Les événements qui précédèrent le décret du 20 Mai (2 Juin) 1915
Notes communiquées à Henry BARBY* par
M. Sbordone, agent consulaire d'Italie, à Van.
Le 3 décembre 1914, deux gendarmes, qui se trouvaient à Pélou, aperçoivent dans le village un jeune étranger, et malgré les assurances du chef du village qui déclare que ce jeune homme est un de ses administrés, un des gendarmes le poursuit jusqu'à la porte d'une maison où il se réfugie.
Le gendarme, furieux, profère des menaces et tient des propos injurieux contre la race et la religion arméniennes.
(Cette personne, prise pour un étranger, faisait partie d'une patrouille arménienne arrivée depuis peu à Pélou, pour défendre les villages voisins contre les déprédations de Mehmed-Emin et de ses bandits).
L'Arménien, qui espère que les villageois réussiront à calmer la colère du gendarme, reste enfermé dans la maison, sans répondre à ses injures. Mais, à ce moment, un nommé Sakis, meurtrier bien connu, gracié naguère, lors de la proclamation de la Constitution, et qui était exempté du service militaire, accourt au bruit fait par le gendarme. Surexcité par les injures que profère ce dernier, il se prend de querelle avec lui, et lui tire un coup de fusil. Le gendarme tombe tué raide. Son camarade, le deuxième gendarme, se réfugie dans un grenier, et la panique se répand dans le village.
Tandis que les villageois tâchent de convaincre le second gendarme de quitter son refuge, et le prient de faire une enquête, le jeune homme, qui avait été poursuivi par le gendarme qui vient d'être tué, s'éloigne pour ne pas don-
ner prétexte à de nouveaux incidents.
Le second gendarme finit par sortir de son abri. Son premier soin est d'aller à Gonié informer le Caïmakam de Vostan, Choukri bey, de ce qui vient de se passer à Pélou.
Escorté d'une compagnie de gendarmes, Choukri bey vient, lui-même, faire une enquête au village où, après avoir ordonné quelques arrestations, il fait mettre le feu à six maisons, appartenant à Sakis et à ses prétendus complices.
Les gendarmes, pendant ce temps, ont assommé quatre personnes à coups de bâton. Aussi, les habitants, terrorisés, abandonnent-ils tout : habitations, biens, bétail, et se dispersent-ils aussitôt dans les villages voisins.
Le lendemain, 5 décembre, les loups descendus des montagnes, ravagent le bétail, et le feu, allumé sur l'ordre de Choukri bey, s'étend dans le village.
La patrouille arménienne, avertie de ce désastre, s'empresse de revenir à Pélou, pour en rassembler les habitants dispersés, et maîtriser l'incendie. Simultanément le Caïmakam y revint aussi, mais, cette fois, avec deux à trois cents Kurdes armés qui n'ont d'autre but que le pillage. Arméniens et Kurdes en viennent naturellement aux mains.
Le Caïmakam feint de prendre pour lui cette résistance. Il lance ses gendarmes dans le combat, et ainsi, de neuf heures du matin à cinq heures du soir, on s'entretue.
Le lendemain le feu est mis à tout le village par la bande d'un certain Tcherkez agha.
Lorsque la députation turco-arménienne envoyée de Van sur les lieux, par les autorités locales de Van, arriva, le 12 décembre, à Pélou, l'incendie n'était pas encore éteint. Elle ne put sauver que l'église ; encore ce bâtiment avait-il été particulièrement atteint par les flammes.
Il ressort de l'enquête de MM. Vramian* et Munib que l'incident malheureux de Pélou est dû à la faiblesse administrative du Caïmakam, sinon à sa propre malveillance, car, non seulement il n'a pas cherché à apaiser la population, mais il a surexcité les Kurdes contre elle.
Pélou comptait cent trente foyers très prospères.
*Vramian était député de Van à la Chambre Ottomane, (nda)
Au cours de la même semaine, une patrouille de volontaires arméniens est envoyée de Vostan à Etélen, village arménien situé sur la route de Vostan à Van.
Les incidents de Pélou et d'autres, plus graves encore, qui se sont produits à Cazas, font craindre - une bande de Kurdes se trouvant à Etélen, - à un projet de massacres des Arméniens, exécutés par les Kurdes, sous la tolérance des autorités.
La présence des bandes kurdes de Bitlis et de Gardji-kan à Etélen ne s'explique pas autrement. Celles-ci d'ailleurs s'opposent à l'entrée de la patrouille arménienne dans le village, et tuent les deux gendarmes qui la précèdent et lui donnent ainsi un caractère régulier et officiel.
Enfin, les soupçons des Arméniens se trouvent encore confirmés par l'attaque d'Etélen, exécutée le lendemain, du côté de Sbidag-Vank, par ces Kurdes, conduits par Kour-chid agha, personnage très influent de Vostan.
Les Arméniens repoussent cette attaque et tuent Kourchid agha.
Ces rencontres pouvant attirer de plus sanglantes encore, Vramian, accompagné de son collègue turc, accourt dans la région pour apaiser les esprits, empêcher la naissance de nouveaux incidents, et dissiper les malentendus et la méfiance réciproque des populations.
Après enquête, Vramian, dans une note qu'il remet à Djevdet bey, vali de Van, accuse le Caïmakam de Vostan d'avoir excité les Kurdes contre les Arméniens.
à l'appui de cette accusation, il fournit deux arguments :
1° L'incendie et le pillage de Pélou, oeuvres des Aghas et des bandes kurdes des environs, exécutés au su de Choukri bey, sans doute même avec son consentement, car il était en mesure de les empâcher, s'il l'eût voulu.
2° Le reproche de Choukri bey adressé à Hussein agha, de Tachmanis, parce que les hommes de ce dernier «n'ont pas pris part aux attaques contre les Arméniens, comme il (Choukri bey) le désirait.»
Ces massacres ont eu lieu dans le courant de la première semaine du mois de décembre 1914.
Ahmed bey, à la tête de cent soixante gendarmes, et Chéref bey, chef de la tribu de Chikak, avec cent cinquante hamidiés , envahissent Bachkalé, après la retraite des Russes.
Ils pillent et incendient les maisons arméniennes, tuent tous les hommes dont ils laissent les cadavres en pleine rue, enlèvent les belles filles, et abandonnent les femmes et les enfants sans pain et sans gîte.
Les villages arméniens voisins subissent le même sort.
Les Arméniens des villages de Pa z, d'Arak, de Piss, d'Alalian, d'Alas, de Soran, de Rasoulan et d'Avak sont réunis. On les conduit dans la plaine et là on les massacre tous.
D'après la dernière statistique, il y avait à Bachkalé et dans les villages susmentionnés, mille six cents Arméniens (dont une petite partie nestoriens**).
*Corps de cavliers créés par Abdul-Hamid II chargés spécialement de la répression des Arméniens dans les provinces orientales de l'empire (nde). **Fidèles de l'église chaldéenne dissidente (nde).
L'événement s'y produit le 26 novembre 1914.
Sont tués : Garabed Sarkissian et Loussik, femme d'Avak. On pille l'église et tous les biens des villageois, soit environ 4.000 livres turques.
Les malfaiteurs sont Hadii Guélech et les chefs des tribus habitant Hapistan, Galach, Garfalan et Roumoghlou.
TACHAGHLOU ET KHARA-TSORICK (SÉRAï)
Ces événements se produisent le 30 décembre 1914.
Les gendarmes de Serai; ayant à leur tête Rassim effendi, aide de camp d'Abdul-Kader, vont à Akhorik et annoncent que le Caïmakam donne l'ordre à tous les Arméniens mâles, de se rendre à Séraï pour y reconstruire les casernes.
Déjà, la veille, le fils de Hussein bey, Tahar, avait réuni tous les Arméniens des villages et les tenait en surveillance dans quelques maisons (ce qui prouve un complot préparé).
Les gendarmes séparent les jeunes gens et les font sortir du village en les entourant de Kurdes. Les autres, avec les vieillards, ne sont mis en route qu'une heure après, escortés de gendarmes.
à peine le premier groupe est-il arrivé près d'Avzarik, que les Kurdes les fusillent tous, en présence des gendarmes et de l'aide de camp.
Un témoin oculaire déclare avoir compté près d'Avzarik, vingt-huit cadavres. Les deux fils de Hussein bey, Tahar et Mustafa, et Mehmed-Ali et son fils, assistèrent à cette tuerie.Ce premier crime consommé, l'aide de camp, les gendarmes et les chefs kurdes nommés ci-dessus, sont invités à prendre le thé chez Sultan agha, cependant que les Kurdes vont vers le second groupe, en retirent ceux qui sont les moins âgés, et les massacrent à leur tour.
Les corps de toutes ces victimes restent abandonnés dans la plaine d'Avzarik jusqu'au jour où les femmes de ce village viennent les relever et les emporter pour les enterrer dans le cimetière.
Tous les cadavres ne sont pas encore mis en terre que le Caïmakam de Séraï arrive. Il reproche véhémentement aux Kurdes de permettre aux Arméniens d'enterrer leurs morts.
- «Nos soldats, leur dit-il, restent sans sépulture, les loups et les chiens les dévorent, pourquoi permettez-vous à ces «giaours» d'enterrer leurs morts?»
Et après les avoir fait déterrer il oblige deux vieillards (les nommés Mikhitar et Baghdean), à retransporter sur leurs dos les cadavres dans la plaine.
Le même jour d'autres massacres sont exécutés à Hassan-Tamran (dix maisons, cent tués), et à Tachaghlou (deux maisons, dix tués).
Du village de Tachaghlou, un nommé Simon, et sa femme, échappèrent seuls à la mort.
Les dix familles du village de Kharadsorik subissent le même sort. Deux personnes seulement survivent. Tous les autres habitants sont massacrés, à l'exception des jolies femmes enlevées par les Kurdes.
Sur l'ordre du Caïmakam, les mères et les enfants de ces trois villages sont obligés, par un temps terrible, de se mettre en route vers la frontière persane : «Tâchez d'aller rejoindre vos maris réfugiés chez les Russes», leur crient ironiquement les gendarmes.
Ces pauvres gens ne pouvant avancer dans la neige veulent se réfugier dans les villages de Inkij et de Tarkhan, mais les gendarmes les obligent, à coups de crosse de fusil, à continuer leur route dans la neige, qui leur monte aux genoux.
Dans ce cortège lamentable se trouvent de vieilles femmes et des infirmes, les gendarmes les abattent à coups de fusil (Padal Sogian, quatre-vingts ans, Hovhannès Hatchi-guian, soixante ans, Garabed Zarifian, quarante ans). La plupart des autres malheureuses femmes et des enfants périssent dans la neige. Soixante-dix seulement arrivent à Sal-mas, dans un état de misère et de faiblesse affreux.
Pour compléter le tableau de ces atrocités je citerai encore les faits suivants :
L'assassinat, avec d'atroces raffinements de cruauté, du jeune prêtre du village de Der-Vartan. Les Kurdes commencèrent par lui couper les oreilles, puis le nez. Ils crevèrent ensuite les yeux du malheureux et enfin l'achevèrent. Après sa mort, ils marièrent de force sa malheureuse femme avec un nommé Mehmed, domestique de Hussein bey.
à Hassan-Tamran, ils arrachèrent les enfants aux seins de leurs mères, les jetèrent par terre et leur enfoncèrent des morceaux de bois dans la bouche.
Il va sans dire que les Kurdes se sont partagés tous les troupeaux, tout le bétail, toutes les céréales, meubles, etc.,de ces villages (soit en chiffres ronds une valeur de 10.500 livres turques). Une faible partie seulement de ce butin fut gardée par les gendarmes comme prise de guerre.
Le 15 décembre 1914 les Kurdes envahissent le village de Hasaran, et y tuent sept hommes, une femme et deux filles. Une femme, en outre, est blessée.
Ils enlèvent cinq mille six cents têtes de bétail, cinq mille neuf cents mesures de céréales, mille six cents batmans* de beurre, fromage, etc., et tous les meubles, ustensiles, argent, etc., y compris les biens de l'église, pillée de fond en comble.
La population est tramée de village en village.
*Unité de poids utilisé en Orient qui peut varier de 2,9 kg à 13,8 kg selon les pays (ndt).
Un officier, accompagné par trois gendarmes, arrive, le 20 décembre 1914, et, sur ordre du vali - déclare-t-il - somme les habitants d'avoir à quitter le village.
Quatre-vingts personnes partent et mettent quatre jours pour atteindre Créche. Douze enfants sont morts de froid pendant le trajet. Cent vingt habitants restés dans le village sont enfermés dans une maison et molestés par les trois gendarmes aidés de trois Kurdes. Quelques jours plus tard, on les oblige également de quitter le village. Ils se dispersent dans les villages de Salahané, de Zarantz, de Sévan et de Faroukh.
Huit d'entre eux et cinq enfants meurent en route, de froid et de fatigue. Tous les biens des habitants deviennent la proie des Kurdes : deux mille têtes de bétail, deux cents buffles, mille mesures de farine, cinq cents mesures de blé, huit chariots, vingt charrues, sans compter les approvisionnements, meubles et argent.
Hussein bey et Molla-Saïd se présentent, le 14 janvier 1915, à Avzarik, la menace à la bouche. Immédiatement derrière eux des gendarmes entrent dans le village où ils réunissent tous les Arméniens dans la maison du Dr Ress, obligent cinq d'entre eux à porter le beurre à Serai et, à la sortie du village, ils en fusillent deux.
Quelques-uns de ceux qui sont enfermés dans la maison du Dr Ress (vingt-et-un hommes et quatre femmes) réussirent à s'évader et à gagner le village de Shemsédin. Les autres (quarante-trois hommes, soixante-quatre femmes et jeunes filles), sont massacrés ou convertis à l'islamisme, et emmenés à Salmas.