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Le Colonel de La Panouse, Attaché Militaire de France à Londres, au Général Joffre, Commandant en Chef les Armées françaises

Dépêche n° 3405. Secret

Londres, le 1er décembre 1916.

(Reçu : Cab., 5 décembre ; Etat-major de l'armée.
section d'Afrique, 6 décembre.)

 

J'ai l'honneur de vous adresser ci-joint un rapport d'un habitant d'Athlit, dans la région du mon Carmel, Syrie, qui vient de m'être remis par le War Office.

Ce rapport fait suite à celui que je vous ai envoyé par ma dépêche n° 3205 du 3 novembre 1916.

 

Annexe

Rapport d'un habitant d'Athlit, région du mont Carmel (Syrie)
sur les massacres d'Arméniens

Traduction.

27 novembre 1916.

L'auteur de ce rapport craint que le tableau qu'il fait des mauvais traitements infligés par les Turcs aux Arméniens, depuis le début de la guerre, ne paraisse outré : c'est dans ces dispositions d'esprit qu'il décrit les atrocités dont les Turcs se sont rendus coupables.

L'auteur n'a pas été en Arménie même, mais il habitait la Syrie depuis le commencement des hostilités ; il a visité Konia et Constantinople et connaît beaucoup de gens, même parmi les Allemands.

Premiers renseignements
sur les massacres

Dans le courant d'octobre et de décembre 1915, des Allemands, établis comme fermiers en Palestine, s'en vinrent à Haïfa et Jaffa, et y apportèrent les premiers la nouvelle que l'on faisait des massacres en masse d'Arméniens. Les journaux de Syrie et de Palestine n'en parlaient point. Ces Allemands prétendirent d'abord être assez peu renseignés, disantProjet turc qu'ils avaient simplement entendu raconter des faits qui leur paraissaient très exagérés. Néanmoins, de ces déclarations et de celles qui lui furent faites par d'autres Allemands, turc rencontrés à Damas, l'auteur put conclure que, selon ces gens, les Turcs étaient décidés à exterminer tous les Arméniens, à l'exception d'environ un demi-million.

Opinion d'Allemands
habitant la région

Il faut rendre aux Allemands cette justice, qu'à ce moment-là, la pensée d'un pareil massacre les emplissait d'horreur ; il faut faire exception cependant pour un d'entre eux : un certain major Pohl déclarait, dit-on, qu'il était regrettable que 500.000 Arméniens fussent épargnés ; ce nombre lui paraissait excessif. Des Allemands de Palestine firent partir leurs familles, disant ouvertement que les Turcs pourraient bien un jour ou l'autre employer vis-à-vis d'eux les procédés dont ils usaient à l'égard des Arméniens.

Cadavres d'Arméniens
le long de la ligne
de chemin de fer

Des bruits couraient également, d'après lesquels on pouvait voir, gisant le long de la ligne Anatolie-Syrie, des milliers de cadavres ; l'auteur lui-même peut confirmer ces bruits, grâce à des renseignements reçus de sa sœur qui, en décembre 1915, fit le voyage de Constantinople en Palestine. Elle vit, étendus des deux côtés de la voie, des centaines d'Arméniens, hommes, femmes et enfants. En certains endroits, des femmes turques rouillaient les cadavres pour les dépouiller de tout ce qui pouvait avoir quelque valeur ; ailleurs, des chiens dévoraient les corps. Partout, des centaines de squelettes blanchis.

A Gulek, à moins que ce ne soit à Osmanieh, cette même personne vit des milliers d'Arméniens fiévreux et mourant de faim. Ordre avait été donné de les diriger vers le sud, mais les moyens de transport faisant défaut, ils attendaient là, depuis des semaines, couchés près de la gare, sur les quais, quelques-uns même sur la voie. Plusieurs y furent poussés lorsque le train arriva et la locomotive passa sur eux, à la grande joie du mécanicien qui criait à ses amis : « Vous avez vu ? Je viens d'écrabouiller une cinquantaine de ces pourceaux d'Arméniens ».

Attitude des
officiers turcs

A ce spectacle, la sœur de l'auteur s'évanouit ; quand elle revint à elle, deux officiers turcs parlant français lui reprochèrent son manque de patriotisme, alléguant que les Arméniens étaient des ennemis de la Turquie. Elle donne également des détails sur la misère et la mortalité qu'occasionna, parmi ces malheureux, la façon dont on les entassait dans les wagons de voyageurs ou de marchandises, lorsque de temps en temps on disposait pour eux d'un train.

Le typhus

C'est le typhus qui causa le plus de ravages. Les cadavres restaient pendant des jours et des jours sans sépulture : un officier supérieur turc en donna à l'auteur la raison suivante : on voulait par ce moyen développer le foyer d'infection et augmenter le nombre des victimes parmi les survivants. Néanmoins, les Arméniens goûtèrent le plaisir de la vengeance, car le fléau ne sévit pas seulement parmi eux : la région entière, que traversaient ces réfugiés, fut ravagée ; des douzaines de villages syriens étaient, au dire de notre informateur, vides d'habitants, tous emportés par le typhus. Aucune mesure sanitaire ne fut prise pour combattre l'épidémie.

Pillage des propriétés

Les Arméniens reçurent l'ordre de partir sans avertissement préalable ; aucun délai ne leur fut accordé pour leur permettre d'emmener avec eux ce qui leur appartenait ou pour disposer d'une façon ou d'une autre de leurs biens. Les Turcs firent main basse sur le tout et dépouillèrent même les pauvres gens des quelques objets qu'ils manifestaient l'intention d'emporter avec eux.

manque de voitures

Les demandes innombrables de voitures rendirent bientôt les prix inabordables. L'auteur vit près de Hassan Beylu [sic], dans les montagnes du Taurus, des milliers d'Arméniens étendus dans la neige et attendant des voitures ; la situation était la même à Alep et dans d'autres gares d'embarquement. Aucune disposition n'avait été prise pour faire face à la situation créée par cet ordre d'évacuation de la population arménienne, — ce qu'il faut attribuer autant à une négligence voulue de la part des Turcs qu'à leur impéritie.

L'opinion publique étrangère

Au bout d'un certain temps, l'opinion publique commença à s'émouvoir en Europe et surtout en Amérique.

Djemal pacha

Djemal pacha se rendit alors à Constantinople et insista pour que l'on fît cesser les massacres, alléguant que c'était non seulement un crime, mais une maladresse. Il prévoyait d'ailleurs l'emploi comme main-d'œuvre de tous ces gens qui pouvaient être mobilisés pour les travaux d'utilité publique qu'il faisait exécuter, en Syrie et en Palestine. Talaat, disait-on, ne s'était pas montré tout d'abord disposé à céder, mais Djemal était assez puissant pour passer outre à toute opposition, et c'est ainsi que furent sauvés plus de 100.000 Arméniens, à la condition expresse cependant, qu'ils seraient envoyés en Syrie. Cette intervention valut à Djemal le surnom de « Pacha d'Arménie » qu'on lui donna à Constantinople ; toutefois, elle lui acquit en même temps la reconnaissance des Arméniens et impressionna favorablement les ambassadeurs des pays neutres.

Désireux de lui témoigner leur gratitude, mais ne pouvant la lui exprimer de vive voix, les Arméniens décidèrent de défiler en silence devant sa maison à Constantinople : 40.000 d'entre eux passèrent ainsi processionnellement devant la demeure de Djemal qui, pendant 3 heures, resta debout sur son balcon, les bras croisés comme Napoléon le Grand. Le train qui le ramena en Syrie stoppa à maintes reprises pour lui permettre de recevoir les remerciements des Arméniens ; il est vrai qu'au dire de notre informateur, ces remerciements lui étaient adressés par ordre. En réalité la démarche faite par Djemal n'était, d'après lui, qu'une comédie destinée à impressionner le public étranger, et à rehausser l'importance du personnage. Ce qui le confirme dans cette opinion, c'est la manière dont furent traités les évacués sous son administration.

Les Arméniens sous
l'administration de Djemal

Ayant ainsi sous la main un nombre considérable d'Arméniens, Djemal résolut de les envoyer dans les régions les plus reculées de la Syrie et de la Palestine. L'auteur estime qu'il avait, en agissant ainsi, un double but : celui de préserver du fléau la population indigène et celui de réduire au minimum la possibilité pour les neutres de juger par eux-mêmes du traitement auquel les évacués étaient soumis.

On les envoya dans différents camps où l'on parquait ensemble 3 à 5.000 d'entre eux ; l'auteur a vu de ces camps dans le Hauran, l'Adjloun et au S.E de la mer Morte.

Les camps arméniens

La population de ces camps vivait uniquement des aliments et de l'eau qui lui étaient fournis par l'administration : II lui était interdit d'entrer dans les villes ou les villages, et de demander un salaire pour son travail. Elle devait vivre dans le désert. Hommes, femmes et enfants étaient soumis à un travail forcé ; chaque travailleur, homme ou femme, recevait 4 sous par jour. C'est avec ce seul revenu qu'il devait vivre.

Parfois, il n'y avait pas d'eau à moins de 6 milles de distance, et il fallait l'amener dans le camp sur rail. Souvent, les trains ne marchaient pas, l'état de guerre constituant pour ce fait une excuse suffisante et fournissant le prétexte d'une incurie voulue.

Notre informateur a vu un jour arriver en retard un train amenant de l'eau. Brûlés de soif, les Arméniens se précipitèrent vers l'endroit où le convoi devait s'arrêter, chacun portant une cruche en terre ou quelque récipient en métal. Dès que le train eut stoppé, il fut entouré par la foule que les gardiens turcs repoussèrent à coups de crosse de fusil. Lorsqu'elle eut été ainsi écartée, on ouvrit les robinets des citernes et on laissa couler l'eau sous les yeux des centaines de malheureux que dévorait la soif. L'administration envoyait, comme elle le devait, l'eau nécessaire à ces habitants du désert ; le reste n'était plus du ressort de Djemal pacha et de ses amis ; si un accident se produisait, ils ne pouvaient en être rendus responsables.

Ainsi parla Djemal, d'après ce qu'a entendu dire l'auteur, — lorsqu'il apprit l'incident que nous venons de raconter.

Dans l'espace de quelques semaines, la moitié de la population des camps avait succombé à la faim et à la soif. Les survivants menaient une existence misérable ; toute vie de famille était devenue impossible ; époux, épouses et enfants vivaient séparés les uns des autres et l'on n'avait aucun moyen de se renseigner sur le sort des absents. L'immoralité florissait, et les règles les plus élémentaires de l'hygiène étaient inconnues.

Pendant ce temps Djemal proclamait orgueilleusement qu'il établissait, sur des territoires incultes, des colonies d'Arméniens économes et aussitôt la presse officielle des Empires centraux annonçait au monde entier qu'au cours des deux dernières années, et sous l'administration de Djemal, la Syrie et la Palestine avaient joui d'une prospérité supérieure à celle des 50 années précédentes.

Mais des représentants de différents pays neutres ayant demandé à aller en Syrie se rendre compte de la vie qu'y menaient les Arméniens, on leur répondit par un refus formel.

Marchés d'esclaves

On institua le long de la route que suivaient les exilés, des marchés d'esclaves pour femmes, le prix d'une jeune Arménienne de 12 à 14 ans variant de 8 frs environ à 23 frs. L'auteur a vu un de ces marchés à Damas, et il a entendu dire à des parents qu'il a à Alep et à des missionnaires américains, que des milliers de jeunes filles avaient été vendues publiquement, sur le marché. Les chefs soi-disant intellectuels du monde musulman, les khodjas, les ulémas, les cadis et les muftis surent vite profiter des occasions que ces marchés leur offraient ; ils purent augmenter à peu de frais le nombre de leurs esclaves en prétendant avoir fait des conversions : dans ce cas, en effet, ils n'avaient pas à payer.

Conversion à la
religion musulmane

Ces prétendus convertis étaient en général des jeunes femmes que l'on emmenait dans les harems sous le prétexte de les instruire dans « la vraie religion ». Cette entreprise de conversion à la religion musulmane, tant parmi les hommes que parmi les femmes, fonctionna sur une grande échelle, et non sans succès parmi ceux des Arméniens qui venaient du Caucase, où ils avaient pris l'habitude de certaines pratiques turques, et dont la foi chrétienne n'était pas profondément enracinée. Toutefois, l'auteur connaît des Arméniens instruits et riches, de Constantinople et des villes de la côte, qui annoncèrent publiquement leur conversion. Il semble néanmoins qu'ils y aient été amenés par l'espoir de sauver tout au moins une partie de leurs biens.

Massacre en masse

On s'est borné jusqu'ici à exposer comment on essaya de détruire le peuple arménien par la déportation que venaient aggraver l'incurie des Turcs et les ravages d'une maladie contre laquelle on se dispensait de lutter. Il faut ajouter à cela le massacre systématique des hommes et des enfants. On procédait d'ordinaire ainsi : on organisait des bataillons de travailleurs où figuraient ensemble hommes et enfants ; puis on les dirigeait, sous la garde d'une vingtaine de soldats turcs, vers quelque endroit perdu et complètement dépourvu de vivres et d'eau. Les gardiens avaient l'ordre de se servir sans hésiter de leurs fusils, à la moindre tentative de désertion, ou au moindre signe de révolte de la part de ceux dont ils avaient la charge. Au bout d'un jour ou deux, on les voyait revenir seuls. Ils racontaient alors, ou bien que les Arméniens avaient fait une tentative de désertion en masse, ou bien qu'il y avait eu révolte et qu'il avait fallu massacrer le tout pour se sauver soi-même. L'auteur, à vrai dire, n'avait jamais été témoin lui-même de scènes pareilles, mais il avait à ce sujet des renseignements dignes de foi. Un de ceux qui les lui avaient fournis était un Arménien qui, parlant turc et habillé à la mode ottomane, avait fait le voyage de l'Arménie à Jaffa. Il se trouva ainsi mêlé à un groupe de soldats turcs qui venaient de massacrer environ 400 de ses compatriotes, de la manière que nous venons de décrire, et qui ne lui ménagèrent pas les détails répugnants. Le même individu se trouva, par hasard, le jour suivant, en présence d'un monceau de cadavres arméniens ; poursuivant son voyage, il fit au consul d'Amérique1, à son arrivée à Alep, un rapport détaillé de ce qu'il avait vu.

L'opinion allemande

Il eut à Constantinople l'occasion de parler de ces égorgements avec des officiers allemands qui reconnurent que ces faits étaient malheureusement exacts.

Les Arméniens à Constantinople

On publie des ordres suivant lesquels ne seraient autorisés à rester à Constantinople que ceux des Arméniens qui y étaient nés. Ce fut là pour la police un prétexte à fouiller les maisons et à arrêter les gens en pleine rue. Le témoin a vu emmener ainsi des groupes d'Arméniens, victimes du zèle qu'apportaient les policiers à exécuter les ordres donnés. Ces raids de la police avaient généralement lieu la nuit, quoique notre informateur ait vu arrêter et emmener en plein jour un Arménien riche et influent. Les arrestations une fois opérées, on n'entendait plus parler des victimes. Il faut malheureusement ajouter que certains Arméniens servaient d'espions à la police et vendaient leurs compatriotes.

L'auteur possède aussi des renseignements sur des centaines de jeunes filles qui, à Constantinople, durent se livrer à la prostitution, n'ayant aucun autre moyen de venir en aide à leurs parents. Il cite en particulier le cas d'une d'entre elles, bien élevée, mariée depuis peu, qui vit tuer son mari sous ses yeux et qui ne succomba qu'après s'être efforcée pendant des mois de vivre honnêtement.

Les massacres continuent

On entend moins parler depuis peu de massacres ; ils n'en continuent pas moins ; la seule différence est que l'étranger éprouve plus de peine à se renseigner. D'après l'auteur, la raison de ces persécutions réside dans le fait que les Arméniens constituent une proie facile et que les mahométans, riches ou pauvres, de haute ou de basse classe, sont naturellement portés au meurtre et au vol. Les Turcs ont en outre conservé l'habitude de traiter en race inférieure les gens soumis à leur domination.

Moralement et économiquement, la ruine de l'Arménie est complète ; le peuple le plus industrieux peut-être, et le plus économe de l'Empire turc (c'est un Juif qui le qualifie ainsi) a cessé d'exister.

1)
M. Jackson.
Archives du ministère de la Guerre, 16 N 2946.

La numérotation et les notes sont d'Arthur Beylerian :

Beylérian, Arthur. Les Grandes Puissances, l'Empire ottoman et les Arméniens dans les archives françaises (1914-1918), recueil de documents, Paris, Publications de la Sorbonne, 1983.

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