Treizième Partie
Chère grand'mère,
Je crois que c'est le vieux Thalès (je suis ici plus près des anciens philosophes grecs que je ne le fus jamais au collège) qui soutenait que la terre n'était pas autre chose que certains éléments en cours de perpétuel changement. Tout change tout le temps. Et les habitants de la terre ont la même destinée que la terre et sont soumis aux mêmes lois. Il y a un proverbe turc qui exprime à merveille ce point de vue du moment présent dont on jouit : « Et cela aussi passera !» Typique de la mentalité turque, ce proverbe. Car les Turcs n'interprètent jamais ni ne cherchent la solution d'un problème. Ils constatent. Hier est comme demain. A quoi bon penser à l'un ou à l'autre ! En temps de crises la philosophie turque est excellente. Elle contribue à calmer les nerfs et à maintenir l'équilibre et la quiétude, si vous parvenez à vous répéter avec conviction : « Et cela aussi passera ! »
Scrappie est près de moi pendant que j'écris, dans le panier de roseaux acheté chez les fellahs. Je suis soutenue par les oreillers juste assez pour que je garde un œil sur elle. Je la surveille pour voir si elle respire véritablement. J'ai entendu parler de femmes faisant lever leur mari la nuit pour voir si bébé respire. Je vais vous confesser que j'ai deux craintes. Chaque fois j'assurais Herbert que cela n'arrive qu'aux premiers bébés : cela n'a pas l'air d'ailleurs de l'influencer beaucoup. Il n'y a pas un dormeur comme Herbert. Ne serait-ce pas horribles il a couverture de bébé lui recouvrait la tête? Vous comprenez ce que je ressens, n'est-ce pas ?
Miette : tel est le nom donné par Jeanne Imer à Christine attendue. ça veut aussi dire un petit bout de n'importe quoi : Scrappie, comme Herbert et moi nous avons traduit. D'ailleurs, ce nom avait l'avantage de convenir aux deux sexes. Ce sera donc Scrappie. Peut-être lui donnerez-vous un autre surnom favori à Paris ; mais nous préférons le notre. Je n'ai jamais entendu dire qu'un bébé l'ait porté.
La naissance de votre petite-fille ne fut pas plus dramatique que les événements qui l'avait pré-cédée. Il y avait toujours une « situation ». Je vous ai parlé du plan consistant à réunir les étrangers dans deux consulats en cas de nouveau massacre à Mersine. Ce massacre n'arriva pas. D'ailleurs, nous n'y serions pas allés. Miss Talbot était aussi décidée que nous à rester avec les Dodds. Les hôpitaux improvisés à Adana réclament les services de tout médecin. Tous les docteurs des navires et les pharmaciens sont à Adana. Le docteur de la Mission de Mersine opérait parmi les blessés de Tarsous. Aussi je me suis trouvée sans docteur. Le matin de la naissance de Scrappie, Mr Dodds fouilla l'horizon de la mer avec son télescope. Nous attendions des navires de secours de la Croix-Rouge de Beyrouth. Une tache à l'horizon est décorée du nom de paquebot et, sans plus attendre, Mr Dodds se jette dans une barque avec deux domestiques de la Mission aux avirons. Heureusement que Mr Dodds n'avait pas hésité. C'était bel et bien un navire de Beyrouth avec un docteur américain à bord. Le Dr Dorman entra dans ma chambre juste à temps.
Tout le monde ici est d'avis que ce placide bébé aux yeux bleus est le symbole de l'espérance. Scrappie ne sait rien de ce que fait le méchant monde et comment tous autour d'elle meurent et souffrent. Elle est la joie pure. Miss Talbot fit de son mieux, mais pas de stores baissés, pas de pâle accouchée. Tout le monde entra pour féliciter et « en parler » ; cela faisait plaisir. Les réfugiés de la Mission célébrèrent l'événement en se réunissant sur un toit pour chanter. Certains étaient fâchés pour nous parce que ce n'était pas un garçon... Mais après tout, si madame voulait une fille... Curieux que ces Américaines préfèrent les filles !
Personne dans le voisinage n'a eu le temps de célébrer la chose avec Herbert. Bien à boire d'ailleurs à la santé de bébé. Herbert sortit pour télégraphier aux Doughty-Wylie et aux Christie et câbler aux Este. Il dit qu'il se répétait dans la rue : « Je suis père ! » C'est bien aux hommes d'être fiers et de s'attribuer toute la gloire qui en somme n'appartient qu'à moi. Herbert alla au poste des signaux, mais les marins ne pouvaient quitter leur poste. Alors il commanda une bouteille de bière chez Flutey pour lui tout seul !
Le matin de l'arrivée de Scrappie, après un déjeuner rapide, mon docteur se précipita à la gare pour prendre le train d'Adana. Je ne l'ai plus revu depuis ni aucun autre docteur. Miss Talbot est superbe. Je ne pourrais mieux tomber. Mrs Dodds me fait la cuisine et me sert. Elle croitque miss Talbot exagère avec sa diète. Quand Mrs Dodds me porte des oufs à la coque, elle me murmure à l'oreille : « Mangez vite la moitié de celui-ci. Miss Talbot croira qu'il n'y en avait qu'un. Je ne veux pas qu'il y ait d'affamés dans la maison de Belle Dodds ! » Jusqu'à aujourd'hui où je pus vous écrire, on a tenu éloignés de ma main oreillers et livres. Herbert est trop occupé pour me tenir compagnie. Il est allé à Tarsous et deux fois à Adana. Deux jours après l'arrivée de Scrappie, le major Doughty-Wylie lui télégraphiait de venir témoigner devant la cour martiale. Lawson Chambers était allé porter des secours quelque part dans l'intérieur et Herbert se trouvait être le seul étranger qui ait vu le commencement des massacres. C'était risqué, mais je n'ai rien dit : le drame est si grand que les individus, les personnalités ne comptent pas. Comment penser à soi-même?
Herbert parti et Scrappie dormant presque tout le temps, et pas de livres, il ne me restait plus qu'à chanter. J'ai répété tous mes airs favoris et même beaucoup qui ne l'étaient pas. Je n'ai pas été troublée par le fait que je me trouvais sous un toit où le chant est rigoureusement limité aux psaumes. Mr Dodds pourtant oublie bravement ses psaumes quand il vient le
soir s'asseoir un peu dans ma chambre. Il adore tenir Scrappic et lui chanter: "Fermez le rideau de vos yeux si bleus. Herbert la régale à son tour : " Macnamara."
J'ai eu d'autres visites la première semaine. Bienvenu fut le chapelain du Swiftsure que nous avions visité avant l'arrivée de Scrappie (notez que je ramène tous les événements à Scrappie). Scrappie avait l'âge de cinquante heures environ lorsqu'il arriva avec une bouteille de vieux brandy sous son bras. Je fus heureuse de sa visite et de sa bouteille. Justement Herbert allait repartir de nouveau. Par ma porte ouverte - elle ne pouvait pas être toujours fermée - j'entendais lire ces affreux télégrammes de Kessab, Dortyol, Hadjin et autres villes de notre vilayet et de la Syrie du Nord. C'était partout la même histoire.
Hier est arrivé un second croiseur américain : le Montana. Le North Carolina est ici depuis plusieurs jours. Le premier officier qui débarqua du Montana fut le lieutenant de vaisseau Beach. Lorsqu'il vint faire visite à la Mission, je demandai à miss Talbot de le faire entrer. Il resta un moment et m'aurait égayée s'il ne m'avait annoncé la mort de Lili Neumann. Il ne savait pas naturellement ce que Lili était pour moi, et je ne le lui dis pas. Dans d'autres circonstances, c'eût été pour moi un coup pénible, mais maintenant, rien ne me semble trop dur. Cependant, mon visage a dû lui dire que je souffrais, car il prit un air très bon et me demanda si je désirais quelque chose. « Car, ma foi, vous pouvez avoir le bateau, si vous voulez. » Je lui dis alors que je n'avais pas vu un morceau de glace depuis dix mois. « Parfait », s'écria-t-il. Quelques heures plus tard, des marins me portaient un énorme rectangle de la chose la plus délicieuse du monde. Il y avait aussi une bouteille de curaçao Bols et une aimable lettre. Il y a de braves gens. Mr Dodds, Mr Wilson et Herbert s'escrimèrent sur le bloc de glace avec des hachettes. Mrs Dodds fit de la crème glacée hier soir et ce matin de nouveau au lunch.
Je dois finir cette lettre écrite sous l'influence de cette crème glacée.
Miss Talbot m'a grondée deux fois et elle ne s'est pas aperçue des fois où j'ai caché vite papier et crayon sous le matelas.
Je ne puis la laisser pourtant sans vous faire part de l'arrivée d'une aide infatigable. Le jour même de l'arrivée de Scrappie, une toute petite femme arménienne entra. J'entendis quelqu'un dire : « Chut! » ce qui ne l'empêcha pas de commencer une harangue de sa vieille bouche édentée. Miss Talbot essaya l'effet d'une phrase en anglais, froide et bien sentie. Elle n'eut aucun effet sur Doudou Hanoum qui resta. Elle appela Mrs Dodds pour traduire. Doudou Hanoum avait repris son discours avec volubilité. Elle s'adressait bien à moi. Elle retroussa ses manches et leva ses bras au-dessus de sa tête comme quand on veut arrêter le hoquet. Elle ne cessait de jargonner. Ce n'était pas du turc dont j'avais appris quelques bribes. Ce n'était pas non plus de l'arabe, ne ressemblant en rien au vacarme d'une maison qu'on jette en bas. Ce devait être de l'arménien. Je reconnus enfin dans Doudou Hanoum la soeur de l'agent qui dédouanait nos colis. Enfin nous sûmes ce qu'elle voulait. Doudou Hanoum disait : « Je n'ai rien à vous donner, mais j'ai ces deux mains. Laissez-moi laver pour vous et pour votre enfant. » La bonne vieille vient maintenant tous les matins. Elle lave tout ce que lui laisse laver Mrs Dodds et elle étend le linge sur le toit baigné de soleil.
LES TURCS ONT PASSé PAR Là!...
Jounal d'un américaine pendant les massacres d'Arménie en 1909
Par Helen Davenport Gibbons
Traduit de l'anglais par F. DE JESSEN
BERGER-LEVRAULT, éDITEURS PARIS - 1918
Titre de la version originale : The Red Rugs of Tarsus