Y.Ternon, Mardin 1915 ► Livre I ► cinquième partie, Mardin dans le génocide arménien.
Dans les autres vilayet d’Anatolie orientale, la destruction des Arméniens est opérée selon le même schéma que dans celui de Diarbékir. Les massacres ont surtout lieu à l’intérieur des limites administratives de chaque province : villages anéantis, hommes assassinés à une courte distance du lieu de leur détention, convois de femmes et d’enfants décimés ou détruits. Ce sont donc presque seulement des convois de femmes et d’enfants qui franchissent les limites administratives de ces vilayet. Sur ces événements les sources fournies par les archives ottomanes sont à la fois rares, inaccessibles ou, quand elles le sont, volontiers falsifiées, puisqu’elles s’incluent dans un programme de réécriture de l’histoire centrée sur le partage et la réduction des responsabilités. Pour tenter de connaître la composition, le trajet et le sort de ces convois, on ne peut se référer qu’aux témoignages des observateurs neutres et des survivants. Les chiffres donnés par ces témoins sont pratiquement toujours gonflés. C’est une règle dans le récit de l’horreur : l’émotion déforme la vision1. D’autre part, ces témoins sont fixes : ils ne font que croiser un convoi ou, s’ils se déplacent, qu’observer des cadavres le long des routes (cf. récits de Faïez el-Ghocein [D5] et du révérend Andrus [D8]. )
Les historiens ont établi des cartes qui fixent les grand axes de la déportation. L’axe principal part de Trébizonde, rejoint à Erzindjan celui venu de l’est du vilayet d’Erzeroum, puis suit le cours de l’Euphrate supérieur, qu’il quitte ensuite et rejoint près de Malatia, dans le vilayet de Kharpout. Là, ce flot de déportés rejoint celui descendu du vilayet de Sivas. C’est donc dans le vilayet de Kharpout que s’opère la confluence des courants venus des trois vilayet de Trébizonde, Sivas et Erzeroum. Les convois qui parviennent à Malatia ont été plus ou moins décimés, en <p.194> fonction des ordres transmis à l’Organisation spéciale ou des initiatives prises par les autorités locales avec l’aval des « secrétaires responsables » de cette organisation. Tous ces ordres sont secrets et pour la plupart transmis oralement. Les télégrammes qui venaient de la capitale ont été rarement conservés et, comme ce sont des transcriptions de pièces codées, ils sont faciles à contester par ceux qui ont intérêt à récuser les preuves de ce crime2. Si les mécanismes de la destruction peuvent être reconstitués, une part d’incertitude demeure sur le contenu et le mode de transmission de ces ordres. Par contre, les témoins observent le résultat de ces prescriptions meurtrières : le sort réservé aux convois. Ainsi, le vilayet de Kharpout est, à juste titre, nommé par le consul américain Leslie Davis, « la province abattoir »3. Des convois sont entièrement détruits lors de la traversée de ce vilayet situé dans une région montagneuse, au cœur de l’Anatolie. Les survivants descendent sur Alep par Adiaman et Biredjik. Ils passent donc à la limite du vilayet de Diarbékir, sans y pénétrer. Seuls quelques milliers de survivants des provinces orientales atteignent Alep. Pour ces quatre vilayet, près de 600 000 personnes ont été assassinés. Le courant principal de la déportation est donc presque tari avant d’atteindre son objectif : Alep. Ultérieurement, les déportés arméniens viendront des autres provinces de l’empire. Ils seront envoyés au sud d’Alep, en Syrie et en Palestine, ou entassés dans des camps de concentration de fortune échelonnés le long de l’Euphrate, avant d’atteindre leur destination finale : Deir-es-Zor.
En marge de cet axe principal, de grands convois venus du Nord quittent le vilayet de Kharpout dans une autre direction : ils partent à l’Est, vers Diarbékir. C’est un courant contraire au courant est-ouest, sud-ouest. Au dire des survivants passés par Mardin, ces convois sont destinés à disparaître dans la traversée du vilayet : ce serait l’explication de ce déroutement. Rechid est donc chargé d’organiser non seulement la destruction des Arméniens de son vilayet, mais aussi celle de déportés transitant depuis les provinces limitrophes. Les déportés confirment que leur sort s’est brusquement aggravé dès qu’ils ont franchi la frontière du vilayet de Diarbékir. La plupart sont d’ailleurs massacrés avant d’atteindre Diarbékir. Ceux qui y parviennent sont dans un état d’épuisement et de dénuement extrêmes. Les femmes et les enfants sont impitoyablement massacrés et dépouillés de leur dernier argent, de leurs derniers haillons. Ce courant venu de Kharpout et passant par Diarbékir reçoit deux affluents du vilayet de Bitlis. Ces affluents ne sont pas très <p.195> importants – la plupart des Arméniens du sandjak de Mouch ont été assassinés dans les limites de ce sandjak – : l’un passe par Lidjé au Nord, l’autre par Mayafarkin à l’Est. Tous deux conduisent à Diarbékir les déportés venus du sandjak de Séert4.
Enfin, en octobre 1915, à contre-courant, des convois conduisent vers Mossoul, en passant par Sévérèk et Mardin, les survivants d’Ourfa. Ils sont destinés à disparaître dans la traversée du vilayet de Diarbékir.
La déportation des Arméniens des sept vilayet d’Anatolie orientale est encore insuffisamment étudiée : les survivants sont rares, les soldats ou miliciens, qui les encadrent et les tuent, ne parlent pas et les témoins qui croisent les convois ne fixent qu’un moment d’une longue odyssée. Quelques points sont néanmoins établis : comme le vilayet de Kharpout, le vilayet de Diarbékir est un lieu de destruction, une « province de la mort » ; Mardin est, dans ce vilayet, le point de confluence des survivants qui ont dépassé Diarbékir. Il n’y a donc aucun transfert vers Mossoul par le Tigre5. Djezireh, sur le Tigre, et Nisibe, à la porte du désert de Mésopotamie, sont des points de retenue rarement franchis. Très rares sont les habitants du vilayet de Diarbékir qui, atteignant Ras ul-Aïn, prennent le train pour Alep.
La présence à Mardin d’une population chrétienne non-arménienne, en particulier de catholiques, solidaires des Arméniens par leur foi, leur lien social et aussi par leur malheur et protégés par l’amnistie proclamée en juin 1915, permet le recueil de récits de déportés traversant le vilayet, des témoignages d’autant plus précieux que ces déportés sont morts peu après.
Les différentes confessions chrétiennes sont, dans l’Empire ottoman, disposées autour de leurs patriarcats respectifs. Cette division ne recoupe pas celle de l’administration ottomane. Des paroisses des diocèses de Diarbékir ou de Mardin sont situées en dehors du vilayet de Diarbékir. Des prêtres sont élèves de séminaires lointains, à Mossoul ou au Liban. Les évêques reçoivent des rapports diocésains venant de paroisses extérieures au vilayet de Diarbékir. Il est donc légitime d’inclure dans l’étude du génocide des Arméniens du vilayet de Diarbékir au moins un événement extérieur, les massacres du sandjak de Séert6. <p.196>
Si l’on examine la carte des déportations, on constate que l’odyssée de ces malheureuses victimes s’achève dans deux villes : Ras ul-Aïn, au Nord ; Deir-es-Zor, au Sud. Entre ces deux villes s’étend une zone désertique traversée par la rivière Khabour, dont les affluents descendent des monts de Mardin et c’est là que sont tués, après juillet 1916, la plupart des Arméniens rassemblés à Deir-es-Zor. Par contre, les seules possibilités de survie pour les Arméniens venus du Nord et atteignant Ras ul-Aïn sont de gagner Alep, Mossoul ou le Sindjar. Ces îlots de survie méritent donc une étude séparée.
Dans le vilayet de Diarbékir, la destruction des Arméniens et d’autres communautés chrétiennes s’étend sur sept mois : d’avril à octobre 1915. Dans cet intervalle, la mise à mort est entièrement contrôlée par Rechid qui obéit aux ordres du comité Union et Progrès et qui prend, lui ou ses hommes, des initiatives qui dépassent le cadre de ses instructions. Après la disparition des Arméniens, les chrétiens des autres confessions qui n’ont pas partagé leur sort sont encore persécutés : souvent rançonnés, parfois arrêtés, plus rarement assassinés. Dans ce vilayet, la suppression des Arméniens s’achève trois mois après celle perpétrée dans les autres provinces orientales, mais avant que ne soit terminée celle des autres régions de l’empire, puisque la liquidation des Arméniens survivants à Deir-es-Zor et Ras ul-Aïn date de juillet 19167. Après octobre 1915, l’histoire de ce crime se confond, pour le vilayet de Diarbékir, avec celle de la guerre. Au sud, le front se rapproche après la prise de Bagdad par les Anglais en mars 1917 et les Allemands installent des stations proches du chemin de fer dans le sud du vilayet de Diarbékir8. Au nord, la poussée russe atteint le nord du vilayet de Diarbékir à Lidjé, puis le front se stabilise en 1916 jusqu’à la révolution bolchevique9. C’est pourtant dans le vilayet de Diarbékir que la destruction des Arméniens a été la plus complète, ce qui prouve bien qu’en 1915 le programme est établi indépendamment de la situation militaire, une opinion partagée alors par les diplomates. L’ambassadeur allemand Wangenstein, régulièrement informé par ses consuls, n’a sur ce point aucun doute : « Il est clair que les déportations ne sont pas seulement déterminées par des considérations militaires. [Les Arméniens de Diarbékir qui sont supposés être déportés vers Mossoul] sont tous massacrés en route »10. Quelques semaines plus tard, constatant que les déportations sont conduites sans relation avec les <p.197> opérations militaires, il reconnaît sans ambiguïté : « Ces circonstances, plus que la manière selon laquelle la réinstallation est conduite, démontrent qu’en fait le gouvernement poursuit le but d’anéantir la race arménienne en Turquie »11. Le prince Hohenlohe, qui remplace Wangenheim en août, pendant sa maladie, proteste encore plus énergiquement : « Le gouvernement [ottoman] est résolu à éliminer les chrétiens autochtones [...] La boucherie systématique des Arméniens déracinés et déportés… est non seulement tolérée, mais ouvertement ordonnée par le gouvernement. Elle signifie l’extermination des Arméniens »12. <p.198>
1) Les négationnistes, ici et ailleurs, se jettent sur l’occasion en tentant de montrer qu’une erreur dans les chiffres suffit à invalider les témoignages. Bien au contraire, cette déformation en souligne la valeur. Quand un témoin dit avoir croisé un convoi de 2 000 personnes, il est évident qu’il ne les a pas comptées et qu’il a, selon des critères aussi variables qu’imprécis, évalué l’importance de ce convoi et tenté de le chiffrer.
2) Y. Ternon, Enquête sur la négation d’un génocide, op. cit.
3) Leslie A. Davis, The Slaughter Province. An American Diplomat’s Report on the Armenian Genocide, 1915-1917, New Rochelle, Aristide Caratzas, 1989.
4) Le vilayet de Bitlis est divisé administrativement en quatre sandkjak : merkez-sandjak de Bitlis ; sandjak de Mouch, Séert et Guendj. 218 404 Arméniens y vivent, dont 140 555 dans le sandjak de Mouch, alors la région d’Anatolie où la communauté arménienne est la plus dense et la plus homogène (R. Kévorkian, op. cit., p. 463).
5) Le seul convoi qui emprunte des kélek, celui des hommes de Diarbékir, le 30 mai, s’arrête en route pour être anéanti.
6) Les pères Rhétoré et Armalé rapportent les massacres d’Ourfa, de Ras ul-Aïn et de Deïr es-Zor, mais ce serait sortir du cadre de cette étude que de les y inclure. Par contre il est légitime de parler des massacres de Séert, qui ont été suivis de près par les chroniqueurs de Mardin.
7) Y. Ternon, Les Arméniens, op. cit., pp. 288-299.
8) Commandant Larcher, La Guerre turque dans la guerre mondiale, Paris, Chiron et Berger-Levrault, pp. 318-364.
9) Ibid., pp. 365-427 (voir la carte p. 404).
10) Vahakn N. Dadrian, « Documentation of the Armenian Genocide in German and Austrian Sources », inThe Widening Circle of Genocide. Genocide : A Critical Biographic Review, vol 3, New Brunswick, Transaction Publishers, 1994 [p. 99].
11) Ibid.
12) Ibid., p. 100.