Y.Ternon, Mardin 1915 ► Livre II. Anthologie de récits de la grande Catastrophe.
Né à Chaklawa, près de Kirkouk, le 3 mars 1867, séminariste chez les dominicains de Mossoul en 1879, ordonné prêtre le 13 août 1889, Addaï Scher est un des premiers prêtres chaldéens – et le premier évêque – formé par le séminaire de Mossoul. évêque le 30 novembre 1902, il est affecté à Séert. Il conduit des recherches historiques dans le domaine de l’orientalisme. Il publie des articles dans la Revue d’Asie et devient lauréat de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
Le 6 juin, des gendarmes se présentent à l’archevêché pour l’arrêter. Il est conduit au konak (préfecture). En soudoyant le mutessarif, il obtient d’être maintenu en garde à vue à l’archevêché. Son ami, Osman, agha de Tanzi, chef de la tribu des Hadidé et des Atamissa, lui propose de quitter Séert. Il l’habille en Kurde et, avec quelques hommes à lui, le fait sortir de l’archevêché par une porte dérobée. Un régiment de gendarmes se lance aux trousses de l’archevêque. Ils menacent Osman agha et mettent le feu à sa maison. Osman doit s’enfuir avec sa famille.
Monseigneur Scher est dans la montagne. Sa tête a été mise à prix. Tous les défilés sont gardés. Une semaine plus tard, un Kurde de la tribu des Achrafieh le repère et l’arrête, à Deir-Chao, alors qu’il va gagner le vilayet de Mossoul. Monseigneur Scher refuse la proposition qui lui est faite de se convertir à l’islam. Il demande un quart d’heure de répit pour faire ses prières. Puis il retire ses vêtements d’emprunt et revêt sa soutane rouge qu’il avait emportée. Il passe son anneau épiscopal au doigt et fait face à ses bourreaux qui l’abattent.
Le couvent de Saint-Yakoub, siège de l’évêché, est pillé, ainsi que les appartements de l’évêque qui contiennent sa bibliothèque et ses travaux en cours de publication.
Le prêtre chaldéen Djibraïl Gorguis, lui aussi ancien séminariste des dominicains de Mossoul, est un membre de la famille Abboche. Né en 1885, ordonné prêtre en 1909, il est le secrétaire de Monseigneur Scher. Traîné au konak le 6 juin, il est déshabillé et frappé. On lui demande d’apostasier. Il refuse et est torturé pendant trois jours. L’un de ses bourreaux lui applique un fer à cheval sur le corps. Il meurt le 9 juin. Son cadavre est jeté dans un fossé plein d’immondices. <p.333>
Une lettre de l’abbé Philippe Chawris, vicaire patriarcal chaldéen à Bagdad, adressée le 22 mai 1917 au père Gaufroy, est annexée dans les archives du Saulchoir au manuscrit du père Rhétoré. Elle fait le récit de la mort de l’archevêque et de celle de l’abbé Djibraïl. Une seconde lettre, du même auteur au même destinataire, le 25 septembre 1917, donne plus de détails (j’en donne le résumé et quelques citations).
Les hommes d’Osman agha, ami de Bédri Khan, le font descendre de sa maison par la muraille, l’habillent en Kurde et l’emmènent dans le Bohtan. « Là tous les chefs des villages environnants, Sadakh, Kotmos, Hadidé, Margurié, etc., se joignirent à lui et allèrent se réfugier dans un village yézidi, Tanzi, au-dessus de Bâlak ». Le gouverneur de Séert est informé, envoie la troupe, le village est cerné et brûlé : chrétiens et yézidis meurent tous. Monseigneur Addaï parvient à s’enfuir chez un certain Omar agha. De là, il part vers Mossoul avec un guide kurde. Mais l’agha indique au gendarme qui le menace le chemin suivi par l’évêque. Celui-ci est arrêté et condamné à mort. Il demande à se préparer, revêt sa soutane, puis il s’agenouille et prie. Cinq balles le frappent. On a appris ces circonstances par un rapport d’un des cinq meurtriers qui a raconté le fait au chef comptable de la Banque ottomane qu’il escortait de Bitlis à Mossoul, lorsque leur caravane arriva près de l’endroit du crime…
« Le lendemain de l’évasion de Monseigneur Addaï, le gouvernement ordonne l’arrestation de tous les chaldéens de la ville, à l’exception des femmes et des enfants de moins de huit ans. Cas (l’abbé) Djibraïl, qui est resté à l’évêché, descend de bonne heure à l’église, célèbre la messe devant une foule atterrée de crainte et en larmes, puis monte sur la terrasse où les tchatals (tchété) viennent le prendre pour le conduire en prison. Il est incarcéré avec le reste des chaldéens dans l’ancienne maison de mes parents transformée en hôpital militaire. On raconte que Cas Djibraïl fut séparé de ses compagnons à mi-chemin ; on le descendit dans le fossé qui entoure la maison des anciens aghas de Séert, on l’arrosa d’eau froide et finalement on le poignarda » [Dans un autre récit, le prêtre aurait été déchiré avec des peignes de fer et on jetait de l’eau froide pour raviver ses plaies. Dans un autre, on appliquait sur le corps des fers de mulet rougis au feu].
(fille de Djibraïl Moussa Gorguis Adams, chaldéenne de Séert)
[fragment du récit fait à Alep, le 18 février 1918 à l’abbé Naayem, op. cit., pp. 68-71]
Madame Djalila part avec le convoi de Séert qui est anéanti dans la vallée Wadi Wawêli. Elle parvient à échapper au massacre : « Dans ma fuite précipitée, mon regard tombe sur une pauvre <p.334> femme toute nue, blessée d’un coup de poignard au flanc. Couverte de sang et retenant ses intestins qui sortaient d’une large blessure, elle fuyait, effarée, devant ces fauves à face humaine. Terrifiée, je fuyais, ayant dans mes bras mon bébé ; mon autre enfant, Fouad, était resté avec ma belle-mère, laquelle faisait partie du convoi qui, poursuivi par cette horde, était poussé dans la vallée. Enfin, accablée moi-même par l’émotion et la peur, je tombai par terre toute tremblante. Un Kurde passa à ce moment devant moi, emportant une jeune fille qu’il avait enlevée. C’était Sayoud, fille de Petres-kas-Châya. Il s’approcha de moi et me dit : Es-tu jeune fille ou femme ? Je lui répondis : — Voici mon fils. Et je lui montrai mon bébé ; il s’en alla avec la pauvre Sayoud. En même temps, un gendarme lui cria de loin : — Ne prenez pas les femmes, tuez-les ; prenez les jeunes filles seulement.
Le Kurde répondit que sa proie était une jeune fille. Je me levai et repris ma course. Le Kurde prit une grosse pierre et me la jeta ; elle m’atteignit à la tête. étourdie par le choc, je tombai la face contre terre. J’avais une entorse, et mon enfant, tombé de mes bras, poussait des cris déchirants. Je restais évanouie pendant plus d’une demi-heure [sic].
En revenant à moi, je trouvai mon pauvre bébé étendu par terre ; fatigué d’avoir trop pleuré, brûlé par un soleil ardent, il était presque résigné, eût-on dit, à son triste sort. La vue de cet être cher ainsi martyrisé me déchira les entrailles. Je le relevai, et l’ayant embrassé et pressé contre mon cœur, je le posai à l’ombre sous un arbre. Je portai instinctivement la main à ma tête ; je m’aperçus que le sang coulait d’une large blessure. Plusieurs femmes kurdes défilèrent devant moi, chargées de gros paquets d’habits et d’objets enlevés aux malheureuses déportées. Elles se dirent alors l’une à l’autre quand elles me virent : — En voici une qui n’est pas tuée : prenons ses vêtements. L’une d’elles s’approcha de moi et, saisissant mes pieds, essaya de m’ôter mes bas. En vain ; mes pieds étaient gonflés et le sang des blessures que m’avaient faites les cailloux et les épines du chemin avait collé le tissu à la peau, si bien qu’il était impossible d’arracher les bas sans les réduire en lambeaux. Elles me laissèrent en paix et s’en allèrent.
Un instant après, je vis arriver quatre hommes kurdes, de grands poignards à la main. Ils descendaient des montagnes. Avides de sang, ils vinrent à moi et voulurent me tuer. Un vieillard qui les accompagnait les en détourna et me sauva la vie. Après leur départ, le vieillard revint vers moi et me rassura ; il me proposa de me prendre chez lui, mais, pour me rendre ce service, il me demanda de l’argent. Je lui dis que je n’en avais point. Ses regards tombèrent sur mon enfant. Son état pitoyable le toucha. Il enleva alors sa kettéké [veste] et me la donna en me disant : — <p.335> Couvre ton enfant en attendant ; je serai bientôt de retour.
Et il s’en alla. Il ne tarda pas à revenir et il m’invita à l’accompagner au village ; ce que je fis en balbutiant des paroles de remerciement. Il me conduisit chez lui et prit soin de mon enfant et de moi. Sa femme elle-même soigna mes plaies pendant plusieurs jours. Je m’efforçai de mon côté de leur être agréable et de leur rendre service. Le village qu’habitait le vieillard était situé près de Mardin où demeurait la tante de ma mère, appelée Catherine et appartenant à la famille Kandir. Mais je n’osais pas demander à mes hôtes de m’y envoyer… Une déportée de Séert, qui se trouvait également dans ce même village kurde, vint me trouver et m’informa qu’elle allait partir pour Mardin avec une dizaine d’autres déportées. J’eus le courage de demander à mon protecteur kurde de me permettre de partir avec elles. Celui-ci, touché de mes pleurs, accéda à ma demande. Je le remerciai et rejoignis mes compagnes.
Nous nous mîmes en route à pied, accompagnées de quelques femmes kurdes. Après plusieurs heures de marche, nous arrivâmes enfin à Mardin où je vécus de mon petit travail et des secours que mes frères Théophile et Philippe m’envoyaient de Constantinople.
Un an après, avec ma fille Eudoxia que j’avais retrouvée et rachetée aux Kurdes, ainsi qu’avec la famille de mon cousin, Naaman effendi, je partis me rendre à Alep où je séjournai pendant plus d’une année chez mon propre cousin qui prit soin de moi, me nourrit, bien qu’il ne fût pas dans l’aisance et qu’il eût à subvenir aux besoins d’une nombreuse famille ».
chaldéenne de Séert, âgée de 55 ans
[Fragments du récit fait à l’abbé Naayem à Constantinople, op. cit., pp. 71-96]
Des milliers de chrétiens sont arrêtés au moment du Ramadan, dont des notables chaldéens. Presque tous les chrétiens de la ville sont réunis dans la caserne et ils sont conduits dans la vallée Zeryêbe où ils sont tués par les tchété, parmi lesquels il y a des brigands et des déserteurs « Ces derniers, cachés dans leurs maisons, étaient sortis de leurs cachettes pour s’enrôler dans ces régiments d’égorgeurs. Ils étaient habillés comme des soldats portant au côté une épée. Cent de ceux-ci accompagnaient chaque convoi. Parmi ces tchettas j’ai reconnu le marchand ambulant des sucres, nommé Abdi, un vaurien. Mes regards tombèrent sur M. Mansour, notable membre du conseil administratif, qui pleurait à chaudes larmes. M. Mansour était chez lui lorsque les bandits vinrent frapper à la porte de sa maison. Son frère, un vieillard, leur demanda ce qu’ils voulaient. Ces malfaiteurs lui tirèrent dans l’œil par le trou de la serrure de la porte, une balle qui le fit tomber <p.336> à la renverse, raide mort. Le fils de M. Mansour, Abdul-Kérim effendi, était caché dans un placard lorsque les bandits le découvrirent et le tuèrent. Sa mère, élie, qui fut tuée plus tard lors des déportations, vint relever le corps baigné de sang et le fit placer dans la cour ».
Madame Halata raconte que, de leurs terrasses, les femmes voyaient le feu des coups de fusil et entendaient le bruit des balles qui tuaient les hommes du convoi massacré dans la vallée de Zeryêbe.
« Le lendemain matin, les musulmans de la ville, en compagnie des gendarmes et des soldats, envahirent nos maisons et commencèrent à piller et à tuer les enfants âgés de 12 à 15 ans qui restaient dans la ville, ainsi que les hommes qu’ils découvraient dans leurs cachettes… [les jours suivants], apeurés, nous nous réunissions les uns chez les autres par groupes de 30 à 40. Un jour, les musulmans commencèrent à réunir tous les enfants de 6 à 15 ans et les conduisirent au commissariat de police. De là ils dirigèrent tous ces pauvres petits au sommet d’une montagne appelée Ras-el-Hadjar, les égorgèrent un à un, puis les précipitèrent dans l’abîme… Des patrouilles de gendarmes passaient d’une maison à l’autre fouillant partout, creusant dans les coins pour découvrir ce qui avait été caché.
Cinq jours après, des sentinelles vinrent se poster devant les portes de nos maisons pour nous empêcher de sortir. Ils nous dirent qu’ils allaient déporter bientôt les femmes et les jeunes filles qui restaient… Deux ou trois jours après, deux fonctionnaires du gouvernement arrivent. L’un inscrit nos noms ; l’autre tient une bourse pleine d’argent. Il nous distribue une piastre et demie (30 centimes), nous promettant de nous en donner ainsi tous les jours. C’était une ruse pour pouvoir inscrire toutes les femmes qui restaient et les empêcher de se cacher au moment de la déportation, car cette distribution d’argent ne se répéta point. Cinq jours après, les gendarmes arrivent de nouveau et nous ordonnent d’être prêtes à quitter la ville. Accompagnées par eux, nous fûmes conduites en bande à la gendarmerie près de Aïn-Salib et ils nous mirent dans de petites chambres, entassées les unes sur les autres, étouffant de chaleur. Nous y restâmes jusqu’au soir, puis, nous ayant ordonné de sortir, les gendarmes nous conduisirent à la caserne, nous bousculant et nous frappant en chemin. Là nous fûmes consternées en voyant les déportées de milliers [sic] de villages chaldéens environnants… Nous passâmes la nuit à la caserne. Des agents de police et des gendarmes passaient parmi nous et, avec la plus grande sauvagerie, ils nous arrachaient les jolies filles. Aussi, le lendemain, quand les gendarmes nous emmenèrent pour être déportées hors de la ville, les femmes prenaient de la boue et en couvraient leur visage pour s’enlaidir.
Pour la forme, nos bourreaux nous distribuaient du pain, noir comme <p.337> du bitume, et qui n’était pas mangeable, de sorte que nous préférions le laisser. C’est à coups de cravaches qu’ils nous faisaient marcher sur les chemins et se livraient sur nous, pauvres femmes sans défense, à toutes sortes d’actes barbares. Notre chemin était tout semé des cadavres putréfiés des femmes et des enfants qui nous avaient précédés…
Le matin, ayant quitté la ville de Séert, nous arrivâmes à midi près du fleuve Gâzeré. Le soir, nous atteignîmes la rivière Bachour. Comme nous avions beaucoup de petits enfants qui étaient incapables de marcher, nous demandâmes qu’on nous permette de louer des bêtes. On nous en fit venir quelques unes – louées chacune six medjidié. Je montait l’une de celles-ci avec ma filleule. Mais à peine avais-je fait un trajet d’une demi-heure qu’un soldat arrive, me frappe sur l’épaule d’un coup de bâton et m’oblige à descendre. Ma compagne Maria, mère d’Assad et de Betros – ces derniers se trouvent actuellement à Constantinople – fut tuée sur la bête même. En passant par la rivière de Gâzeré et par celle de Bachour, beaucoup de mères, fatiguées de porter leurs enfants et poussées par le désespoir, les jetèrent dans la rivière.
La nuit arrive et l’obscurité nous enveloppe. Les soldats commencent alors leur besogne ; ils viennent parmi nous et, s’éclairant avec des allumettes, ils choisissent les plus belles de celles qui restent, les emmènent, puis les passent aux Kurdes qui les tuent. Ainsi 150 à 200 des plus belles jeunes filles chaldéennes subirent ce sort. Parmi celles-ci figuraient aussi les quatre filles de Sedé Chammas-Abboche que j’ai vues tuées après qu’elles eurent été violées. Les femmes qui ne pouvaient marcher en chemin étaient tuées… »
Madame Halata parvient à circonvenir un sergent qui la laisse partir avec sa fille et six femmes chez le cheikh Asso, dans le village de Télane. Mais les gendarmes les suivent et les dépouillent de leur argent et de leurs vêtements. Ils les remettent à des Kurdes qui leur prennent ce qui leur reste et enlèvent trois jeunes filles qu’ils violent sous leurs yeux. Un pâtre kurde qu’elle connaît l’aperçoit et les conduit auprès du cheikh.
« Ce dernier, ému, ordonna qu’on nous fît prendre du lait caillé et du pain. Puis on nous donna quelques vieux vêtements pour nous couvrir. Cheikh Hasso, après nous avoir permis de dormir, nous fit appeler toutes le lendemain et nous informa qu’il allait nous envoyer à Békind. “Je suis forcé de le faire, dit-il, parce qu’accorder l’hospitalité à des chrétiens me causerait de graves ennuis de la part du gouvernement. Voici quatre hommes qui vous conduiront à destination. Là vous donnerez à chacun un peu d’argent pour qu’ils ne vous tuent pas”.
Nous nous remîmes en marche. Un cavalier kurde se présente, descend de sa monture, empoigne la fille de Issa Chôré, appelée Châllé, et <p.338> lui assène un coup de poignard dans la poitrine. La malheureuse tombe sur le sable brûlant, baignée dans son sang et meurt deux jours après, après une longue agonie. C’est une de mes compagnes que j’ai rencontrée à Békind et qui, ayant vu ce drame sur sa route, me l’a raconté. Ce cavalier voulut nous tuer toutes, mais nos conducteurs l’en empêchèrent. à notre arrivée à Békind, un de nos gardiens turcs alla au village aviser une chrétienne convertie à l’islamisme appelée Amina et qui vint vers nous. Elle nous donna de l’argent pour payer nos gardes. Amina nous prit la nuit chez elle. Son mari, qui s’appelait Sophi Hamza, était soldat et se trouvait sur le front. Amina nous cacha dans son écurie, mais les voisines kurdes, ayant eu vent de la chose, allèrent la raconter au mudir qui nous fit arrêter. Le mudir me reconnut ».
Le mudir appelle alors les gendarmes et leur ordonne de tuer les femmes. Puis, à la demande de son frère Sabri qui connaît Madame Halata, il rappelle les gendarmes et loge les réfugiées une semaine dans une écurie du village. Le nouveau mutessarif de Séert, Bayram Fehmi bey, ayant appris que Madame Halata est une bonne cuisinière l’envoie chercher : « Mes compagnes voulurent aussi me suivre. Ma fille était restée chez Amina. Je me rendis à Séert chez le gouverneur et mes compagnes qui m’accompagnaient me cachèrent ailleurs. Les Turcs ayant appris la présence de chrétiennes à Séert, décidèrent de les tuer. L’une de mes compagnes fut étranglée et les autres poignardées. J’ai vu leurs corps abandonnés dans les rues, tout maculés de sang et nus ».
[J. Naayem, op. cit., pp. 89-96]
âgée de 13 ans, cette petite chaldéenne de Séert arrive à Constantinople en 1918 et raconte son histoire à un notable chaldéen de la capitale, Latif bey Tahib, membre de la cour d’appel. Voici des extraits de son témoignage.
« J’avais au moment des massacres à peine dix ans. Mon père, Djerdjis, était employé à la Dette Publique de Séert (section du sel). Notre famille se composait de ma mère, Hanné, et de mes trois frères, Kérim, l’aîné, âgé de onze ans, et de Youssouf et Latif, ainsi que de mon grand-père, un vieillard, Gorguis.
Quatre ans avant [sic] – c’était à la fin du printemps – notre maison fut un jour assaillie par vingt bandits dans le quartier d’Aïn-Salib. Mon père et mon grand-père, malgré leurs supplications, furent sur le coup massacrés à coups de poignards et ma mère, mes frères et moi fûmes amenés dans un lieu par eux choisi. Après avoir massacré et jeté mes parents dans des fosses hors de la ville, les Kurdes s’emparèrent de moi <p.339> et me conduisirent au village Zewida avec d’autres jeunes filles chaldéennes de mon âge. Je fus retenue là pendant un an. Des Kurdes, la nuit, me violentèrent. Je devais, sous menace de mort, souffrir leurs méfaits.
Un an après, je retournai à Séert avec une dame musulmane. Elle me fit conduire chez Abdul Férid, l’homme qui avait dévalisé notre maison, croyant qu’il aurait de la compassion pour moi et me donnerait un morceau de pain. Ce fut tout le contraire qui arriva. Abdul Férid me renvoya. Une dame chaldéenne placée comme bonne chez un Turc du nom de Tewfik avec une autre femme chrétienne du nom de Mahboula intercédèrent en ma faveur pour que je sois employée là comme porteuse d’eau ». Un jour, alors qu’elle porte sa cruche à la fontaine, elle rencontre un soldat, porteur d’eau de l’hôpital de Séert qui l’emmène de force chez lui et abuse d’elle pendant « trois longues années » [sic]. Elle subit aussi les caprices et les mauvais traitements de la mère d’Abdullah. « à la fin, la famine commença à désoler la ville ». à l’exception des massacreurs, tels que le grand bandit, Abdul-Riza, député de Séert, tous en éprouvaient les affres. Ce dernier avait emmagasiné une grande partie des objets pillés et volés aux chrétiens.
Le porteur d’eau, Abdullah, voyant qu’il lui était impossible de faire vivre sa famille, dit à sa mère de prendre ses enfants avec elle et d’aller de porte en porte mendier pour subvenir à leur existence. Cette femme prit la résolution de partir pour Constantinople. « Je ne peux raconter ici les souffrances que j’ai endurées pendant mon voyage à Constantinople, soit de la part de Fattoum et de ses enfants, soit par les tortures de la faim ressenties durant les trois mois que dura ce pénible voyage ». Arrivée dans la capitale, Fattoum, ne pouvant la nourrir et apprenant qu’elle a des parents à Constantinople, la leur remet. Elle arrive chez eux pieds nus, n’ayant pour tout vêtement qu’une chemise et un costume de bain. <p.340>