Quinzième Partie
Finalement, ce n'était pas un bateau russe mais un bon vieux khédivial. Un palais pour nous cependant et le drapeau anglais paraît beau aux Américains. Le dernier événement pour nous en Turquie a été le baptême de Scrappie. Le Dr Christie, mère Christie et Socrate descendirent à Mersine pour nous dire adieu. Le nouveau consul d'Amérique vient d'arriver de Patras. Imaginez-vous que c'est un camarade de classe de Herbert ! Le baptême fut célébré pour nos adieux. Scrappie s'appelle Christine Este, el le consul délivra un acte de naissance et un certificat de baptême avec un cachet à l'aigle. Je portais mon costume bleu. Herbert avait mis près de moi un profond rocking-chair où je pouvais me plonger à la première fatigue. Scrappie portait la plus belle de ses robes longues el elle avait au cou un beau mouchoir indien brodé que Mrs Doughty-Wylie m'avait depuis longtemps donné pour le baptême.
Des missionnaires, des officiers de marine anglais et américains, des marins, des amis arméniens, quelques-uns de nos élèves, dont Socrate et plusieurs autres que je ne connaissais pas et qui vinrent pour aider à manger le cake et à boire les sorbets. En Orient, quand il y a une fête, la porte est ouverte à tout le monde. Je fus inquiète seulement quand ils voulurent embrasser Scrappie. Elle commença à pleurer et je fus heureux du prétexte pour la retirer. Quand nous descendîmes pour prendre la voiture, un des officiers du North Carolina portait mon sac de voyage et me conduisit à l'échelle. Mère Christie portait Scrappie. Une vedette du North Carolina attendait. Nous partîmes ainsi pour le grand croiseur où je devais passer l'après-midi. Les Christie et les autres devaient revenir plus tard nous dire adieu. Herbert, aidé de Socrate, devait réunir les bagages et les faire porter à bord de l'Assouan. Un correspondant de guerre anglais de Londres venait d'arriver et Herbert dut le piloter.
Mersine avec ses minarets étincelait, blanche, au soleil. Je n'osai pas trop penser à ce que je laissais. Je revis le jour où je quittai Tarsous : les Arméniennes me serraient les mains, touchaient ma robe, me faisaient promettre de revenir. La vue du pavillon américain flottant à l'arrière de la vedette me réconforta. Il y a un an, c'était tout mon horizon. Je ne savais môme pas alors l'existence de Tarsous et de Mersine. La Turquie était pour moi quelque chose de vague. Maintenant, c'est une partie de ma vie. Reviendrons-nous jamais? On dit que la lumière du soleil de l'Orient marque pour toujours ceux qui l'ont vu luire.
La vedette s'éloigna de plus d'un mille en pleine mer. Les officiers me dirent que j'avais le commandement et commencèrent à plaisanter comme si je n'étais pas une matrone avec un bébé. Un enseigne du Sud ne manqua pas de m'appeler « Miss » avec l'accent traînant inimitable de là-bas. Juste le genre de garçon capable de transformer miss en sweetheart au bout d'une heure. Je me sentis un peu drôle lorsque la vedette accosta le grand croiseur blanc. Au moment où nous touchâmes l'échelle pour monter, je crus que mon bébé allait tomber dans l'eau. Première manifestation du souci maternel que j'aurai maintenant, je le suppose, toute la vie. Le lieutenant prit l'enfant et deux enseignes me portèrent à bord. Une fois sur le pont, je me sentis « at home ».Le capitaine attendait à la coupée pour saluer la plus jeune demoiselle qui ait jamais été reçue sur le North Caroline. Scrappie fut placée sur une couchette d'officier où, j'en étais sûre, elle dormirait aussi tranquillement qu'à terre jusqu'à l'heure de son prochain repos. Je fus invitée au carré des officiers. Un bon fauteuil de cuir et... je devrais dire, une tasse de thé, mais ce n'en était pas... m'y attendaient. Les officiers connaissaient un tas de mes amis. Je pensais aux bals de 1' « Armory » et à nos dîners de Bellevuc après les matches Armée-Marine. C'était alors la période anté-Herbert, lorsque pasteurs et missionnaires, la Turquie et les bébés ne m'accaparaient pas.
Un léger coup à la porte d'acier. Un grand nègre passa sa tête et annonça : « Missus, enfant crier. »
Je m'empressai d'aller là où m'appelait ma responsabilité. Près de la couchette se tenait un nègre tout en blanc : « Missus, dit-il, capitaine commander moi avoir l' œil sur bébé et pas permettre une mouche marcher sur figure de li. Mais moi pas pouvoir empêcher li crier. » En prenant Scrappie dans mes bras, Scrappie dont les grands yeux bleus ne reflétaient aucune des ombres de l'enfer qui venaient de l'approcher de si près, je m'aperçus à mon extrême satisfaction que moi seule pouvais la calmer.
Tard dans l'après-midi, Herbert vint avec miss Talbot, les Dodds et les Christie. Ils nous accompagnèrent jusqu'à l'Assouan dans la vedette. Ce fut un pénible moment que celui de la séparation avec ces femmes qui avaient été si près de moi pendant les journées de danger et de souffrance. Mère Christie tint Scrappie jusqu'au dernier moment. Miss Talbot, la fidèle nurse qui m'a soignée, restant toujours à mes côtés pendant plus de sept semaines avec un dévouement égal, que pouvais-je lui dire ? Jeanne Imer et Mary Rogers avaient été constamment avec moi. J'espérais les voir bientôt en Europe. Mais Mrs Dodds, qui m'avait prise chez elle et traitée comme un membre de sa famille, pouvais-je lui dire simplement : « Merci ! » Je lui dis : « Que puis-je jamais faire pour... » Elle m'interrompit gentiment : « Vous ne connaissez pas la vie, ma chère, si vous croyez que vous pouvez faire quelque chose pour moi. Vous ne me reverrez probablement plus. Si vous rencontrez jamais une femme sur le point d'avoir un bébé dans des circonstances difficiles, - eh bien, aidez-la! »
LES TURCS ONT PASSé PAR Là!...
Jounal d'un américaine pendant les massacres d'Arménie en 1909
Par Helen Davenport Gibbons
Traduit de l'anglais par F. DE JESSEN
BERGER-LEVRAULT, éDITEURS PARIS - 1918
Titre de la version originale : The Red Rugs of Tarsus