Archives française

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M. Roux, Chargé du Consulat de France en Mésopotamie, à M. Stéphen Pichon, Ministre des Affaires étrangères

Dépêches n° 60. Confidentiel.

Bassorah, le 17 mars 1918*.

(Reçu : Cabinet, 14 mai ; Direction politique, 16 mai).

 

La jeune Arménienne qui a fourni les renseignements ci-joints en copie désire que son nom ne soit pas communiqué au public. Elle appartient, me dit-on, à une famille considérée d'Erzeroum ; la relation qu'elle a faite de ses tristes souvenirs m'a paru de nature à intéresser le Département.

Les explications contenues dans la seconde annexe1 ont été obtenues d'elle par le sous-lieutenant Poidebard après une longue conversation où il l'a questionnée impartialement sur la conduite d'officiers allemands relativement aux Arméniens.

(Archives du ministère des Affaires étrangères, E-Levant 1918-1929, Arménie, tome 1, folio 2).

 

Annexe

Récit d'une Arménienne2
déportée d'Erzeroum jusqu'à Mossoul, Bagdad et Bassorah

Confidentiel.

En 1915, le 18 avril, les mollahs3 se réunirent en conseil à la mosquée et assurèrent au peuple turc que, si les Arméniens ne sont pas chassés d'Erzeroum, les Russes entreraient dans la ville. Lorsque les Arméniens apprirent ces nouvelles, ils allèrent chez Kiamil pacha, gouverneur de la ville, qui leur répondit : « Je ne puis rien faire, si vous vous retirez, ce sera le même pour vous ». De là les Arméniens partirent au consulat d'Allemagne qui ne les a pas écoutés et a engagé les musulmans à accomplir leur dessein.

Le 17 juillet de la même année, il nous fut intimé l'ordre de partir d'ici huit jours. Parmi ma famille, il y avait les frères de mon père Joseph Abrahamian, son frère Antoine avec sa femme et moi, le prêtre et sa nièce Cuyano [sic] Agob. Il y avait aussi mon oncle François avec sa femme et ses deux enfants (un garçon et une fille), la sœur de mon père, Serpolié [sic]4avec son fils âgé de 25 ans, il y avait aussi la fille d'une autre sœur de mon père, avec quatre enfants, et son mari du nom de Krikor. Tous ensemble dans sept voitures nous sortîmes du pays. Le 22 juillet nous arrivons à Ilidja, après 15 jours nous sommes arrivés à Erzengan [sic]5, nous occupions 2 voitures et les 5 autres renfermaient nos bagages. Nous restâmes dans cette ville 8 jours. Ne pouvant faire le voyage en voiture, nous avons dû faire la traversée à cheval jusqu'à Kharpout. Après quelques jours, nous arrivâmes à Khemar où tous les hommes furent pris ; nous étions escortés depuis Erzeroum par 150 gendarmes et un général turc. Dans cet endroit les jeunes gens furent emmenés sur une montagne et tout à coup nous entendîmes des coups de fusil, nous ne sûmes jamais ce qui était arrivé, nous pleurions à fendre l'âme. Les hommes âgés étaient avec nous ; Krikor, le mari de ma tante, fut du nombre des massacrés.

Une fois ce premier massacre accompli, l'ordre nous fut donné de continuer la route jusqu'à Haguin6 et là nous avons rencontré les exilés de Trébizonde qui se sont réunis à nous pour continuer la route. Après être restés 3 jours à Haguin, nous avons repris notre caravane jusqu'à Arabkir où nous avons dû traverser le fleuve pour pouvoir continuer notre route ; mais à cet endroit, les gendarmes fouillèrent nos malles pour y trouver des instruments de menuiserie dont nous nous étions munis avant de quitter la ville natale. Armés de ces instruments, ils prirent tous les hommes qui se trouvaient sous leurs mains, les attachèrent l'un à l'autre au bras au moyen d'une corde, et les tirèrent ainsi sur une haute montagne, où là ils martyrisèrent ces pauvres gens, sciant les bras des uns, les jambes etc.. et jetant les os et morceaux de chair sur nos têtes ; les cris que poussaient ces martyrs nous faisaient tous crier, c'était terrible ; les uns appelaient leur père, les autres leur mari, leur frère, leurs amis. Parmi ces hommes, se trouvaient le prêtre Chodoyan, le prêtre Zohrab et le prêtre Archag.

Après ces massacres, les gendarmes nous obligèrent à continuer notre route. Après 8 jours, nous arrivâmes à Kharpout où nous avons été obligés de laisser nos provisions et tout ce que nous avions apporté avec nous, parce qu'il avait été décidé que nous continuerions la route à pied. Chacun a emporté ce qu'il a pu ; mais une fois que nous avons été éloignés, les gendarmes nous ont laissés au milieu de la route et quelques- uns des gendarmes retournèrent à Kharpout pour mettre sous clef les provisions que, de force, nous avions dû abandonner. Un peu plus loin, voulant se rendre compte si nous avions de l'argent, le général turc nous a commandé de nous asseoir tous, et lui, entouré de ses soldats, nous a fait venir devant lui pour nous fouiller, même dans notre chemise ; voyant cela, plusieurs d'entre nous avalèrent leur argent, ne sachant quel moyen prendre pour ne pas lui donner la satisfaction d'avoir notre argent.

Après nous avoir dépouillés, l'ordre fut donné de se mettre en route, mais une partie de la caravane fut entourée et volée par des Arabes du désert ; deux femmes purent s'échapper et racontèrent que ces gens, après avoir déshabillé complètement leurs victimes et s'être emparé de tout ce qu'elles possédaient, les massacrèrent sans pitié.

Après quelques jours, nous sommes arrivés à Diarbékir où, là, nous n'avons rien souffert jusqu'à Mardine, mais là, découragés, nous refusâmes de marcher acceptant plutôt d'être musulmans ; mais le général turc ne crut pas à notre parole et nous obligea de reprendre la route ; malgré cela bien des femmes se réfugièrent chez des musulmans.

En sortant de Mardine, les gendarmes se permirent de vendre des femmes et des enfants aux Arabes, au moyen d'une petite somme, et ceux qui ne pouvaient les payer, étaient pillés impitoyablement. Sans autorisation aucune, quand un gendarme connaissait qu'un de nous avait de l'argent, il le massacrait en cachette de leur général, c'est ce qui est arrivé à mon oncle le prêtre Joseph, chaque jour les gendarmes lui demandaient de l'argent. Tant qu'il en a eu, il leur en donnait, mais ce jour-là, il a dû refuser n'en ayant plus, alors au moment où, à genoux, il faisait sa prière, il eut la tête tranchée. Dans la compagnie, une jeune fille arménienne dévoilait aux gendarmes les personnes qui avaient de l'argent, alors ma tante fut prise, dépouillée et massacrée ; et son fils dut continuer la route sans aucune ressource, le jour même, mon petit cousin, le fils de mon oncle François, fut arraché des bras de sa maman parce que un enfant musulman le voulait pour jouer avec lui, et comme la maman le refusait, il fut arraché de ses bras et donné à ce musulman.

Le lendemain, mon oncle Antoine était fatigué. Il avait la fièvre et ne pouvait plus marcher. Les gendarmes lui demandèrent pourquoi il se reposait : « Je ne peux plus, répondit-il, je suis fatigué, j'ai la fièvre, donnez-moi un peu d'eau ». Le gendarme, pour toute réponse, prit un sabre et lui trancha la tête. Inutile de dire notre peine quand je vis que toute ma famille avait été massacrée, que sur 16 que nous étions au départ d'Erzeroum, nous n'étions plus que 9. La femme de mon oncle Antoine, voyant que son mari avait été tué, refusa de continuer la route, et on l'a laissée là. Nous avons dû abandonner l'enfant de ma tante qui, n'ayant plus de lait, se mourait. Devant un tel spectacle, la fille de ma tante, la femme de Krikor, devint folle et dans sa folie jeta un de ses enfants dans le fleuve, le plus petit mourut d'inanition et, elle-même, dans sa folie, creusa la terre pour l'enterrer. Elle ne survécut pas longtemps à tant de malheurs, elle mourut en chemin. Nous devions tous les abandonner sur la route. Son fils ne pouvant suivre la caravane, tomba de fatigue et mourut, sa fille continua la route, mais à Mossoul elle mourut de faim.

Après quelques jours en quittant Mardine, les hommes, tous cette fois, furent séparés des femmes et emmenés un peu plus loin et massacrés sous nos yeux. Devant un tel spectacle nous nous jetâmes à genoux demandant à Dieu le même sort, mais les gendarmes nous obligèrent à nous relever, nous disant : « Marchez jusqu'à ce que vous ne puissiez plus et tombez ». De tous les hommes sortis d'Erzeroum, 2 restaient seulement parce qu'ils s'étaient déguisés en filles. Après quoi nous reprîmes notre route jusqu'à Zakho et Djézirèh. Là nous avons trouvé un maire à qui nous avons raconté tous les malheurs qui nous sont arrivés. Il nous assura que d'ici à Mossoul nous n'avions rien à craindre. Nous lui avons dit que nous n'avions rien à manger. Alors il a donné l'ordre qu'on nous distribue 3 pains chaque jour.

Sur 8.000 âmes que nous étions en quittant Erzeroum, nous n'étions plus, en arrivant à Djézirèh, que 300.

Nous arrivâmes à Mossoul au mois de décembre, le neveu du gouverneur Ali bey vint à notre rencontre accompagné d'un médecin arménien. Ils nous ont fait loger dans un établissement bâti par les Dominicains au bord du Tigre. Nous sommes restés là un mois ; après, l'ordre nous a été donné de sortir et d'aller où nous voudrions, chez les musulmans ou chez les chrétiens.

Quant à moi, Ali pacha m'a obligée d'aller chez le sous-préfet pour donner des leçons de français à ses filles ; comme je refusais, il a donné l'ordre à 2 policiers de me conduire. Je suis restée là un mois, mais après 3 jours de leçon aux enfants, j'ai eu la fièvre typhoïde, mais ai été très bien soignée par cette femme qui avait peur de son mari. Pendant ma convalescence, assise au balcon, j'ai aperçu le consul d'Allemagne d'Erzengan [sic] avec 2 officiers allemands, celui-là même qui nous avait photographiés lorsque nous étions à Erzengan [sic].

Une fois que je me suis sentie forte, je me suis échappée un matin de cette maison et me suis enfuie dans une maison chrétienne demander l'hospitalité ; mais 15 jours après, leur fils mourut et, pensant que j'avais apporté une mauvaise chance, j'ai été renvoyée. Après quoi j'ai été trouver les prêtres catholiques qui m'ont confiée à une famille chrétienne où je suis restée 6 mois.

Aussitôt que j'ai su que Ali pacha arrivait pour massacrer les Arméniens qui restaient, je suis allée avec un prêtre catholique demander assistance au consul d'Allemagne7 qui nous a donné une chambre où nous sommes restés enfermés 3 jours.

Tous les Arméniens qu'Ali pacha a pu rencontrer, il les a expédiés à Kirkouk, et, on dit qu'en route ils ont été noyés dans le Tigre.

Des ordres avaient été donnés de me chercher, entendant cela, je me suis placée comme bonne d'enfant chez une dame qui devait aller à Bagdad ; cette dame charitable a usé de stratagème pour m'obtenir un passeport, et c'est de cette façon que j'ai été délivrée. Cette dame arménienne, mariée à un sujet anglais, fut exilée à Mersina. Je ne voulus pas la suivre, craignant toujours les Turcs qui me cherchaient et me faisaient chercher, ayant même dit à cette dame : « Vous avez une jeune fille arménienne, où est-elle ? »

15 jours après le départ de cette dame, les Anglais entraient à Bagdad et les chemins étant ouverts, je suis venue à Bassorah, où je pensais trouver le père de la dame qui m'avait sauvée de Mossoul, pour lui donner des nouvelles de sa fille. Mais des circonstances heureuses m'ont amenée au couvent des sœurs de Bassorah, les sœurs dominicaines de la Présentation de la Sainte-Vierge, où je suis depuis le 15 septembre 1917.

*)
Annotation initiale manuscrite du Ministre : Copie, en supprimant le nom, à Nubar Pacha et à communiquer à Pinon.
1)
Il n'a pas semblé utile de reproduire la première annexe de cette dépêche.
2)
Mlle Kaïané Abrahamian.
3)
Titre donné aux membres du clergé musulman.
4)
Pour Serpouhi.
5)
Pour Erzindjan.
6)
Nom arménien d'Eghine.
7)
M. Holstein, vice-consul d'Allemagne à Mossoul.
Archives du ministère des Affaires étrangères, E-Levant 1918-1929, Arménie, tome 1, folios 4-6 v.

La numérotation et les notes sont d'Arthur Beylerian :

Beylérian, Arthur. Les Grandes Puissances, l'Empire ottoman et les Arméniens dans les archives françaises (1914-1918), recueil de documents, Paris, Publications de la Sorbonne, 1983.

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