du pays, j'eus le sentiment qu'ils avaient laissé à la porte leurs patins par respect pour le parquet sans tache de miss Wallis. Miss Wallis devina gentiment ma fatigue et en quelques instants j'eus devant moi le thé fumant et les tartines de beurre fines comme du papier, que sait seulement faire une Anglaise.
Le docteur arménien me pria de bien vouloir assister à la consultation. Il me donna un haut tabouret tout près de sa table d'opération. Je passai la matinée à le regarder, traitant adroitement chaque cas, l'un après l'autre. Ce sont, en vérité, les seuls soins médicaux que reçoivent les gens du peuple d'Adana qui compte 60.000 habitants ! Quatre-vingt-sept malades défilèrent dans la matinée. Il y avait cinquante-deux cas d'affections des yeux. Miss Wallis a des livres pour les aveugles et une femme qui leur lit la bible. Une sainte, une véritable sainte, cette miss Wallis ! Que de femmes dans ce monde, des femmes ayant de l'intelligence et des moyens, gaspillent stupidement leur vie ! Elles appartiennent à la grande armée des sans-travail, elles aussi. Quelques vieilles filles contemplent quelquefois d'un œil d'envie l'existence de leurs soeurs, les femmes mariées. C'est parce qu'elles ne font rien. Voici une femme qui, par son abnégation, sa soif de responsabilités, s'est fait une vie riche et large, aussi pleine de satisfactions que celle d'une mère qui élève ses enfants. Vraiment, les mères connaissent le contentement absolu et la félicité sans limite. Ce sont elles qui, autour de nous, donnent les plus grands exemples de bonté et de bonheur. Mais n'y a-t-il pas pour toutes les femmes une chance de devenir heureuses en servant? Le bien ainsi fait à autrui leur fait goûter les joies de la maternité ! Pensez aux innombrables orphelins, petits et grands, de ce monde, à tous ces déshérités que, seul, un coeur de femme peut protéger et calmer.
Aussitôt que nous eûmes fini notre travail du matin, à la clinique, miss Wallis vint avec moi déjeuner chez Mrs Chambers. Dans la rue, une vieille nous arrêta, s'agrippant à un pli du manteau de miss Wallis. « Dites-moi, pourquoi êtes- vous si heureuse? dit-elle. J'ai souvent vu des gens aussi heureux que vous, mais jamais, en vérité, deux femmes paraissant plus heureuses l'une que l'autre. Pourquoi? êtes-vous soeurs? - Oui, oui, dit miss Wallis, nous sommes soeurs. Dieu est amour; madame, vous et moi nous sommes ses enfants, par conséquent nous sommes soeurs. » Miss Wallis s'arrêta de marcher pour lui donner des explications. Et, avant de reprendre notre route, la vieille apprit la bonne nouvelle que les missionnaires sont venus annoncer ici. Elle s'en alla clopin-clopant, heureuse de savoir qu'elle était la soeur de quelqu'un qui était heureux.
J'adore le pot à l'eau vert et la cuvette de ma chambre à coucher. Mrs Chambers m'a emmenée à la poterie. Dans une cave presque obscure, le potier travaillait à son tour. Il faisait une amphore comme toutes celles que les femmes et les ânes portent chaque jour aux fontaines. Son bras droit était dans l'intérieur du vase. Il mettait la roue en mouvement avec le pied. De sa main gauche il dirigeait le mouvement inégal du tour qui modelait en forme de vase un morceau d'argile. D'une pression légère, le potier modifiait radicalement le contour de l'argile. C'est la première fois de ma vie que j'ai contemplé le potier et son tour. J'ai compris.
Dans la cour, un monceau de fragments de poterie : toutes sortes de débris mouillés de vases au rebut. J'ai découvert un petit vase trapu : juste le vert que j'aime, vous savez, cette couleur du feuillage du pommier, lorsque, étendue sous l'arbre dans un hamac, vous fermez à moitié les yeux pour regarder le ciel nuageux d'un jour de printemps. écartant du pied les débris, j'ai retiré le petit vase par la seule anse qui apparût. L'autre était intacte. Le potier l'avait rayé de simples cannelures qui avaient séché longtemps avant de recevoir le dernier poli. Le vernis s'était effacé à la longue dans cette vieille cour, depuis peut-être plus d'années que je ne suis vieille. Il y avait, au fond du vase, une légère dépression imprimée par le pouce du potier. J'ai acquis ce chef-d'oeuvre pour deux liards. C'est aujourd'hui mon plus précieux trésor.
LES TURCS ONT PASSé PAR Là!...
Jounal d'un américaine pendant les massacres d'Arménie en 1909
Par Helen Davenport Gibbons
Traduit de l'anglais par F. DE JESSEN
BERGER-LEVRAULT, éDITEURS PARIS - 1918
Titre de la version originale : The Red Rugs of Tarsus