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M. Louis Martin, Sénateur du Var,
à M. de Margerie, Directeur des Affaires politiques
Lettre.
Sans lieu ni date.1
J'ai l'honneur de vous envoyer ci-inclus une lettre sur l'Arménie pour M. le Président du Conseil. M. le Président a préféré cette procédure à celle de la question à la Tribune, cette lettre et la réponse devant être ensuite communiquées à la presse, dans les termes dont nous conviendrons. J'ai voulu laisser à M. le Président, car notre conversation est déjà ancienne, le temps de régler d'autres questions urgentes avant mon retour.
Sentiments distingués et haute considération.
(Archives du ministère des Affaires étrangères, Guerre 1914-1918, Turquie, tome 888, folio 67).
M. Louis Martin, Sénateur du Var, à M. Aristide Briand, Président du Conseil,
Ministre des Affaires étrangères
Lettre.
Sans lieu ni date.
Tandis que les événements les plus favorables à la grande cause de la civilisation se produisent, diplomatiquement et politiquement, sur tous les fronts, les événements les plus douloureux pour l'humanité continuent de se produire dans toutes les parties de l'Arménie possédées encore par les Turcs.
Les massacres d'Arméniens qui ont constitué si longtemps le fond de la politique hamidienne, et que l'Europe libérale croyait avoir supprimés par le projet de réforme de 1913, ont redoublé. Sous la domination des Jeunes Turcs, depuis surtout la guerre actuelle, les souffrances de l'Arménie ont été portées au comble : le sang arménien a coulé à torrents ; jamais la barbarie n'avait atteint ce degré d'horreur. Les Jeunes Turcs, en leur délire, ont juré l'extermination de ce peuple, d'une civilisation si ancienne, et poursuivent implacablement leur but.
L'Arménie ne périra point. La victoire des Alliés brisera le joug de fer sous lequel on veut l'anéantir. Cette race, honneur de l'humanité, a produit, dès les premiers siècles, des historiens, des poètes, des littérateurs illustres, donné à Byzance quelques-uns de ses empereurs les plus remarquables et un grand nombre d'hommes d'état et de généraux fameux, à la reine Tamara, la Sémiramis de la Géorgie, ses plus grands capitaines, au tsar Alexandre II des hommes d'état de premier ordre, tel Loris Melikov et de brillants généraux comme Lazarev et Der-Ghou kassov, à l'Egypte son grand réformateur Nubar pacha, au monde contemporain une foule d'hommes éminents de tout ordre. Cette Arménie poétique, berceau d'antiques et vénérables légendes qui ont ravi les divers âges de l'humanité, qui fut pour les Croisés une alliée si utile, qui a manifesté tant de fois, avec tant de force, sa vitalité, et dont le génie a vaincu le temps et les persécutions, resplendira encore au monde pendant de longs siècles. Mais nous ne saurions assister, impuissants et impassibles, aux scènes abominables dont l'Arménie turque est le théâtre permanent et ses habitants les incessantes victimes, et qui ont fait de cette merveilleuse contrée un immense océan d'horreurs, de sang et de larmes. Les Turcs ont passé par là.
Massacres sans nombre, exécutés contre des populations paisibles et sans défense, avec les plus horribles raffinements, accompagnés des plus ignobles attentats à la dignité humaine : les femmes, les enfants vendus comme esclaves, les jeunes filles des meilleures familles parquées dans des maisons et livrées pour quelques piastres à la lubricité des amis et des clients de leurs bourreaux. Des populations entières ont été arrachées par milliers aux hautes montagnes et aux douces vallées tapissées d'ombre et de verdure de leur pays natal, transportées dans les déserts de la Mésopotamie où la chaleur dépasse parfois 60 degrés et, poussées sous le fouet, comme des bestiaux, de localité en localité. D'après les plus récents détails donnés par le Temps qui reproduit le dernier rapport du Comité suisse de secours aux Arméniens, les femmes ont été séparées de leurs maris, les mères de leurs enfants : interdiction absolue de tout travail pour gagner leur vie ; à part quelques distributions de pain noir, dans de rares localités, obligation générale de vivre de mendicité ou des secours envoyés par les philanthropes d'Europe ou d'Amérique, mais la plupart du temps, au sein de cette détresse sans nom et sans exemple dans l'histoire contemporaine, les malheureux Arméniens exténués par la faim ou les maladies tombaient chaque jour par centaines, tandis qu'à côté d'eux, les survivants étaient, aux termes mêmes du dernier rapport du Comité américain de secours aux Arméniens, réduits à manger les cadavres de leurs compagnons morts d'inanition.
J'emprunte au Journal de Genève, du 17 août 1916, les extraits suivants d'une lettre publiée par les Basler Nachrichten2 et adressée par quelques professeurs de l'école allemande d'Alep de Syrie à l'Office des Affaires étrangères de Berlin.
« En présence, écrivent-ils, des scènes d'horreur qui se déroulent chaque jour sous nos yeux, à côté de notre école, notre travail d'instituteurs devient un défi à l'humanité... Des 2.000 à 3.000 paysannes de la Haute-Arménie amenées ici, en bonne santé, il reste 40 à 50 squelettes. Les plus belles sont les victimes de la lubricité de leurs gardiens. Les laides succombent aux coups, à la faim, à la soif ; car étendues au bord de l'eau, elles n'ont pas la permission d'étancher leur soif. On défend aux Européens de distribuer du pain aux affamées. On emporte chaque jour d'Alep plus de cent cadavres. Et tout cela se passe sous les yeux de hauts fonctionnaires turcs. 40 à 50 fantômes squelettiques sont entassés dans la cour vis-à-vis de notre école. Ce sont des folles : elles ne savent plus manger ; quand on leur tend du pain, elles le jettent de côté avec indifférence. Elles gémissent en attendant la mort : « Voilà, disent les indigènes, Ta-â-lim el Alman (l'enseignement des Allemands) »... « On peut s'attendre encore à de plus horribles hécatombes humaines d'après l'ordonnance publiée par Djemal pacha (il est interdit aux ingénieurs des chemins de fer de Bagdad de photographier les convois d'Arméniens ; les plaques utilisées doivent être livrées dans les 24 heures sous peine de poursuite devant le conseil de guerre). C'est un aveu que les autorités influentes craignent la lumière, mais ne veulent point mettre fin à ces scènes déshonorantes pour l'humanité ».
Ceux qui s'expriment ainsi, et leur témoignage n'en est que plus accablant, appartiennent, je le répète, à la nation qui gouverne souverainement l'Empire ottoman par la main sanglante des Jeunes Turcs.
Or, « il est maintenant établi, dit le Comité suisse de secours aux Arméniens dans son dernier rapport, que la conduite des Turcs à l'égard des Arméniens ne dépendait en aucune façon des exigences de leur situation militaire, il ne s'agissait uniquement que de l'extermination de cette pauvre nation ».
C'est donc bien là un crime aussi injustifiable qu'il est inouï dans l'histoire, et contre lequel doivent s'élever toutes les nations qui ont le sentiment de l'honneur de l'humanité. Laisser se consommer un pareil attentat sans faire tout le possible pour l'empêcher, c'est s'en rendre complice.
Le gouvernement des états-Unis a fini par obtenir, après combien d'efforts restés vains, d'envoyer à ces persécutés, des secours en argent recueillis par souscription et distribués par les consuls et missionnaires américains. Mais les vivres manquent dans le pays ; le gouvernement turc s'oppose énergiquement à l'envoi, par les Américains, de missions composées de neutres, venant, avec des vêtements, des provisions et des remèdes, ravitailler les malheureux Arméniens et leur créer du travail. Et toujours l'angoissante menace de massacres possibles qui ne cessent en un endroit que pour recommencer, au moindre prétexte, en un autre endroit.
Les sympathies de la France, plus profondes que jamais, se sont déclarées par la voix de la presse, fidèle organe de l'opinion publique et par la récente et grandiose manifestation de la Sorbonne. J'ai l'entière certitude de correspondre aux sentiments de votre cœur en vous demandant si vous ne croyez pas le moment venu de prononcer à votre tour, comme chef du gouvernement et ministre des Affaires étrangères, les paroles réconfortantes qui iront annoncer aux Arméniens persécutés, ainsi que l'a déjà fait l'Angleterre, le jour prochain de leur libération et du châtiment de leurs bourreaux. Ces paroles seront d'autant plus puissantes dans votre bouche que vous les direz, Monsieur le Président, avec tout le prestige de la grande nation que vous représentez et l'autorité personnelle que vous vous êtes acquise en Europe. Vous avez flétri les déportations des populations du Nord et de la Belgique, et le monde entier s'est ému. Qui sait si, lorsque votre voix se sera élevée de nouveau en faveur de ces autres victimes des barbares, les nations neutres, dont la plus puissante a déjà manifesté ses sentiments, ne jugeront pas l'heure arrivée de faire savoir au gouvernement turc qu'elles considèrent, elles aussi, le massacre systématique d'un peuple opprimé, par ses oppresseurs, comme l'opprobre de l'humanité.
La numérotation et les notes sont d'Arthur Beylerian :
Beylérian, Arthur. Les Grandes Puissances, l'Empire ottoman et les Arméniens dans les archives françaises (1914-1918), recueil de documents, Paris, Publications de la Sorbonne, 1983.