Collège allemand d'Alep
Alep, le 15 octobre 1915
En tant que professeurs enseignant dans une école allemande et ayant réussi à mettre sur pied un vaste programme d'activités, les soussignés considèrent qu'il est de leur devoir d'attirer l'attention du ministère des Affaires étrangères sur les difficultés auxquelles se heurte leur tâche pourtant si prometteuse, et sur les tristes répercussions que peuvent avoir les horreurs auxquelles la déportation des Arméniens nous fait assister quotidiennement.
Nous ne nous appesantirons pas sur les sanglantes atrocités qui accompagnent systématiquement le voyage des Arméniens chassés de leurs montagnes ; ni sur ces milliers d'hommes qui ont été abattus après avoir été arrachés à leurs familles, ou même, parfois, sous leurs yeux ; ni sur les innombrables enfants, femmes et jeunes filles, violés, mutilés par les gardiens de l'escorte et leurs acolytes, et dont les cadavres dénudés jonchent les routes que devront emprunter à leur tour les nouveaux convois qui ne cessent d'affluer ; ni sur les indescriptibles brutalités, sur la faim et la soif qui déciment les survivants, les veuves et les orphelins dont la plupart ont été dépouillés de tout leur avoir et qui arrivent ici, généralement réduits à l'état de squelettes, puis devront peut-être continuer leur calvaire — un sur six de ceux qui sont partis — et reprendre le chemin du désert sans aucun moyen de subsistance, afin que disparaisse jusqu'au nom même de l'Arménie.
Tout cela, nous supposons que le ministère des Affaires étrangères l'aura appris par ses représentants dans le pays.
Qu'il nous soit permis, en revanche, de meure en lumière une petite parcelle de l'immense misère de ce peuple que l'on s'acharne à détruire, une parcelle qui est là, sous nos yeux, à proximité immédiate de notre école dont elle n'est séparée que par une étroite ruelle.
Il y a là un ancien caravansérail, immense, que les autorités turques ont mis à la disposition des Arméniens déportés, en particulier pour les grands malades. Une sorte d'hôpital, en somme, pourrait-on penser. Engageons-nous donc dans le minuscule passage qui y donne accès. Quelques voûtes, des silhouettes pitoyables, des corps exténués, entortillés dans des haillons, couchés à même le sol ou, dans le meilleur des cas, sur les misérables vestiges de leurs bagages.
Des femmes et des enfants. Un vieillard ici et là. Pas un homme d'âge adulte.
Nous pénétrons dans la cour. Elle n'est plus qu'un immense tas d'immondices ; sur le pourtour, devant ces voûtes, des malades, des agonisants, des morts entassés pêle-mêle dans leurs excréments. Des myriades de mouches sur les malades épuisés et sur les cadavres. Des gémissements, des râles, de temps en temps un cri, quelqu'un qui demande un médecin, une plainte arrachée par les centaines de mouches qui mettent les orbites à la torture. A côté du cadavre nu d'un vieillard, deux enfants qui font leurs besoins.
Nous traversons la cour couverte d'excréments et pénétrons sous l'une des voûtes. Une douzaine d'enfants à demi-morts de faim, hébétés ; quelques-uns sont mourants — ou déjà morts ? Personne ne s'occupe d'eux. On a sorti d'un recoin obscur un cadavre d'enfant à moitié décomposé qui, sans l'odeur de putréfaction, serait resté inaperçu. Il y a des orphelins dont les mères sont mortes ici même dans les derniers jours. Pas un médecin. Pas un médicament pour apaiser les souffrances. Ils sont promis eux aussi à une mort horrible. Ils vont mourir de faim. Le gouvernement fournit à cet « hôpital » des lentilles ou du boulghour (sorte de blé concassé) ou du pain de soldat. L'estomac affaibli de ces malheureux, qui ont dû marcher pendant des semaines, voire des mois, par une chaleur torride et sans eau, ne supporte plus ce genre de nourriture qui, sans cela, serait presque suffisante. Les conséquences sont évidentes : dysenterie, inanition, typhus.
Entre-temps, on a vu apparaître des porteurs avec des cercueils. Ceux qui sont morts dans les derniers jours y sont placés tels quels, emmenés au cimetière le plus proche et jetés dans la fosse commune. Du moins une partie d'entre eux, car les cercueils (qui servent uniquement pour le transport) ne suffisent pas. C'est qu'il meurt chaque jour 100 à 150 de ceux qui avaient survécu jusqu'ici. Ce sont alors des voitures qui emportent les cadavres par chargements entiers ; une bâche recouvre le plus gros. Une jambe, une tête pendouillent ça et là, alors que la carriole s'éloigne avec fracas.
A deux pas du lieu où se déroulent ces scènes, il nous faut, nous, professeurs d'allemand, initier nos élèves à la culture de notre pays. Ils ont peut-être croisé sur le chemin de l'école l'une de ces voitures pleines de cadavres ou entendu par la fenêtre ouverte, depuis les voûtes, les gémissements de ces misérables ; ils ont peut-être été abordés par des malheureux qui leur ont demandé l'aumône — par ces pauvres diables qui se sont traînés jusqu'à l'étroite ruelle pour avoir un peu plus d'air, mais qui n'ont plus la force de repartir et meurent sur place, dans la rue, couverts de mouches.
Dans quel état d'esprit nos élèves, lorsqu'ils sont arméniens, peuvent-ils écouter nos leçons d'histoire, de culture nationale, de religion, etc., alors que dans les cours voisines de l'école leurs compatriotes meurent de faim ?
Oui, n'y a-t-il pas là de quoi désorienter les enfants musulmans qui assistent à nos cours en ayant à l'esprit de telles images ? Car il y a beaucoup d'honnêtes musulmans qui condamnent avec dégoût ce massacre de femmes et d'enfants innocents dans lequel ils voient une insulte aux commandements du Dieu de miséricorde, et qui, n'arrivant pas à concevoir que leur propre gouvernement puisse être à l'origine d'actes aussi criminels, en recherchent les instigateurs parmi les Allemands. De monstrueuses taches menacent de ternir l'honneur de l'Allemagne dans la future mémoire historique des peuples d'Orient.
Il ne nous appartient pas de discuter des justifications politiques qui ont amené les autorités à chasser les Arméniens de leurs montagnes. Mais une chose est certaine, et nous voulons et devons la proclamer bien haut : si les expulsions doivent continuer à revêtir cette forme abominable et à se traduire par un massacre de femmes et d'enfants sans précédent dans l'Histoire, notre tâche d'enseignants allemands subira dans ce pays un préjudice absolument irrémédiable.
Nous avons le ferme espoir que le ministère des Affaires étrangères pourra user de son influence pour faire arrêter ce meurtre ignominieux avant qu'il ne soit trop tard et nous laver, nous, professeurs allemands, de la honte qu'éveille en nous le soupçon de complicité que nourrissent déjà chrétiens et musulmans de Turquie et qui se répandra plus tard dans le monde entier — une honte qui pèse chaque jour un peu plus sur nos âmes.
Dr. Niepage, professeur.
Il n'y a pas la moindre exagération dans l'exposé de notre collègue, le Dr Niepage. Nous respirons depuis des mois l'odeur des cadavres et vivons au milieu de mourants. Seul l'espoir que cette situation révoltante prendra bientôt fin nous permet encore de travailler au collège, et aussi la volonté de prouver à la population non turque de la région, dans la mesure de nos faibles moyens, que nous, Allemands, n'avons personnellement rien à voir avec les effroyables méthodes de ce pays.
Le directeur, Huber Eduard Graeter, Marie Spieker Dr. Phil.
Source : J. Lepsius, Archives du génocide des Arméniens, Fayard, 1986.