RHAC III ► Partie II : La légion d'Orient, le mandat français et l'expulsion des Arméniens (1916-1929).
I
(MAE [Quai d’Orsay], série Levant 1918-1940, sous-série Turquie, vol. 258, ff. 10-11, télégramme du général Weygand, Haut-Commissaire en Syrie et au Liban, au ministre des Affaires étrangères, daté du 5 mars 1924, à Beyrouth)
C omme suite à mon télégramme 59/K, j’ai l’honneur de vous communiquer le télégramme suivant que je reçois du Délégué à Alep.
1° - Les Turcs ont donné aux 4 000 chrétiens d’Ourfa jusqu’au Ramadan pour quitter cette ville. Ils seront dirigés successivement sur Alep par huit convois.
2° - Les Turcs font signer une déclaration de départ volontaire. Monnaie or est transformée avant départ en papier turc sur la base de une livre turque or pour une livre turque papier. Le président de la municipalité d’Ourfa a prélevé 1 000 livres or à ce convoi pour assurer sa sécurité jusqu’à Artri-Pounar.
3° - (Installation d’un) tel nombre de réfugiés est impossible à Alep encombré (par) 30 000 réfugiés année 1923. Je vous demande faire connaître points sur lesquels il convient de les diriger.
Si cet exode n’est pas arrêté par voie diplomatique, nous allons avoir en Syrie situation matérielle et politique très grave. Il n’est pas possible pour des raisons de fait et d’humanité de refouler ces émigrés aux frontières. La question matérielle ne pourra donc être résolue qu’avec de gros crédits, mais la question politique créée par l’arrivée de nouveaux émigrants chrétiens en (Syrie) restera entière. J’ai l’honneur de demander (d’urgence) (des) instructions à votre Excellence.
Weygand
II
(MAE [Quai d’Orsay], série Levant 1918-1940, sous-série Turquie, vol. 258, ff. 15-16, télégramme du général Weygand, Haut-Commissaire en Syrie et au Liban, au président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, daté du 6 mars 1924, à Beyrouth)
N otre consul à Adana m’a adressé le 20 février dernier une lettre communiquée à la même date par ses soins à votre Excellence et dans laquelle il exposait les dispositions dans lesquelles il prévoyait que se ferait l’échange des populations grecques et musulmanes, envisagé par la convention annexe au Traité de Lausanne.
Les préoccupations de M. de Sandfort ne sont que l’expression de l’anxiété éprouvée par la Communauté syrienne orthodoxe de Mersine et de la menace qui pèse sur nos établissements religieux de Cilicie appelés à fermer si leur clientèle chrétienne disparaît. J’ai moi-même saisi Votre Excellence de cette question par un télégramme n° 386/6 en date du 20 septembre dernier et je viens de recevoir la visite du patriarche orthodoxe qui a sollicité d’une façon pressante l’appui de la France en faveur de ses coreligionnaires. Il est à remarquer, en effet, que les orthodoxes de langue arabe habitant la Cilicie, dépendent du patriarche d’Antioche et non du Phanar. La communication que j’ai l’honneur de joindre à cette dépêche, et qui émane de M. Graullé, directement au contact des autorités turques et de la Sous-Commission chargée de négocier ces échanges, confirmera pleinement à Votre Excellence les prévisions pessimistes de M. de Sandfort quant à l’interprétation donnée par les Turcs, à la convention d’échange.
De même, la copie de la correspondance du chef de la communauté syrienne orthodoxe de Mersine, que Votre Excellence voudra bien trouver sous ce pli, lui indiquera les dispositions que manifestent les Grecs orthodoxes d’origine syrienne, à la perspective d’être transportés en quelque coin perdu de Macédoine. Ayant pour langue maternelle l’arabe, ayant leur centre religieux en Syrie, n’utilisant le grec que dans leur liturgie et le turc que dans leurs rapports, qu’ils souhaitaient les plus rares possible, avec les autorités ottomanes, ces Syriaques font appel à la France qui depuis trois ans déjà s’efforce de les protéger, et à la loyauté de la Sous-commission d’échange.
Il faut d’ailleurs écarter la solution qui consisterait à envoyer dans les états sous mandat français les chrétiens, au lieu de les transporter en Grèce. La solution la plus logique et la plus humaine serait de les laisser dans les lieux où ils ont leur domicile et leurs occupations.
Par mon télégramme du 5 de ce mois, j’ai attiré l’attention de Votre Excellence sur les inconvénients politiques graves qu’entraîne pour nous l’afflux des populations chrétiennes venant d’Anatolie. Ce que j’ai dit à ce sujet des chrétiens d’Ourfa est également vrai pour ceux du reste de la Turquie. Certes, nous avons avantage à augmenter en Syrie le nombre des chrétiens qui nous sont favorables et qui tendraient à contrebalancer dans certaines villes celui des musulmans, élément beaucoup plus difficile au point de vue politique. Mais cette émigration soulève deux objections : l’une d’ordre financier, l’autre d’ordre social.
[Weygand]
III
(MAE [Quai d’Orsay], série Levant 1918-1940, sous-série Turquie, vol. 258, ff. 32-33, lettre du consul de France à Adana et Mersine, A. Ronflard, au président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, datée du 2 mars 1926)
Lors de l’exode des Arméniens de Cilicie, après le départ des troupes françaises, l’autorité turque a pris possession de l’église arménienne grégorienne d’Adana. Elle l’a gardée depuis, sans avoir égard aux engagements pris en faveur des minorités et du libre exercice des cultes non musulmans.
Il y a quelques jours, le vilayet désirant tirer des revenus de cet immeuble et donnant pour prétexte que le toit menaçait ruine, fit abattre la croix et la partie supérieure du clocher, de façon à ôter à l’édifice tout caractère religieux. En même temps on annonçait qu’un contrat de location avait été signé avec un entrepreneur qui devait utiliser l’église comme salle de spectacle.
La presse locale n’a pas manqué de saisir cette occasion d’exciter à nouveau la haine des musulmans contre les Arméniens. Les aménagements nécessités par la nouvelle destination donnée à l’immeuble ont mis à jour un ancien cimetière chrétien dont les ossements ont été dispersés sans aucun aménagement. Le Turc-Seuzu, dans un article dont vous voudrez bien trouver ci-inclus la traduction, affirme avec indignation que ce sont les restes des musulmans massacrés par les Arméniens pendant l’occupation française. Il n’est pas nécessaire de souligner l’invraisemblance de ces accusations dont l’auteur lui-même ne peut pas être dupe. Il n’en est pas moins regrettable de penser que les lecteurs du journal vont ajouter foi à ces calomnies et penser que les autorités françaises ont pu laisser commettre de pareils crimes. Contrairement à l’habitude de la presse locale, qui ne laisse passer aucune occasion de nous insulter, la France n’a été qu’à peine nommée dans l’article en question. C’est sans doute une conséquence de la détente obtenue par le récent accord frano-turc.
( Ibidem, ff. 33-34)
On sait que la direction de la comptabilité du vilayet [...] avait décidé de transformer l’église arménienne en une salle de spectacle qu’elle louerait pour sept ans. Pendant qu’on démolissait le haut du clocher qui menaçait de s’écrouler, on entreprenait les aménagements nécessités par la destination nouvelle. Hier, au cours des travaux de terrassement, dans la grande salle, on a déterré par centaines des os de bras, de jambes et des crânes. Nous avons pu constater cela nous-mêmes. Il est difficile de dénombrer ces os dont chacun appartient à un turc [...] Pendant l’occupation, un bandit arménien, Chichmanian, commandait dans cette église qui était, comme nous l’avons dit, le lieu d’exécution des Turcs. Malgré l’administration française, cet assassin y régnait en maître. Il y avait également là un tribunal d’inquisition. Les Turcs qu’on arrêtait de-ci de-là étaient traduit devant ce tribunal. Après un sommaire interrogatoire, on les remettait aux mains des bourreaux qui les exécutaient dans une chambre située au-dessus de l’entrée. Le procédé d’exécution était également des plus sauvages : on passait la tête du condamné par une espèce de fenêtre et on la détachait du tronc à coup de hache. Cette tête sanglante allait tomber dans une fosse pratiquée au-dessous de cette fenêtre. Au cours de notre visite d’hier, nous avons pu voir tout cela, jusqu’aux taches du sang qui était [ sic ] coulé du bord de cette fenêtre jusqu’en bas et qui était encore visible [...]
IV
(MAE [Quai d’Orsay], série Levant 1918-1940, sous-série Turquie, vol. 256, ff. 127-128, lettre de l’ambassadeur de France en turquie, E. Daeschner, au ministre des Affaires étrangères, Aristide Briand, datée du 19 janvier 1927)
à plusieurs reprises, notre consul à Adana a signalé à l’ambassade, en même temps qu’au Département, les menaces et les vexations de tous genres auxquelles étaient en butte de la part des autorités turques les populations arméniennes en Cilicie. Il semble résulter des faits rapportés par notre agent que le but poursuivi par les Turcs, en agissant de la sorte et en rendant le séjour des chrétiens en cette région de plus en plus pénible, serait de les amener à quitter d’eux-mêmes le pays, en abandonnant leurs biens meubles et immeubles.
C’est ainsi que les autorités de Mersine, après avoir suscité une foule d’ennuis et de difficultés au curé arménien-catholique de cette ville, dans le but de le forcer à s’expatrier, ont fini par l’arrêter et le déporter à Castamouni, sous le prétexte qu’il aurait collaboré avec les autorités françaises d’occupation en Cilicie. L’évêque arménien-catholique de Cilicie, Mgr Kiklikian, en résidence à Adana, voulut alors s’installer à Mersine afin d’assurer le service du culte, mais il fut mis lui-même dans l’impossibilité d’exercer son ministère. Le gouvernement turc ayant ordonné la confiscation et la désaffectation de l’église arménienne-catholique et du presbytère — les autorités locales ont essayé de justifier cette mesure arbitraire par le fait que les immeubles dont il s’agit se trouvent inscrits au nom du patriarche arménien-catholique, Mgr Terzian, qui est en fuite, et doivent par conséquent être considérés comme « biens abandonnés ».
Le locus-tenens du Patriarcat arménien-catholique de Constantinople, Mgr Nazlian, qui a toujours été tenu exactement au courant de tous ces faits, est venu me voir la semaine dernière. Après m’avoir dépeint la situation critique dans laquelle se trouvent actuellement ses coreligionnaires en Cilicie, ce prélat m’a déclaré que s’il s’est abstenu jusqu’à ce jour de protester auprès de l’Ambassade de France contre les mesures arbitraires prises par les autorités turques en vue de supprimer l’élément arménien en Cilicie, c’est uniquement pour ne pas la mettre dans une posture délicate vis-à-vis du gouvernement turc. Il sait très bien en effet que de part le traité de Lausanne, le sort des minorités chrétiennes en Turquie dépend exclusivement du Conseil de la Société des Nations, et que la France, autrefois protectrice naturelle du catholicisme en Orient, ne peut plus guère intervenir en sa faveur auprès du gouvernement turc. Le patriarche hésite, d’autre part, à saisir lui-même et directement de sa protestation la Société des Nations, parce qu’il prévoit des représailles possibles de la part des Turcs qui en arriveraient peut-être à l’expulser lui-même de Constantinople [...]
E. Daeschner