Yves Ternon, Mardin 1915 (RHAC IV - 2002) Livre IPremière partie, entre Tigre et Euphrate.

Chapitre II
Le christianisme en Haute-Mésopotamie

A. Les grandes hérésies du Ve siècle

La parole de Jésus se répand rapidement en Orient de la Méditerranée aux frontières de l’Empire romain. Elle gagne ainsi à la nouvelle foi des individus, des familles, des tribus, des peuples, des nations. Elle atteint des peuples aussi divers que les Juifs, les Grecs, les Arabes, les Assyriens, les Mèdes, les Parthes, demeurés après que les empires aient éclaté, brassés par des invasions, des déportations. Les religions traversent les frontières des royaumes, ici officielles, là tolérées, ailleurs persécutées. L’église chrétienne s’enracine dans ces terreaux par sa hiérarchie, par le monachisme. Ici la hiérarchie précède le dogme. La première métropole orientale gagnée au christianisme est Antioche. C’est là que l’église s’ouvre à des non-juifs et que les disciples de Jésus sont appelés chrétiens1. C’est là aussi que se développe à la fin du IVe siècle une école théologique où s’illustrent les plus grands pères de l’église et qui s’oppose à l’école d’Alexandrie, défenseur de l’hellénisme. Le premier petit royaume indépendant à adopter le christianisme est celui d’Osrhoène, vassal de Rome depuis le IIe siècle et englobé dans la vaste province de Mésopotamie qui s’étend un moment au-delà de l’Euphrate. Le christianisme y aurait été introduit par Addaï, un des 72 désignés par l’apôtre Thomas et chargé d’évangéliser le Moyen-Orient. En 206, le roi Abgar se convertit au christianisme. La chrétienté d’édesse peut revendiquer « la plus haute antiquité apostolique »2. La langue des communautés chrétiennes de Mésopotamie et de Syrie est l’araméen d’édesse, l’édessénien, plus tard appelé le syriaque.

En 224, la dynastie arsacide d’Iran est renversée par un prince sassanide qui se pose en héritier des Achéménides perses après les intermèdes séleucide et parthe3. Le royaume d’Arménie est attaché par des liens de vassalité plus ou moins lâches selon les périodes à la Perse sassanide, tout en conservant de bonnes relations avec Rome. Au début du IVe siècle, le roi d’Arménie, Tiridate III, adopte le christianisme, l’impose comme religion d’état et détruit les vestiges du paganisme. Un Parthe, Grégoire l’illuminateur devient le premier patriarche suprême – catholicos – d’une <p.28> église qui, dès lors, se confond avec un royaume, une nation, un peuple4. Par l’édit de Milan promulgué en 313, Constantin tolère le culte chrétien dans son empire, mais le christianisme n’est proclamé religion d’état qu’à la fin du IVe siècle par Théodose, baptisé au début de son règne alors que l’empire est partagé en deux états indépendants. Constantinople devient la capitale de l’Empire romain d’Orient, un empire grec que l’on appellera bientôt l’Empire byzantin et qui est, à l’est, jusqu’au VIIe siècle en lutte permanente avec la Perse sassanide. La frontière entre les deux empires passe à l’ouest de Nisibe et ne se modifie guère pendant cette période. Amida, fortifiée depuis Constantin, est le poste le plus avancé du limes oriental romain. Le Tur Abdin est alors partagé entre les deux empires par une ligne sud-ouest – nord-est, qui part de Dara, au sud de Mardin, longe la partie basse du plateau et rejoint le Tigre au nord, laissant Nisibe et la future Djezireh en Perse. Les plaines de Mardin et de Dara ainsi que le désert de Mésopotamie et le Sindjar sont perses, les villes de Mardin et de Dara ainsi que le Tur Abdin romaines5. Dans cet Orient romain, les différences ne sont pas seulement ethniques et religieuses, mais aussi linguistiques. Le latin est la langue de l’administration, le grec celle des églises et des intellectuels des villes, mais l’araméen, dans ses différents dialectes, reste l’une des principales langues vernaculaires. Le syriaque, dérivé de l’araméen d’édesse, est, de la Syrie à la Mésopotamie, la langue commune aux chrétiens d’Orient au IVe siècle.

C’est dans ce contexte politique et dans cet environnement culturel que, dès le IVe siècle, se produisent dans l’église chrétienne des ruptures qui s’enchaînent les unes aux autres. Des controverses théologiques opposent les patriarches des premières métropoles chrétiennes. A Antioche, des maîtres de culture grecque se consacrent à l’exégèse de la Bible. Lucien entreprend l’édition critique des Septante6, mais ses élèves tombent dans l’excès. Un prêtre d’Alexandrie, Arius, se réclamant de Lucien, nie la divinité du Christ. Il reprend la thèse du gnosticisme pseudo-chrétien développé à Alexandrie selon lequel il n’y a qu’un être éternel, Dieu le père : le Christ est le Verbe – Logos – du Père, sa première <p.29> créature ; l’Esprit-Saint est la créature du Verbe. C’est pour régler cette question de La Trinité que Constantin convoque en 325 à Nicée le premier concile œcuménique qui pose l’assise de l’édifice catholique en définissant le dogme de La Trinité et en établissant par une décision sans appel la consubstantialité des trois personnes divines. Mais le concile reste vague sur le dogme de l’Incarnation, ce qui ouvre une grande latitude d’interprétation et une querelle christologique. Les grandes « hérésies » du Ve siècle, nestorienne et monophysite, sont des répliques à la prise de position d’Arius.

En fait, l’hérésie nestorienne naît d’un conflit entre les patriarches d’Alexandrie et d’Antioche à propos de l’élection du patriarche de Constantinople7. En 428, l’empereur Théodose II nomme patriarche de la capitale un prêtre d’Antioche, Nestorius, sans qu’une élection l’ait désigné. A peine intronisé, le nouveau patriarche s’inquiète de la floraison des hérésies et se prononce sur la nature du Christ : il est constitué de deux personnes, l’une divine, le Logos, l’autre humaine, Jésus. Entre ces deux personnes, il y a liaison et non union. Marie est la mère de l’homme – Jésus – et non du Logos ; elle est anthropotocos et non théotocos. Alerté par les abbés des couvents de Haute-égypte, le patriarche d’Alexandrie, Cyrille, saisit l’occasion de se mesurer avec Nestorius qui est doublement son adversaire, comme patriarche de Constantinople et comme sorti de l’église d’Antioche. Il s’adresse au pape Célestin qui le soutient8. Le champ s’élargit : Nestorius a l’empereur, Cyrille le pape. Théodose convoque en hâte un concile à éphèse en 431. Cyrille arrive le premier et ouvre le concile avant l’arrivée du patriarche d’Antioche, Jean, et de ses évêques, ainsi que des légats pontificaux. Il le tient en un jour et fait destituer Nestorius. Quand ils arrivent, les prélats d’Antioche récusent les conclusions du concile, mais, après bien des péripéties, l’empereur accepte la destitution et se rallie aux conclusions du concile. La formule de Cyrille : « une seule nature du Verbe incarné » l’emporte. Elle devient avec la formule « Marie, mère de Dieu » la doctrine officielle de l’église. Nestorius quitte Constantinople. Conduit d’un exil à l’autre, il <p.30> meurt quelques années après sa condamnation, mais sa doctrine est répandue à édesse, puis en Perse par Jean de Tella.

Le concile d’éphèse avait maintenu une ambiguïté sur le mode d’union des deux natures du Christ, ce qui permet à la querelle christologique de rebondir. L’intransigeance des partisans de Cyrille va ouvrir une nouvelle brèche dans l’unité chrétienne. Un moine de Constantinople, Eutychès, admirateur de Cyrille, mène le combat contre la doctrine de Nestorius. Il développe, à partir de la formule de Cyrille, une doctrine extrême qui nie la consubstantialité de la chair du Christ incarné avec celle de l’homme. Le patriarche de Constantinople, Flavien, le cite devant le tribunal ecclésiastique. Eutychès refuse d’admettre qu’il existe après l’incarnation deux natures dans le Christ. Flavien condamne Eutychès qui fait appel au pape. Celui-ci se déclare à nouveau contre Nestorius, ce qui ne règle pas la question. En 449, l’empereur convoque un second concile à éphèse. Le patriarche d’Alexandrie, Dioscore – successeur de Cyrille – dirige le concile. Par intimidation il fait réhabiliter Eutychès. Flavien est déposé puis exilé. Le pape Léon II proteste contre le « brigandage d’éphèse » auprès de l’empereur Théodose qui maintient sa position.

La mort accidentelle de l’empereur change la donne. Un nouveau concile est convoqué à Chalcédoine. Il s’ouvre le 8 octobre 451. La doctrine d’Antioche préconisée par Léon : « deux natures en une seule personne » est définitivement imposée : le Christ est complet, en tant que Dieu et en tant qu’homme, vraiment Dieu et vraiment homme ; « il possède vraiment deux natures, sans mélange, sans transformation, sans division, sans séparation »9. Cette doctrine des deux natures – diophysisme – l’emporte sur celle de l’unique nature proposée par Eutychès. La formulation théologique de l’école d’Alexandrie, entérinée à éphèse en 431, est rejetée et condamnée à Chalcédoine. Cette querelle christologique n’est que le reflet de l’opposition entre les deux écoles théologiques de l’Orient chrétien : Antioche et Alexandrie.

Banni de l’Empire romain depuis éphèse, le nestorianisme s’installe à Nisibe puis devient la doctrine chrétienne officielle de l’Empire perse – de religion mazdéenne, mais qui tolère les chrétiens rejetés par Byzance –, au terme d’une odyssée. La doctrine avait trouvé des fidèles parmi les descendants des Assyriens. Ceux-ci avaient, avant l’hérésie nestorienne, été convertis au christianisme et s’étaient regroupés dans le siège épiscopal de Séleucie-Ctésiphon, hors d’atteinte de Byzance. Cette église avait ensuite été persécutée par le roi sassanide Sapor et une partie de ses fidèles s’était réfugiée auprès des maîtres de l’école de Nisibe, eux-mêmes <p.31> réfugiés à édesse10. C’est là qu’ils reçoivent à la fin du Ve siècle la doctrine nestorienne. Le christianisme nestorien devient vite autonome en élisant un catholicos et en proclamant l’indépendance de l’église perse. Les nestoriens ne forment cependant une église séparée que lorsqu’un nestorien est élevé au siège de l’archevêché réuni de Séleucie et de Ctésiphon, en 498, élection qui consomme la rupture entre les deux églises perse et byzantine.

L’église arménienne ne participe pas à Chalcédoine en 451. Les rebelles arméniens affrontent alors à Avaraïr l’armée perse. Les Arméniens ne connaissent les conclusions de ce concile que plus tard. Au VIe siècle, le catholicos arménien considère que la doctrine de Chalcédoine est trop proche du nestorianisme condamné à éphèse en 431. à Dvin, où se trouve depuis la seconde moitié du Ve siècle le siège du catholicossat, en 555, l’église arménienne jette l’anathème sur la doctrine de Chalcédoine. Depuis, l’église arménienne non-chalcédonienne, dite « apostolique », est autocéphale.

De 451 à 512, la lutte est âpre entre chalcédoniens et monophysites. De 512 à 518, les monophysites gagnent à leur doctrine les principaux évêques des patriarcats d’Alexandrie et d’Antioche. En 519, condamné par l’empereur Justin, le monophysisme se réfugie en égypte. En 527, l’avènement de Justinien fait naître un nouvel espoir, mais, en dépit du soutien de l’impératrice Théodora, le monophysisme est à nouveau condamné en 536. Ses fidèles n’ont plus qu’une issue : créer leur propre hiérarchie. Théodora fait sacrer deux évêques : Théodore et Jacques Baraddaï. Nommé métropolite d’édesse, Baraddaï donnera son prénom à la nouvelle religion monophysite qu’il répand en Syrie et que ses adversaires désigneront comme jacobite11. Baraddaï agit seul. Sans l’assentiment du patriarche d’Antioche, il procède à la consécration de prélats, un acte qui fonde l’église jacobite.

Les monophysites se séparent complètement de Rome et de Byzance et chaque église demeure « ancrée dans le terroir qui l’a vu naître et grandir »12 : copte en égypte ; apostolique en Arménie ; jacobite en Syrie où elle a son siège patriarcal à Antioche. Condamnée par Byzance, l’église jacobite se développe jusqu’en Perse où elle concurrence les nestoriens. <p.32> Le monachisme jacobite, issu du monachisme copte, s’ancre d’abord dans la région de Mossoul – le couvent de Mar Mattaï, près de Mossoul, est, dès le VIe siècle, une métropole jacobite13 – et dans le Tur Abdin – saint Eugène (Mar Awgin), fondateur du monachisme dans le Tur Abdin, vient d’égypte14. Si le christianisme, qu’il soit orthodoxe ou hérétique, est d’abord un phénomène urbain, lorsque les évêques pénètrent dans les provinces, ils convertissent villageois et montagnards. Ainsi, autour de Nisibe et dans le Tur Abdin, les églises et les monastères jacobites sont souvent construits sur des sites païens.

L’église jacobite étend son influence de la plaine de la Bekaa à la Haute-Mésopotamie, d’Amida à Mardin. Elle trouve son « sanctuaire », c’est-à-dire un lieu de refuge, dans le Tur Abdin. « Après 363, le Tur Abdin a représenté, pendant deux siècles et demi, la fortification la plus à l’est de tout l’Empire romain. Le fameux traité de paix négocié avec les Perses par Jovien, après la mort de Julien, en Mésopotamie, a créé ce que l’on peut appeler la « frontière du Tigre »15. Les principaux monastères restent dans la zone d’influence romaine, mais des forteresses sont construites de part et d’autre de la frontière. Le Tur Abdin joue donc jusqu’à la conquête perse de 613 un rôle stratégique. Ses habitants sont des partisans indéfectibles de Byzance. Cette observation confirme les conclusions des historiens : les querelles christologiques des monophysites n’exprimèrent pas une rébellion contre Byzance et ne visaient pas à séparer Syriens et coptes de l’empire. Ces églises acceptaient l’idée d’un message chrétien véhiculé par l’Empire romain d’Orient.

Au cours du VIe siècle, la guerre entre Byzance et la Perse est endémique : l’armée perse traverse le Tigre en 606, prend Dara, envahit l’Asie Mineure et l’égypte. Les églises monophysites restent fidèles à Byzance, sans doute par crainte des nestoriens, en tout cas par un « sens inné de l’adaptation » qui leur dicte, selon les conjonctures, les mesures salvatrices qui garantissent leur survie16. Ainsi, à la veille de l’invasion arabe, des clivages séparent jacobites, coptes, nestoriens et Arméniens. Ces clivages prennent des formes à la fois nationales et ethniques et ils correspondent à des territoires définis. La prise d’Antioche par les Perses en 611 identifie une nouvelle catégorie : les chalcédoniens, fidèles à <p.33> Byzance. Par dérision, les jacobites les appelleront « melkites » – du syriaque « melek », roi – pour rappeler leur fidélité à l’empereur byzantin. Byzantins et Perses s’épuisent dans ces luttes et préparent le terrain à la conquête arabe. Le christianisme s’est largement implanté, sous ses deux formes chalcédonienne et monophysite, dans les tribus arabes frontalières de Byzance, jusqu’au cœur du désert, dans les grandes oasis, ce qui explique en partie le comportement des Arabes envers les chrétiens d’Orient. Dans la nouvelle foi islamique, le djihad combat sans répit le polythéisme mais permet aux gens du Livre – juifs et chrétiens – de survivre à condition de payer un tribut – dhimma – comme prix de leur protection. Ainsi naît en terre d’islam une nouvelle catégorie, celle des dhimmi, fidèles à leur foi mais unis par le pacte. S’ils viennent à rompre le pacte, les dhimmi deviennent passibles des peines réservées aux rebelles.

B. Les églises nestorienne et monophysites
sous les dominations arabe, turque et mongole

Lorsque les Arabes détruisent le royaume sassanide, la domination perse s’étend sur l’ensemble des églises dissidentes : nestorienne et monophysites. Les premiers siècles de la domination musulmane sont favorables à ces églises17. Leur nouveau statut leur offre la possibilité d’ouverture qui leur manquait. Certes l’impôt de capitation les place sous la surveillance des fonctionnaires locaux. Mais si des chrétiens sont persécutés, d’autres entrent à la cour du calife. Ce nouveau contexte politique stimule leur volonté de survie : ils s’adaptent à une conjoncture mouvante en ne vivant que le moment présent. L’église nestorienne occupe la meilleure position. Les médecins nestoriens de la Cour servent d’intermédiaires entre la hiérarchie chrétienne et l’aristocratie musulmane. Cette église développe son rayonnement missionnaire sous le califat abasside qui établit sa capitale à Bagdad, où le catholicos Timothée Ier fixe sa résidence. A la fin du VIIIe siècle, son territoire d’évangélisation s’étend de l’Arabie méridionale à la Chine, en passant par l’Asie centrale où des tribus turques sont converties et cette expansion est marquée par des implantations monachiques.

Les jacobites conservent leur fonction de tampon entre l’église chalcédonienne et les nestoriens. Au VIIe siècle, l’expansion arabe s’est également faite en territoire byzantin : Antioche est conquise en 635, Amida en 639, édesse en 640. Les jacobites se concentrent dans le nord de la Syrie et en Haute-Mésopotamie autour de leurs monastères qui deviennent <p.34> le centre de leur rayonnement et où ils préservent le patrimoine hellénistique. Le monastère de Deir-al-Zaafaran18, situé à 3 km à l’est de Mardin – il doit son nom à la couleur safran de sa pierre –, fondé au VIe siècle et reconstruit en 793, devient le siège épiscopal de Mardin19. Au VIIIe siècle, le concile jacobite de Mardin détermine les droits respectifs du patriarche d’Antioche et de son représentant pour les régions orientales, le maphrien, qui jouit d’une large autonomie administrative. La reconquête de la Syrie septentrionale par les Byzantins au début du XIe siècle – la grande époque de Byzance – refoule l’église jacobite dans les régions peu accessibles d’Amida et de Mardin. Le plateau du Tur Abdin devient son domaine en même temps que son refuge. Les jacobites adoptent peu à peu la langue arabe – le syriaque est en constante régression – et un grand nombre se convertissent à l’islam. En 1034, le patriarche jacobite quitte Antioche reconquise par Byzance et s’installe à Amida.

L’Arménie conserve sous domination arabe sa structure féodale. La partie occidentale de l’Arménie reste byzantine et est divisée en thèmes. L’Arménie arabe est soumise à des gouverneurs. Dans la seconde moitié du IXe siècle, le califat s’affaiblit. Pour résister à la pression byzantine, les Arabes restaurent, sous l’égide des princes bagratides, la royauté arménienne abolie par les Sassanides en 428. La reconquête byzantine, amorcée au Xe siècle, inaugure « la politique désastreuse de Byzance qui, annexant peu à peu l’Arménie, détruisait ce rempart alors que se profilait l’invasion turque »20.

La seconde moitié du XIe siècle est marquée par trois événements qui transforment le paysage politique et religieux du Moyen-Orient. Le grand schisme d’Orient sépare en 1054 Byzance de Rome. La défaite byzantine de Manzikert (1071) livre l’Asie Mineure aux Turcs seldjoukides – ils prennent Amida en 1085.Troisième événement, le pape répond à la demande désespérée de Byzance et lève une croisade à la fois pour réunifier la chrétienté divisée en 1054 et pour dériver les ardeurs belliqueuses des chevaliers chrétiens. L’épopée croisée prend alors les allures d’une guerre de conquête et l’aventure tourne à la catastrophe pour Byzance : Constantinople est mise à sac par les Croisés en 1204.

Les Croisés prétendent réunir les églises chrétiennes, non seulement la grecque mais aussi les autres églises « schismatiques » dans une structure féodale. Les premiers missionnaires arrivent au XIIe siècle. Ils découvrent l’église maronite qui est repliée depuis des siècles dans son habitat montagneux du Nord-Liban et qui se rallie sans réserve à Rome en 1182. <p.35> L’Eglise jacobite est en contact direct avec les Croisés à édesse, Antioche et Jérusalem, mais plus de la moitié de ses fidèles sont sous domination seldjoukide en Haute-Mésopotamie. Les jacobites constatent que leurs principes religieux sont mieux préservés par les musulmans que par les Francs. Cependant, le rapprochement avec Rome s’ébauche sous le patriarcat de Michel le Syrien (1166-1199), dont le siège est tantôt à Mardin, tantôt au couvent de Deir-al-Zaafaran, et le patriarche fait de longs séjours à Antioche. Mais ce rapprochement est éphémère. Au XIIIe siècle, l’invasion mongole renverse une nouvelle fois le rapport de forces. En 1252, le philosophe Bar Hebraeus, l’une des grandes figures de la littérature syriaque, va à la rencontre des Mongols. Fils d’un médecin juif converti, Bar Hebraus – « fils de l’hébreu » – est le maphrien de l’église jacobite. Il entretient ensuite des relations amicales avec le patriarche nestorien Mar Yabhallaha III et il oriente son église contre les Latins. Le patriarche jacobite, Ignace III, qui réside à Mardin fait, lui, profession de foi à Rome, mais il exige l’autonomie de son église. Le pape refuse et le patriarche rompt en 1245 les relations avec Rome.

L’église nestorienne est restée en dehors de la conquête croisée. Le catholicos était entré en relation avec Rome en 1236 par l’intermédiaire d’un dominicain. Mais les relations avaient été rompues, les nestoriens n’acceptant pas l’intransigeance de Rome. L’arrivée des Mongols lui redonne vigueur. En 1206, en effet, en Mongolie orientale, la tribu des Nayman s’est convertie au nestorianisme. Le conquérant mongol Houlagou, dont la femme est nestorienne, s’empare de Bagdad en 1258. Le dernier calife abasside est exécuté et son palais offert au catholicos Makika qui y bâtit une église. Un prélat nestorien mongol, Mar Yabhallaha III, est élu en 1281 au siège catholicossal, dit de Séleucie. Il porte le titre de « catholicos et patriarche de tout l’Orient ». Peu à peu, le catholicos nestorien est appelé « patriarche de Babylone », mais le siège est à Maragha, en Iran. En 1304, Yabhallaha III adresse de Maragha une ultime promesse d’union au pape Benoît XI, mais cette profession de foi reste sans lendemain. L’église nestorienne va se couper du reste du monde chrétien.

En effet, à la fin du XIIIe siècle, l’église nestorienne commence à perdre son influence en Asie où ses fidèles passent à l’islam. Elle est persécutée à la cour de l’ilkhan mongol : des chrétiens sont massacrés à Erbil. Au début du XVe siècle, Tamerlan supprime les derniers vestiges chrétiens de son empire. Le nestorianisme se réfugie définitivement dans le Hakkari, au sud du lac de Van, et dans la plaine qui s’étend à l’ouest du lac d’Ourmiah, en contact intime avec les tribus kurdes de ces régions.

La question de l’union des églises schismatiques avec Rome, l’uniatisme, <p.36> est donc posée dès l’époque des Croisades. Mais l’intransigeance de la papauté, exprimée au Quatrième concile du Latran de 121521, a sur ces églises un effet dissuasif. Rome veut imposer une latinisation radicale et soumettre la hiérarchie orientale aux prélats féodaux de la Croisade. Le royaume arménien de Cilicie, fondé en 1198, se proclame à la fois vassal de l’Empire germanique et de l’église romaine, puis négocie avec les Mongols. Mais la conversion à l’islam de l’ilkhan Ghazan en 1295 annonce la fin de l’alliance arméno-mongole et le royaume s’éteint en 1375. La croisade s’achève en déroute : l’Empire latin de Constantinople tombe en 1261 et le dernier bastion, la forteresse de Saint-Jean d’Acre, est pris en 1291.

En 1439, le concile de Florence signe l’acte d’union entre Byzance et Rome, une ultime occasion de sauver Constantinople. L’acte est ratifié par les églises orientales. Les melkites, restés dans l’ombre sous l’occupation arabe, s’en tiendront à l’union de 1439. L’Eglise arménienne le signe, ainsi que l’archevêque jacobite d’édesse, Abdallah, envoyé à Florence par son patriarche. Mais l’Occident chrétien se désintéresse de Byzance et Constantinople tombe en 1453 aux mains des Ottomans. Ces unions restent sans lendemain.

C. Chrétiens et Musulmans en Haute-Mésopotamie (640-1514)

Sur cette histoire globale, simplifiée et néanmoins complexe, des montées et chutes des empires, se greffe une histoire régionale, en un territoire limité, une histoire plus nuancée, plus détaillée, plus précise, comme l’agrandissement d’un rectangle découpé sur une carte.

La conquête arabe s’est faite moins pacifiquement dans les régions montagneuses. A Mardin, les Arabes massacrent les chrétiens et obligent les survivants à se convertir. En 833, à Dara, Nisibe, Amida, Ras-ul-Aïn, des notables chrétiens sont assassinés. En 868, le pays tombe sous la coupe des princes hamdanides, une puissante dynastie qui, depuis la Djezireh, s’empare d’Alep en 944. Envoyé par le calife de Bagdad, le prince hamdanide attaque la région de Mardin. Il installe son armée au pied de la citadelle et exige sa reddition. Après la disparition des Hamdanides à la fin du Xe siècle, les Kurdes mervanides s’imposent en Haute-Mésopotamie. Sédentarisés dans la région d’Amida, ils reprennent édesse à Byzance, puis la perdent peu après. En 1036, à la suite d’une attaque de pélerins musulmans par les Arméniens du minuscule <p.37> royaume du Sassoun, l’émir mervanide préfère négocier avec eux22. Les Mervanides disparaissent à leur tour de la scène politique en 1095 lorsqu’apparaissent les Turcs seldjoukides.

La dynastie du chef seldjoukide Artouk s’installe à Mardin – où se trouve un évêché jacobite –, puis à Mayafarkin23. Au XIIe siècle, ce royaume s’étend de Kharpout à Mardin. Les premiers Artoukides islamisent les populations en construisant des écoles et des mosquées. A la fin du XIIe siècle, le roi artoukide saisit le principal édifice jacobite, l’église des quarante martyrs, et le siège de l’évêché jacobite qu’il annexe à la mosquée. Les Artoukides préservent leur indépendance entre le sultanat seldjoukide de Roum à l’ouest et les Ayyoubides au sud, qui contrôlent alors un vaste territoire de l’égypte au lac de Van. L’arrivée des Mongols réduit leur pouvoir sans l’abolir. L’ilkhanat mongol est divisé en provinces et les Artoukides restent sous suzeraineté mongole à la tête d’une province. Au XIIIe siècle, ces dynasties musulmanes se maintiennent en Haute-Mésopotamie, les Artoukides à Mardin, les Ayyoubides à Hisn-Kaïfa, sur le Tigre.

Tamerlan arrive à Mardin en 1393. Il attaque la ville, la détruit et tente en vain de prendre la citadelle où s’est réfugié le roi Issa. Il n’y parvient pas et fait démolir les remparts de la ville, ses mosquées, ses maisons, ses bains. En 1410, le clan turcoman des Moutons noirs (Kara Koyounlou) met fin à la dynastie artoukide24. Au milieu du XVe siècle, les Kara Koyounlou repartent plus à l’est et, au terme de combats entre ce clan et le clan rival des Moutons blancs (Ak Koyounlou), le chef de ce dernier clan occupe Mardin25. Les Ak Koyounlou contrôlent alors l’est de l’Anatolie, d’Erzindjan à Harran. Ils installent leur capitale à Amida qui, depuis, se nomme Diarbékir26. Le roi des Ak Koyounlou fait reconstruire Mardin. Il y installe des familles qu’il fait venir d’Azerbaïdjan et de Tabriz. Les mosquées, les marchés, les bains, les maisons sont reconstruits. Une école et une nouvelle mosquée sont édifiés. Ibrahim, neveu du roi Kassan, est gouverneur de Mardin de 1468 à 150727 <p.38>.

Après une expansion des Perses séfévides, les Ottomans étendent leur empire bien au-delà de Mardin, jusqu’à Erbil et Kirkouk. L’annexion de la Haute-Mésopotamie est définitive sous Sélim 1er (1512-1515). Diarbékir, Mardin et le Tur Abdin sont ottomans pour quatre siècles.

D. Les Chrétiens de Haute-Mésopotamie sous l’Empire ottoman

Les unions ébauchées au concile de Florence en 1439 sont restées sans lendemain. Coptes, jacobites et nestoriens rentrent dans leurs diocèses sans avoir modifié les orientations de leurs églises. La prise de Constantinople par Mehmed II en 1453 marque la fin de l’Empire byzantin, mais elle n’est qu’une étape dans l’expansion de l’Empire ottoman. Celle-ci n’est achevée qu’au début du XVIe siècle en Asie par la victoire ottomane de Tchaldiran en 1514 qui met – provisoirement – un terme aux guerres avec la Perse séfévide. La Sublime Porte adopte à l’égard des chrétiens la même attitude que les autres théocraties islamiques – arabes, seldjoukides ou turcomanes : une discrimination scellée par un pacte de protection garanti par le versement d’un impôt, une règle qui, selon le moment et le lieu, n’est pas appliquée avec la même rigueur. Dans le système ottoman, l’église grecque – séparée de Rome depuis 1054 – conserve, sous la juridiction de son patriarche, le libre exercice de son culte et une large autonomie administrative. Avant la fin du XVe siècle, les Arméniens de l’empire sont placés sous la juridiction d’un patriarche, et le siège de ce patriarcat arménien est, comme celui de l’église grecque, à Constantinople. A cette date, la conquête de l’Asie Mineure et de la Haute-Mésopotamie n’est pas achevée et la juridiction du patriarche s’étend graduellement aux régions conquises28. Le sultan élargit cette juridiction aux autres communautés chrétiennes non orthodoxes, une dépendance dont ces églises tendront à se libérer.

L’église arménienne est une église nationale. Son siège est depuis 1441 transféré à Etchmiadzin qui restera en territoire perse puis russe. Le catholicos d’Etchmiadzin est, en titre, « catholicos de tous les Arméniens », mais il n’a que peu d’influence sur les Arméniens ottomans que représente le patriarche de Constantinople29. En outre, les Arméniens disposent à l’intérieur de l’empire et en dehors de lui d’une diaspora qui leur offre une position économique privilégiée. Ils ne sont pas comme les autres communautés nestorienne ou monophysites <p.39> confinés dans leur territoire, mais ils sont présents dans toute l’Asie Mineure et en Roumélie.

Comme l’église arménienne, l’église nestorienne reste partagée entre la Perse et l’Empire ottoman. Son siège patriarcal s’est déplacé : de Mossoul au XIVe siècle, il passe à Djezireh au XVe, au couvent de Rhaban-Orzmud – près de Mossoul – au XVIe, puis à Diarbékir, à Salmas, à Ourmiah – en Perse, autour du lac d’Ourmiah – avant de se fixer au XVIIe dans les montagnes du Hakkari où il change encore de lieu selon la tribu qui le détient. Il se fixe enfin dans la petite ville de Kotchannès, chez les Berwari, à proximité de Djoulamerk, la résidence de l’émir kurde. En même temps, le patriarcat devient héréditaire, en ligne collatérale : le patriarche garantit sa succession à ses neveux ou à ses cousins30. Une ouverture vers Rome est faite en 1552 par l’higoumène du couvent de Rhaban-Orzmud, Jean Soulaka. Mais le prélat, sacré évêque par le pape Jules II, est emprisonné puis tué à son retour. Son parti demeure et les nestoriens restent divisé jusqu’en 1675.

L’église jacobite se replie dans ses montagnes du Tur Abdin où les tribus kurdes, les Turkmènes, les Arabes et les Yézidis grignotent son territoire. Ce plateau devient un véritable puzzle ethnique où la tendance générale se fait vers la conversion à l’islamisme. Ainsi, des tribus, des villages sont mixtes et regroupent Kurdes et jacobites31. L’aire de peuplement jacobite se réduit progressivement sous la poussée musulmane et les jacobites abandonnent peu à peu la partie occidentale du plateau pour se concentrer à l’est du Tur Abdin. Enfermés dans cette province reculée et sans relais avec la capitale, les jacobites sont « traités par le patriarcat arménien avec un certain dédain, encore accentué par la barrière de la langue et leur infériorité socio-économique, du moins par rapport à la riche bourgeoisie arménienne stambouliote »32. Soumis à la pression de l’islam, divisés par les interventions des autorités ottomanes qui vendent les charges ecclésiastiques, les jacobites sont une proie pour les missionnaires catholiques puis protestants. Seul le patriarcat reste fixe, installé depuis 1293 au couvent de Deir-al-Zaafaran. On a bien la trace en 1574 d’une délégation du pape Grégoire XIII auprès des moines jacobites de Mar Benham – au sud de Mossoul –, en vue d’un ralliement à Rome, mais la profession de foi du patriarche Na’matallah n’entraîne pas son église.

Le pape cherche à s’ouvrir vers ces églises d’Orient schismatiques <p.40> pour les ramener dans son giron. Il saisit chaque occasion de le faire. Ainsi, l’adoption du calendrier grégorien en 1582 l’amène à entretenir une correspondance avec ces églises. En fait, les relations sont d’abord établies par des diplomates français. Les accords capitulaires conclus entre la France et la Sublime Porte en 1553 confèrent à la France des avantages politiques et commerciaux. Les consulats établis dans les échelles du Levant servent de base à une activité missionnaire développée sous le protectorat religieux de la France. Ce protectorat englobe toutes les missions catholiques envoyées dans l’Empire ottoman. C’est à ce titre que, au XVIIe siècle, arrivent, sous l’égide de la « Congrégation de la Propagation de la Foi » instituée en 1622 par Grégoire xv, les capucins – envoyés par le père Joseph du Tremblay, la célèbre « éminence grise » –, les jésuites – qui s’installent au Liban –, les carmes déchaussés, qui vont en Mésopotamie où les dominicains les ont précédés. Alep est le centre de ce rayonnement missionnaire. La ville abrite de fortes communautés de toutes les églises orientales. L’équipe missionnaire qui s’y installe comprend tous ces ordres auxquels viennent s’ajouter les franciscains. L’arrivée en 1653 de François Picquet au consulat de France d’Alep stimule cette activité missionnaire. L’église maronite se place aussitôt sous la protection de la France. L’activité conjuguée du consul Picquet et des maronites obtient une scission de l’église jacobite. En 1656, un jacobite de Mardin, André Akidjan, converti au catholicisme, est sacré «évêque syrien catholique» par le patriarche maronite. A la mort du patriarche jacobite Ignace XXI Siméon33, les missionnaires d’Alep tentent de le faire reconnaître comme patriarche légitime. En 1662, il obtient du sultan son firman d’investiture34. Rome ne confirme cette nomination qu’en 1677. Le patriarche André Akidjan, premier patriarche syrien catholique, meurt cette même année. Les missionnaires, soutenus par la diplomatie française, travaillent à faire reconnaître son successeur, Pierre Sahbadin, comme titulaire du siège patriarcal, sous le nom d’Ignace Pierre. Le patriarche jacobite de Deir-al-Zaafaran, Ignace XXI Abdulmessiah, fait intervenir ses protecteurs arméniens et grecs et il est confirmé comme patriarche légitime. Le patriarcat syrien catholique reste à Alep jusqu’en 1690 pour s’éteindre en 1721. Il ne renaîtra qu’à la fin du XVIIIe siècle. Les jacobites marquent un autre point en 1665 : la communauté nestorienne indienne du Malabar s’unit à Rome sous l’influence des Portugais, mais une partie passe à l’église jacobite. <p.41>

L’activité missionnaire assure également le ralliement d’une partie de l’église nestorienne au catholicisme. Le travail apostolique est d’abord conduit par les capucins français dès 1667. Monseigneur François Picquet, chargé depuis 1674 du vicariat apostolique de Babylone par la «Propagande» – c’est sous ce nom que se désigne la Congrégation de la Propagation de la Foi – obtient pour l’évêque Pierre de Diarbékir – en l’achetant fort cher – le firman d’investiture. Le nouveau chef du nestorianisme uniate, dont l’église est désormais appelée chaldéenne, abdique en 1685, mais sa lignée patriarcale demeurera fidèle à la foi catholique. Son successeur, Joseph II, est confirmé par le pape, « patriarche de l’église de Babylone de la nation des Chaldéens ». En dépit de cette investiture, la situation de cette église chaldéenne reste précaire jusqu’au XIXe siècle. Le patriarcat chaldéen est d’abord installé à Bagdad, puis il siège à Mossoul dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ce sont les nestoriens de la plaine d’Ourmiah et des villes qui se convertissent au catholicisme, mais le mouvement de conversion n’atteint pas le Hakkari où aucun voyageur occidental ne pénètre avant le XIXe siècle.

Rome cherche également à convertir les Arméniens. La papauté marque d’abord des points dans la diaspora arménienne en Pologne et en Galicie. Dans l’Empire ottoman, le sentiment anticatholique est incarné par le patriarche de Constantinople. Cette hostilité est à un moment si vive qu’en 1706 la France parvient à faire déposer le patriarche Avedik qui persécutait les Arméniens convertis au catholicisme. Elle organise son enlèvement par des corsaires et le fait ensuite embastiller. C’est dans cette atmosphère de persécution des premiers Arméniens catholiques que le moine Mekhitar de Sébaste s’enfuit à Venise où il fonde en 1717, dans l’île Saint-Lazare un ordre catholique arménien. En 1740, l’évêque arménien d’Alep, Abraham Ardzivian, se soumet à Rome. Benoît XIV le reconnaît en 1742 premier patriarche arménien catholique.

Ainsi, au milieu du XVIIIe siècle, toutes les églises orientales possèdent des communautés uniates, parfois de simples ébauches implantées sur leur territoire, contre la hiérarchie et contre la masse des fidèles. L’église chaldéenne est même divisée en deux patriarcats, l’un à Mossoul, sous l’égide des dominicains qui prennent en charge la mission de Mossoul en 1750, l’autre à Diarbékir. Tous deux revendiquent la même juridiction. Le conflit n’est réglé qu’en 1830 au bénéfice du patriarche catholique de Mossoul, Jean Hormez. Son église s’appelle désormais église chaldéenne et il porte le titre de patriarche de Babylone. De même, l’église syrienne catholique, privée d’un patriarche depuis 1721, se reconstitue au Liban. Michel Jarweh, appuyé par les moines de Mar Benham, passe à l’église romaine avec quatre évêques jacobites qui le proclament <p.42> patriarche de Mardin. Il est ensuite nommé patriarche par un bref de Pie VI en 1797. Mais il faut attendre 1830 pour que cette église uniate, émancipée de la tutelle du patriarcat jacobite, porte le nom d’église syrienne catholique et son pontife celui de patriarche d’Antioche qui lui confère le prestige attaché à ce siège35. En 1854, la résidence officielle du patriarcat syrien catholique est à Mardin où, dès le XVIIIe siècle, s’est installée une mission des pères capucins. C’est en 1680 qu’un Arménien de Mardin, Melkon Tazbazian (1654-1716) – d’une famille de commerçants originaires de Perse et installés à Bagdad et à Mossoul –, converti au catholicisme et ancien élève du collège de la Propagande à Rome, arrive à Mardin. Il y fonde une école, mais il est en butte aux attaques des autres communautés chrétiennes. Il repart en 1685. En 1708, il est nommé évêque catholique de Mardin, mais il doit interrompre son apostolat en 1714. Il rentre à Constantinople où il est emprisonné à deux reprises. Il rencontre en prison Abraham Ardzivian, le futur patriarche arménien catholique36.

Au XIXe siècle, la séparation définitive des catholiques uniates s’établit avec la protection des diplomates qui saisissent cette protection pour justifier une intervention de l’Europe dans l’Empire ottoman. C’est cependant dans le cadre des relations établies avec Rome, et non dans celui plus vaste de la Question d’Orient, qu’il convient d’examiner l’uniatisme. Dans une première étape, de 1830 à 1862, les églises uniates ébauchent une organisation intérieure dans un cadre défini par Rome. Le jésuite Benoît Planchet préside les deux conciles des chaldéens et des syriens catholiques qui, en 1852 et 1854, sanctionnent une latinisation. Cette décision est dictée par Pie IX (pape de 1846 à 1878). En publiant la bulle Reversurus, le pape prend de graves décisions qui menacent l’union avec Rome. Il révise le statut du patriarcat arménien catholique : les évêques seront élus par le Saint-Siège ; le clergé et les laïcs ne participent plus à l’élection du patriarche, dont l’intronisation ne deviendra effective que confirmée par Rome. Le risque de rupture devient encore plus grand avec la création au sein de la Propagande d’une commission chargée des « Affaires du rite oriental ». L’attitude radicale de Pie ix est ensuite assouplie par Léon XIII qui, en relâchant la politique de centralisation de la Curie romaine, redresse une situation devenue difficile.

Les relations entre Arméniens apostoliques et catholiques restent tendues. En 1828, 20 000 Arméniens catholiques, accusés d’être des agents de la France, sont expulsés de Constantinople. Le gouvernement <p.43> français proteste et obtient qu’au traité d’Andrinople (1829), la Porte accorde aux catholiques arméniens le droit de constituer leur propre communauté – millet – catholique qui regroupe tous les catholiques de rites orientaux : arméniens, chaldéens, maronites, melkites et syriens. Ces catholiques sont donc soustraits à l’autorité des patriarches arménien et grec. Un firman signé en 1830 met un terme à la subordination des catholiques ottomans aux patriarches d’églises « schismatiques ». Il autorise le retour des exilés arméniens. Mais la Porte refuse de reconnaître l’évêque nommé par Rome et elle accorde l’investiture à celui nommé par l’assemblée de religieux et de laïcs. Le conflit, aggravé par la publication de la bulle Reversurus qui transfère le siège patriarcal à Constantinople, ne se termine qu’en 1876.

Sous le pontificat de Léon XIII (1878-1903), le Saint-Siège abandonne à nouveau à la France la protection des chrétiens d’Orient. Les contacts se multiplient entre les missionnaires français et les clergés orientaux unis à Rome. Ainsi, à Mossoul, les pères Altmayer et Berré, de la mission dominicaine, sont nommés délégués apostoliques en Mésopotamie et le supérieur italien des capucins de Mardin demande que sa mission soit transformée en une province française de son ordre.

Le XIXe siècle est également marqué par l’arrivée des missionnaires protestants américains et anglicans. En 1823, l’American Board of Commissioners for Foreign Missions s’installe à Beyrouth et en 1825 la Church Missionary Society rayonne sur le nord de la Syrie et la Mésopotamie. Ces missionnaires entreront en conflit ouvert avec les catholiques, en particulier en Mésopotamie et en Perse.

Au terme de ce résumé de l’histoire des chrétiens d’Orient, une mise au point sémantique s’impose afin que chaque communauté soit, dans le récit, désignée sous la même appellation. Les chrétiens de langue araméenne, une langue devenue le syriaque, sont, de ce fait, désignés comme syriens. Cet ensemble est divisé en syriens orientaux, issus de l’hérésie nestorienne et syriens occidentaux, issus du monophysisme antichalcédonien. L’église syrienne orientale ou nestorienne est divisée par le rattachement à Rome d’une fraction de ses fidèles en deux parties : les nestoriens restés schismatiques et les chaldéens. L’église syrienne occidentale, nommée jacobite par ses adversaires, est également divisée en deux parties : schismatique et catholique. L’église jacobite se nomme église syriaque orthodoxe, par opposition à l’église syrienne catholique qui représente la fraction catholique. Dans la suite de cette étude, quatre qualifications seront maintenues, pour la clarté de l’exposé et sans considération du caractère péjoratif attaché par leurs adversaires aux termes nestorien et jacobite : nestoriens, chaldéens, jacobites et syriens catholiques. <p.44> Ces quatre qualifications figurent avec des minuscules car elles désignent les fidèles d’une religion et non un peuple ou une nation – en tous cas, si l’on emploie pour l’un une majuscule, il faut l’employer pour tous. Quant à la désignation d’Assyro-chaldéens, elle n’apparaît qu’en 1920, et là on place une majuscule. En effet, ce nouveau concept est destiné à rassembler dans une même revendication politique les églises syriennes orientales – en référence pour les nestoriens à leur origine assyrienne – et même occidentales de Haute-Mésopotamie37. Pour les Arméniens, la distinction est plus simple : les uns sont Arméniens apostoliques, les autres Arméniens catholiques, mais ces deux groupes appartiennent au peuple arménien, d’où l’emploi d’une majuscule pour les nommer. Un autre point de sémantique doit êtres soulevé. Il concerne l’emploi des mots « uniate » et « uniatisme ». « Uniate » a d’abord été utilisé pour désigner les chrétiens orthodoxes ukrainiens convertis au catholicisme. Mais l’usage s’est peu à peu répandu dans les textes des missionnaires catholiques d’appeler uniates les autres chrétiens d’Orient rattachés à Rome et de désigner l’ensemble du phénomène comme l’uniatisme. Après plusieurs échanges sur ce point avec des spécialistes des églises chrétiennes, j’ai choisi d’utiliser ces deux mots, « uniate » et « uniatisme ».

Enfin, l’action missionnaire du protestantisme s’exerce dans ces églises – syriennes et arméniennes, surtout « schismatiques » – et il est difficile de savoir de quelle église un chrétien s’est séparé pour adhérer au protestantisme dans ses différentes variantes. <p.45>

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1) Sectateurs de christos, l’oint, le messie.

2) C. Sélis, Les Syriens…, op. cit, p. 22.

3) Cl. Mutafian, Atlas…, op. cit., p. 34.

4). Au début du Ve siècle, alors que l’Arménie est englobée dans l’Empire sassanide, sur commande du roi et du catholicos, le moine Mesrop Machtots crée l’alphabet arménien, une invention qui identifie, préserve et relance la religion et la culture arméniennes.

5) Hans Hollerweger, Lebendiges Kulturerbe [Héritage culturel vivant]. Turabdin, Linz, Freunde des Tur Abdin, 1999, [texte en allemand, en turc et en anglais], p. 37. Le monastère de Mar Gabriel, près de Kfarbe, est construit vers 350, après le siège de Nisibe, au moment où la forteresse de Mardin est assiégée. En 351, après le raid perse de 350, les soldats romains retranchés dans le château du Tur Abdin honoraient les prêtres de Mar Gabriel et croyaient en l’efficacité de leurs prières.

6) Version grecque de la Bible faite à Alexandrie au IIIe siècle avant Jésus-Christ, sur ordre de Ptolémée ii, par soixante-douze interprètes juifs. On dit Septante pour abréger.

7) La rivalité entre Antioche et Alexandrie remonte aux origines du christianisme. Le concile de Nicée avait tranché en faveur d’Alexandrie dans le classement des sièges épiscopaux. Mais, en 381, l’archevêché de Constantinople avait reçu la primauté. La Nouvelle Rome voulait un établissement ecclésiastique analogue à celui de la Rome ancienne et l’instituait à Constantinople. Depuis, la querelle entre les deux sièges d’Antioche et d’Alexandrie s’était exacerbée.

8) « Rome, plus occupée du gouvernement des choses que de la discussion des doctrines, acceptait volontiers les solutions dogmatiques qui lui venaient d’Alexandrie » ( Amédée Thierry, Nestorius et Eutychès. Les grandes hérésies du Ve siècle, Paris, Libraire académique Didier, 1878, p. 47).

9) Joseph Hajjar, Les Chrétiens uniates du Proche-Orient, Paris, Seuil, 1962, p. 24.

10) L’école de Nisibe est fondée par saint Ephrem (vers 306-373) avant les hérésies nestorienne et jacobite. Elle s’implante à édesse lorsque Nisibe devient perse en 363.

11) Burd’aïa en syriaque signifie l’homme aux vêtements rapiécés, la guenille ( S. de Courtois, mém. cit., p. 14). Jacques Baraddaï avait parcouru pendant des années les provinces de Syrie, d’Asie Mineure et de Mésopotamie, vêtu en mendiant pour échapper à la police de Byzance. Ce serait là l’explication de ce surnom qui est aussi interprété comme le symbole du dépouillement exigé par la foi.

12) J. Hajjar, op. cit., p. 28.

13) Au IVe siècle, un ascète du nom de Mathieu fonde ce couvent qui devient jacobite au VIe siècle. En syriaque, « mar » signifie « saint ». On retrouve donc ce mot chez les nestoriens comme chez les jacobites pour désigner un saint.

14) Eugène, mort en 363, est un adepte de saint Antoine.

15) Andrew Palmer, Monk and Mason on the Tigris Frontier. The Early History of Tur Abdin, Cambridge, University of Cambridge Oriental Publication, 1990, p. 265 (cité par S. de Courtois, mém. cit., p. 18).

16) J. Hajjar, op. cit., p. 58.

17) à l’opposé, coupée d’un empire qui seul, a résisté à la marée arabe, l’église melkite, survivante de l’église chalcédonienne, conserve en terre arabe ses trois patriarcats d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem, mais plonge dans l’ombre.

18) Du mot arabe « deîr » ou « dêr » qui signifie « couvent ».

19) Il est ensuite abandonné et reconstruit une nouvelle fois en 1125.

20) Cl. Mutafian, Atlas…, op. cit., p. 48.

21) Le quatrième concile du Latran, qui condamne les cathares et les Vaudois et édicte des mesures restrictives contre les Juifs, est intransigeant sur la doctrine de la transsubstantiation.

22) Cl. Mutafian, Atlas…, op. cit., p. 50.

23) S. Aydin, Mardin, chapitre « Les Artoukides et leur capitale Mardin », pp. 85-106. Al qouçara, chapitre « l’état artoukide (1095-1424) », pp. 10-11.

24) Cette dynastie turcomane mise en place par les Mongols entre ensuite en conflit avec Tamerlan.

25) Ces clans sont nommés ainsi parce qu’ils portent un mouton blanc ou noir sur leur étendard.

26) Les Kara Koyounlou étendent leur domination sur un immense territoire, du sud du Caucase au golfe Persique, dont Tabriz est la capitale. Entre les deux royaumes des Moutons noirs et des Moutons blancs, subsiste le petit royaume ayyoubide d’Hisn-Kaïfa ( Cl. Mutafian, Atlas…, op. cit., p. 58).

27) S. Aydin, Mardin, chapitre « Souveraineté turcomane », pp. 106-111.

28) Y. Ternon, op. cit., p. 33-34.

29) En fait, le catholicos Grégoire IX est resté à Sis, en Cilicie, et ses successeurs deviennent « catholicos de la Grande Maison de Cilicie », avec une juridiction ecclésiastique étendue à la Cilicie et à la Syrie du Nord.

30) Le bénéfice de la succession est garanti par une série de conditions d’accès à la dignité patriarcale, dont celle-ci : le futur patriarche ne doit jamais avoir mangé de viande, «même dans le ventre de sa mère » ( P. Rondot, Chrétiens d’Orient, op. cit., p. 159).

31) M. Chevalier, Montagnards chrétiens…, op. cit., p. 290.

32) C. Sélis, Les Syriens…, op. cit, p. 36.

33) Depuis 1455 – Ignace IX – tous les patriarches jacobites portent en titre le nom d’Ignace.

34) Le sultan ratifie par un firman le choix des églises dans la désignation d’un patriarche comme d’un évêque.

35) Il y a en fait, parmi les églises unies à Rome, trois patriarches d’Antioche, puisque les chefs de l’église maronite et melkite portent également ce titre.

36) Mensuel de l’hôpital arménien d’Istanbul, n° de janvier 2001, 615, pp. 16-22.

37) Les maronites, les melkites et les coptes sont en dehors de l’espace géographique de Haute-Mésopotamie.

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