La compilation d’une bibliographie relative à un cas de génocide, qui est nié catégoriquement et souvent avec véhémence par ses auteurs et leurs descendants, est intrinsèquement une tâche beaucoup plus difficile que celle de s’occuper d’un cas relativement libre de blocages causés par de telles négations. Il faut à cet égard surmonter de sérieux obstacles, dont l'un des principaux est la recherche de documents officiels qui attestent, d’une manière ou d’une autre, l’acte et les faits associés au génocide en question.
L’importance capitale de telles sources primaires pour la documentation du génocide turc contre les Arméniens est prouvée par l’éventail de méthodes avec lesquelles on a fait disparaitre des lots de documents de l’Etat et du Parti immédiatement avant et après la défaite militaire turque en octobre 1918. Les travaux bibliographiques se réduisent par conséquent à explorer un nombre restreint de documents ayant survécu par hasard, et qu'on peut localiser et obtenir.
L’une des pierres d'angle du droit pénal est la prise en compte de la difficulté à fournir des preuves imparables pour certains types de crimes. L’organisation conspiratrice du crime de génocide, à laquelle s'ajoute l’énormité de la nature du crime lui-même, est une considération qui explique bien l’insuffisance de preuves claires, suffisantes et incontestables dans un tel cas. On doit donc travailler sur du matériel auxiliaire et circonstanciel par nature, mais qui, associé à une preuve directe, peut légitimer un jugement global sur l’accomplissement d’un génocide.
Afin d’apprécier la valeur extraordinaire des documents résiduels turcs sur le génocide arménien, on peut passer en revue les méthodes par lesquelles le solde du corpus delicti a été rendu indisponible ou inaccessible, ou qu’on a fait disparaître. Les méthodes incluent des actes de dissimulation, de rétention, et de destruction de preuves matérielles inculpant les structures de l’Etat ottoman et les échelons supérieurs du parti Ittihad profondément secret, monolithique et conspirateur, dominant et usurpant les structures de cet Etat. Personne ne peut être sûr à quel point les documents disparus se rapportaient au génocide. Bien que les lots de documents résiduels ne concernent pas chaque fois les massacres arméniens, il y en a suffisamment qui en relèvent. En premier lieu, la nature hautement secrète de la décision d’exterminer le gros de la population arménienne de la Turquie ottomane, a provoqué une réduction substantielle du corpus delicti. En outre, la naissance d'une panique provoquée par la crainte d’une condamnation judiciaire impitoyable à la fin de la guerre mena à une série de tentatives visant à extirper les preuves compromettantes. Comme on le verra plus loin, les parties impliquées dans ce processus de suppression de preuves n’étaient pas confinées aux dirigeants qu'on associe à l’Ittihad, mais comprenaient un large spectre de Turcs incapables et/ou réticents à être confrontés aux conséquences politiques et judiciaires d’un crime massif sponsorisé par l’Etat.
Néanmoins, une foule de hauts fonctionnaires fournirent des preuves de première main à l'occasion d’une série de procès en cour martiale instituée durant la période de l’Armistice (1918-1920) par des gouvernements ottomans successifs soucieux de punir les responsables impliqués. Tout entraînés et réticents qu'ils fussent, ces fonctionnaires admirent à contrecœur, par des formes diverses de témoignages, l'existence d'un plan de déportation dont l’objectif caché et le résultat final étaient l’élimination effective des masses de déportés. Un autre groupe de Turcs, principalement des anciens commandants militaires et fonctionnaires civils, rapportèrent leurs observations et connaissances pertinentes dans leurs mémoires. Encore un autre groupe, constitué principalement d’éditeurs, d’historiens et d'autres personnalités, se sentirent contraints de reconnaître que l'extermination était l'idée maitresse des mesures anti-arméniennes.
Dans presque tous ces récits, trois éléments apparaissent constants et récurrents. Les auteurs emploient un style et une rédaction qui pourrait le mieux se qualifier par « ne pas se mouiller ».
Les aveux de différents degrés de culpabilité sont contrebalancés par l’insertion des accusations turques habituelles, à propos de provocations arméniennes, dont des actes de sabotage, d’espionnage et de sédition. De plus, les pertes arméniennes sont minimisées jusqu'à l'insignifiance, en mettant dans la balance les pertes turques ; de la sorte, la catégorie distincte des victimes de massacres organisés est intentionnellement confondue avec la catégorie indistincte des victimes de la guerre en général. Les pertes (turques) subies (par les Turcs) dans le cadre des efforts militaires nécessaires à la victoire sur un adversaire armé sont pleinement mises sur le même plan que les victimes, pour ainsi dire totalement piégées et sans défense, de meurtres collectifs, de façon à couvrir d’un nuage le sujet central et à diluer les fondements des réclamations arméniennes de justice. Ce qu’il faut souligner à ce moment est l’extraordinaire valeur de ces fragments d’aveux de culpabilité figurant dans des récits personnels par des témoins et observateurs, pour la plupart de première main et rattachés au premier cercle de criminels. Ils sont extraordinaires pour deux raisons étroitement liées. Premièrement, le haut risque d’opprobre, sinon de persécution, était très réel pour ces auteurs dont les mémoires furent publiées de leur vivant et sous leur surveillance active personnelle. La teneur accessoire, désinvolte, éparpillée, et souvent sous-entendue de ces exemples d'admission de culpabilité ne justifie pas qu'on ne les considère comme sans importance. Pris dans leur ensemble, ils fournissent les contours d’un projet génocidaire reléguant au second plan les manques et la nature parcellaire des preuves testimoniales caractérisant ces écrits.
Deuxièmement, la probabilité de suppressions éditoriales, de falsifications et de modifications générales dans les cas de mémoires posthumes relatifs aux problèmes du génocide arménien, ne peut pas être écartée. Quand un sujet est traité comme un tabou à l'échelle nationale, aucun éditeur ni journaliste n’oseront contrevenir à l'atmosphère dominante - une atmosphère qui a la puissance d'une victoire écrasante.
Aussitôt que Cemal Kutay, le biographe de Talaat, se mit à publier les « Mémoires de Talaat » en feuilleton dans le journal turc Tercüman, à partir du 3 décembre 1982, l’un des journalistes de « Son Havadis » [dernières Nouvelles, ndt], un autre quotidien turc, signala dans six numéros successifs (du 24 au 29 décembre 1982) les décalages et irrégularités entourant l’affirmation qu'il s'agissait de mémoires authentiques issus de la plume ou de la bouche de Talat lui-même. Il invita donc, poliment, Kutay à prouver que ses matériaux étaient authentiques, en les rendant publics et en publiant des fac-similés des écrits originaux concernés. Kutay ne répondit pas à l’invitation. Il est également approprié de faire remarquer, à ce sujet, le fait qu’avant que la publication des notes de Talat puisse être autorisée, le Dr. B. Şakir, l’un des principaux organisateurs du génocide arménien, les avait « passées au peigne fin ». Ce fait a été communiqué au Ministère des Affaires étrangères d’Allemagne le 21 mai 1921 par Weismann, du Bureau de Sécurité publique de Berlin, dans un rapport détaillant les activités dans la capitale allemande des dirigeants ittihadistes fugitifs. Il se réfère au rapport du Dr. B. Şakir « Sichtung der Memoiren Talat Puscha » (Politische Abteilung III/Türkei PO 11 N° 3, dossier 1).
En résumé, l'importance de tout témoignage qui confirmerait le génocide, même tacitement, conditionnellement, ou partiellement, est amplifiée en raison des contraintes décrites ci-dessus. Le fait est que, dans le cas des mémoires posthumes, les « adaptations » éditoriales peuvent, sans hésitation, être présumées avoir été entreprises pour la protection des intérêts nationaux turcs, plutôt que pour la justification des revendications arméniennes. Donc, des preuves testimoniales compromettantes comme celles qu'on peut extraire de ces mémoires, sont par nature minimales et clairsemées.
La bibliographie se terminera par l’exposé des matériaux soulignant l’émergence d’un syndrome négationniste omniprésent en Turquie. Ce phénomène peut être compris comme le reflet d’une philosophie nationale, lancée par toute une série de dirigeants éminents, y compris deux présidents de la République turque moderne et feu le doyen des historiens turcs.